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Le Temps, 1 septembre 1898

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Le Temps
1 septembre 1898


Extrait du journal

moins grand qu'à Béziers. Mais quelle distance d’un genre de divertissement à l’autre, et, si l’on songe tant soit peu à l’effet éducatif qu'on ne saurait ja mais perdre de vue dans une démocratie appelée à se gouverner elle-même et à marcher vers un idéal social toujours plus élevé, quelle différence dans les impressions et dans la moralité finale ! Pour ma part — et j’en demande pardon à mes chers concitoyens du Midi — plus je m’efforce do. me représenter par l’imagination cos scènes de chevauxéventrés à coups de corne et pataugeant dans leurs entrailles jus qu’à ce qu’ils tombent dans un râle suprême, ou cos malheureux taureaux tourmentés à plaisir, sc démenant furieux et sanglants, en attendant le coup d’épéo final qui mettra fin à leur torture, moins je puis comprendre le plaisir que des hommes de goût, des femmes aux nerfs sensibles, toute une foule en toilette, heureuse et civilisée, peuvent trou ver dans un tel spectacle. Ou je m’abuse fort, ou la seule explication possible doit être cherchée dans la joie expansive que les Méridionaux éprouvent à se trouver ensemble. Ils jouissent surtout du spectacle qu’ils se donnent à eux-mêmes. Ils s’enivrent de leur propre sociabilité. Et, par co côté du moins, ces grandes fêtes et ces tumultueux concours de toute une population en joie ont leur côté gra cieux et aimable. Il n’est pas difficile de s’en con vaincre. Offrez à chacun et à chacune de ccs specta teurs et spectatrices ce même spectacle en petit co mité et dans le silence, la majorité ne pourrait cer tainement en tolérer la vue. Mais; quoi qu’il en puisse être, n’avouera-t-on pas que ce ne sont pas là les passe-temps qui conviennent aux moeurs répu blicaines? Ils font trop oublier la responsabilité qui incombe à des hommes libres ; ils rappellent de trop près, pour qu’on en soit fier, les sanglantes récréa tions du peuple de Rome sous les Césars. On s’est étourdi ; on s'est endurci ; mais on n’emporte de ces jeux ni un sentiment noble, ni une réflexion sé, rieuse. Quelle leçon ne nous donne pas la malheu reuse Espagne où une course de taureaux manquée fait oublier à trop de ses enfants l’agonie même de la patrie vaincue et dépouillée ! A Béziers, l’autre jouç, au contraire, c’est la Grèce républicaine, c’est la grande poésie, c’est le grand art renouvelé qui emplissaient les mêmes âmes po pulaires de leurs plus hautes inspirations. Je n’au rais pas voulu être à Dax; mais combien je regrette de n'avoir pu me mêler et me perdre dans la foule attentive et séduite qui se pressait, le 29 août dernier, sur les gradins de l’amphithéâtre de Béziers, entendre et applaudir avec elle les vers inspirés de Sophocle, de M. Gallet, avec les mélodies et les chœurs de M. Saint-Saëns! Ah! pourquoi nos concitoyens ne se donnent-ils pas plus souvent des joies pareilles qui seraient pour eux un juste sujet d’orgueil et un objet d’envie pour toutes les nations civilisées. La Grèce a laissé sur tout notre littoral des semences que les siècles n’ont pas stérilisées. Elles sont toujours prêtes à éclore, dès qu’on remue le sol où elles 'dor ment. Il y a là comme une tradition inconsciente qui relie le présont au passé. Le génie grec est le bon génie du Midi qui peut le sauver de toute autre inspiration ou imitation moins heureuse. Comment ceux qui l’aiment ne lui souhaiteraient-ils pas de faire triompher la tradition de la Grèce antique sur les coutumes do l’Espagne ou de Rome? Le Midi, nous le craignons, acceptera nos compli ments et écartera nos critiques et nos regrets. Courses de taureaux, représentations antiques, ré pondra-t-il, ce sont deux jouissances, deux sortes de fêtes ; nous voulons les retenir et les goûter toutes les deux. Pourquoi, au sortir de goûter l’une, n’irions-nous pas nous délecter de l’autre ? Pourquoi? L’expérience et l’histoire ne répondent que trop clairement : ce sont des divertissements de nature si opposée qu’ils deviennent bientôt incom, pafildes. L’un finit tôt ou tard par dégoûter do l’au tre, S peu près comme le café-concert ruine le goût de la haute comédie. Le buveur d’alcool frelaté et brûlant devient incapable à la longue de goûter et même de discerner la saveur légère d’un vin do choix. L’amour de leur théâtre a préservé les Grecs des combats do"gladiateurs. Quand les Romains se sont passionnés pour ceux-ci, ils sc sont dégoûtés du théâtre antique. Si, depuis le dix-septième siècle, le théâtre espagnol est si pauvre, ce sont les courses de taureaux qui l’ont anémié. Mais à quoi bon cetto démonstration historique ? Nous en sentons trop fortement l’inefficacité pour la développer davantage.. Toutefois, il en ressort une indication qui peut être utile. Les lois ne peuvent pas grand’chose contre les mœurs et les goûts populaires. Mais pourquoi ne pas profiter des dispositions les plus saines qui se manifestent chez un peuple pour combattre celles qui le sont moins ? Les Méridionaux ont besoin de fêtes pleine d’entrain, de. bruit et de soleil. Us cher chent moins des causes que des prétextes pour sa tisfaire leur besoin de se réunir et de laisser débor der le trop plein de leur cœur expansif et de leur imagination ardente. Pourquoi la tragédie musicale, jouée sous la lumière brillante du jour, comme elle l’était à Athènes, la tragédie aux vers sonores et aux mélodies éclatantes ne ferait-elle pas une heu reuse concurrence aux courses de taureaux ? Pour quoi n’organiserait-on pas, aux jours de chaude et grande réjouissance, des représentations populaires comme celles d’Orange ou de Béziers? Pourquoi,dans le Midi même, ne se formerait-il pas une association de félibres et de quelques mécènes enthousiastes de la poésie provençale, pour créer, s’il le faut, un théâtre en langue d’oc qui serait aussitôt populaire en se transportant d’un bourg ou d’une ville à l’autre durant la saison des fêtes en plein air ? Qui sait si un autre Mistral ne s’élèverait pas bientôt dans cet heureux climat et sur cette terre fertile no ferait pas pour le drame ce que le premier a fait pour la poé sie épique et lyrique ? Aristote, dit-on, estimait que la tragédie était une purgation (Kalharsis), c’est-àdire le balai qui chasse les passions inférieures ou mauvaises. Peut-être nous rendrait-elle encore le même service en détournant les âmes des sensations grossières vers des plaisirs plus nobles et plus déli-...

À propos

Le Temps, nommé en référence au célèbre Times anglais, fut fondé en 1861 par le journaliste Auguste Neffzer ; il en fit le grand organe libéral français. Il se distingue des autres publications par son grand format et son prix, trois fois plus élevé que les autres quotidiens populaires. Son tirage est bien inférieur à son audience, considérable, en particulier auprès des élites politiques et financières.

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