Extrait du journal

A. B. Derenbourg. ■ Jacques le Taciturne jouait avec son insouciance coutumière.Et l'étrange veine qu'il a toujours eue, peut-être le flair de l'Inconnu, un septième sens du Hasard, accumulait devant lui les grandes plaques de nacre et les papiers bleus. Il les lais sait monter avec un étrange sourire de douceur et presque d'indulgence. Quand il en eut pour vingt ou trente mille francs, il remua cette masse d'une main distraite. Et presque tout le monde crut qu'il allait faire annoncer une suite et retirer son gain. Grézyl dit alors au comte de Menthon, qui ne connaissait point Jacques : — Il secoue sa chance. Il la fait tour ner. Car jamais il n'a consenti à tenir l'argent du jeu. B prétend que sa vie en serait abrégée. Heureux les pontes qui persistent en ce moment ! Effectivement, la veine tourna. Jac ques se mit à perdre aussi régulière ment qu'il avait gagné, et bientôt, il se relevait n'ayant conservé que sa masse primitive. Pourquoi jouez-vous ? demanda le comte, tandis qu'ils goûtaient le frais, as sis dévant le jardin de la Villa des Fleurs. — D'abord, je joue rarement, répondit le Taciturne. J'essaie simplement, de ci de là, ma part d'invisible contre une des tinée heureuse. Ce soir, je combattais cet homme bizarre, avec ses yeux roux et ses tempes enflées, qui était à ma gauche. Je l'avais vu a tomber » les banquiers. J'ai pris une suite et je l'ai tombé à son tour, — du moins aussi longtemps qu'il était nécessaire pour prouver ma force. Le résultat atteint, j'ai fait vapeur arrière, — ce qui, d'ailleurs, est la confirmation la plus décisive de la victoire : celui qui ne peut que le . gain doit finalement succomber. Jacques goûta la fumée violente d'un cigare italien et ajouta en souriant : — 11 y a d'ailleurs une raison péremptoire pour que je ne veuille user de ma chance que dans certains cas extrêmes : c'est qu'elle,me fatigue horriblement. Un jeu comme celui de ce soir retrancherait dix jours' à ma vie, — si la période de perte ne me rendait la force perdue pen dant le gain. Je sens que je n'aurais qu'à vouloir pour devenir milliardaire,— mais il m'en coûterait .de mourir dix ans plus tôt que mon terme. Ce serait cher ! — Tout de même, s'écria Landa, c'est ùn peu fort de café! Comment peux-tu sa voir que la chance abrégerait ta vie ?... — Parce que cela me l'a déjà abrégée, répondit le Taciturne, d'un air mélancoli que... Et c'est dans ces salons mêmes que s'est passée l'aventure. ■ A cette époque, les tapis verts d'Aix étaient hantés par une femme extraordi naire. Je n'ai jamais rien conpu de plus véritablement racé, élégant, rythmique et voluptueux que cette belle personne. On ne pouvait l'approcher sans que l'amour vous saisît comme un rets. Il £ortait de ses yeux couleur de phare vert, de ses cheveux constellés dé petits rubis, de ses lèvres violentes, une sorte de fluide enve loppant, qui grisait et paralysait. Cette magnifique créature était joueuse — et follement. Elle y mettait une ardeur sauvage, presque tragique. Jamais elle n'était plus belle que lorsqu'elle perdait, — avec la splendeur étincelante de son visage pâle, ses tempes tendues et la pal pitation éperdue de sa poitrine. — J'en de vins amoureux comme un damné, sans espérance — car elle ne 'tounûait jamais un seul regard vers moi. . - ***■ Un soir, misérable et recru de fatigue à la suite d'insomnie, je m'assis au hasard devant une table de jeu. Je n'avais pas encore joué avec suite. J'ignorais ma veine extravagante. Et je demeurai stupé fait-de voir jetons, or et billets s'accumu...