Extrait du journal

métiers ; nous fûmes, au gré dés grèves, tour à tour tisserands, bernatiers, chauffeurs et ouvreurs de portières,- électriciens, garçons de café, charretiers, ébénistes, terrassiers, que.sais'-je- encore? — Pendant ce- temps, la. police se faisait toute seule, et il faut recon naître qu'il n?y eut pas plus dè vols et de sinistres qu'à l'ordinaire. Notre présence n'étant plus une provocation pour les malfai teurs, ils cessèrent leurs méfaits ; et les came lots, ayant désormais le loisir de gagner leur vie sur la voie publique, ne furent plus obli gés de recourir au vol. » Ce fut à peu près vers cette époque qu'éclata la grève des gardiens de la paix... » BILL SHARP. HENRIETTE Il y avait plus de dix-huit mois que je n'avais vu Léon Saulmier, quand je le rencontrai sur le boulevard. 11 me sauta au cou et m'embrassa avec une effusion nerveuse, très troublée, qui lui coupait la parole. — Ah ! me dit-il enfin, que c'est bon de se retrouver 1 La vie vaut donc encore quelque chose, puisqu'on peut éprouver d'aussi bonnes, d'aussi pures émotions!... Moi qui croyais n'avoir'plus rien dans le coeur ! Dieu merci ! on n'a pas oublié ses vieux atms, et si tu savais quelle joie de te revoir, après tout ce qui s'est passé !... Ce qui s'était passé ? Oui, la même éter nelle histoire, parbleu! Ce pauvre Saul mier avait eu un gros chagrin d'amour : une femme qu'il adorait, bien qu'elle ne fût pas jolie, et qui l'avait plantée là un beau matin, sans raison, semblait-il, mais les femmes ont toujours une raison quand elles ont décidé de vous faire du mal. Lui avait particulièrement souffert de cet aban don. Il avait disparu de la circulation, s'était enfermé, avait fui au loin, était revenu comme l'animal au lancer, vivait seul pour n'être point distrait de sa peine, absorbé en une pensée unique,.de sombre mélancolie et de silencieuse désolation. Mais aujourd'hui, puisqu'il se remontrait, c'est qu'il avait fini par tuer la bête ; s'il paraissait goûter la douceur de l'air, la gaieté du soleil, c'est qu'il était entré en cette exquise convalescence d'âme, presque langoureuse et comme pâmée, où l'on jouit de tout. — Nous déjeunons ensemble?... Oui, oui, c'est entendu... Mais où? Je ne con nais plus rien, je suis un revenant... Il nous faudrait un petit endroit, amusant et discret en même temps, où nous puissions causer et boire une bonne bouteille... Ah 1 que je suis content, mon vieux 1 — J'ai ton affaire. Allons à la Poule céleste. — Qu'est-ce que c'est que ça? — Sois tranquille... Nous aurons la bonne bouteille, et par-dessus le marché un tas de jolies petites femmes à voir gri gnoter... A peine installé dans notre coin, il me demanda : — Qu'a-t-on dit de moi, quand j'ai dis paru? — Oh ! pas grand'chose... Tu sais,à Pa ris, au bout de huit jours, on est oublié... On savait que. le départ d'Henriette t'avait fichu un coup... — On s'est moqué de moi, hein ? — On t'a blagué un peu, naturellement; quel est l'homme qu'on ne blague- pas quand il est amoureux ? Mais on n'a pas été trop rosse, parce que... — Parce que quoi ? — Parce que... Oh! je peux bien te le dire maintenant... parce qu'on t'a cru fou... — Fou? — Oui... Je ne me souviens plus qui a raconté une histoire à ton suje|, uneaventure bizarre... qui faisait de toi une espèce d'halluciné, de monomane... Tu -étais comme hanté," obsédé, possédé par le sou venir d'Henriette... Saulmier éclata de rire. — Et tu l'as cru ? Il faut avouer que vous êtes tous joliment naïfs ; vous cou pez dans ce que vous raconte le premier imbécile venu... Non, mon vieux, je n'ai pas été fou ; j'ai eu un chagrin énorme, ça, c'est vrai, mais heureusement ma cer velle est restée intacte. — Hé ! je le vois bien, et c'est pourquoi je te parie à cœur ouvert.... Enfin, en dehors de ce prétendu coup de marteau, es-tu tout à fait guéri ? — Absolument. Je n'y pense presque plus, et, en tout cas, je n'éprouve plus aucune douleur en y pensant. Je suis même assez contrarié du sentiment qui a remplacé l'affection aveugle que j'avais pour elle. Je ne me' rappelle que les désa gréments qu'elle m'a causés, les fautes qu'elle m'a fait commettre, les brouilles qu'elle a provoquées entre mes amis et moi ; alors je lui en veux, et j'ai peur que la haine en arrive à me rendre injuste. Ainsi, tu vois, je suis guéri, et pas de re chute à craindre. Le déjeuner finissait, et dans la lour deur qui suit un copieux repas, largement arrosé, ils- sentaient venir une somno lence que ne secouaient qu'à moitié les rires des petites femmes à l'entour. — Si nous sortions? proposa Saulmier. — Oui, marchons un peu ; il fait beau... — Seulement, pas sur le boulevard... j'ai horreur de suivre cette foule de dé sœuvrés qui piètent comme des canards ; c'est fatigant et énervant. Et toujours les mêmes visages, les mêmes connaissances, les mêmes magasins, les mêmes mots échangés à la hâte !... J'aime à présent les rues où personne ne va, les quartiers où on ne connaît pas un chat. On y trouve des choses intéressantes, au moins... L'intérêt des ruelles modernés, je l'a voue, ne me passionne pas outre mesure ; cependant j'acceptai. J'étais si heureux de constater que les racontars sur l'excellent garçon n'avaient rien de fondé, et qu'il était en parfait état d'esprit. Nous nous mîmes en marche. Saulmier, une fois hors des parages battus,, causait haut, faisait de grands gestes,pour me dé montrer combien, la liberté était plus grande dans ses rues. Puis nous en ve nions aux confidences réciproques, cha cun enchérissant sur l'autre, inconsciem ment, pour le plaisir, de nous divertir, —■ lorsque je le vis s'arrêter soudain devant l'étalage . d'un marchand boucher. . Les mains derrière le dos, il allait et venait le...