Extrait du journal

J’en dirai autant de la rate, et du cœur, et du rein, et du pancréas, bien que je ne sache pas exactement où est situé .cet organe ni à quoi il sert. Quant à la vulgarité, nia foi, j’en prends mon parti, me rappelant que feu Spyller -avait trouvé pour les cafés un nom fort noble. Il les appelait : les salons de la démocratie. Seulement, on m’a changé mon salon, et c’est ce qui m’ennuie. Depuis quelque temps, le patron était devenu soucieux, et si j’étais d’un naturel plus réfléchi, j’aurais bien, de viné qu’il préparait quelque chose. Il rêvait, les yeux fixés tantôt vers le pla fond et tantôt vers le sol. Parfois il portait sur les tables ou les chaises des regards méprisants et tristes. C’étaient pourtant de bonnes tables, me sem blait-il, et qui avaient supporté des millions de verres sans fléchir ni s’en tamer. De bonnes tables de vieux chêne, toutes luisantes de longs servi ces et de multiples essuiements. Quant aux chaises, elles dataient d’un temps où les pieds ne se décollaient pas et elles acceptaient tous les buveurs quel que fût leur poids. Or il arriva ce que j’aurais dû pré voir. Un beau matin des ouvriers arri vèrent et démolirent tout. On marchait dans le sable, on respirait de la chaux, et il fallait vraiment aimer la bière pour la boire perché comme on était au milieu d’un chantier. ooo Enfin le patron, plus, rayonnant que l’archange céleste, se mit à annoncer que le lendemain tout serait fini. C’était vrai. Tout fut fini. Les ouvriers mirent leurs échelles sur leur? épaules i et disparurent. Nous eûmes des tables i toutes neuves,' des chaises toutes neu ves, des banquettes toutes neuves, un sol .tout neuf. Et tout était faux. ’ , ‘ De bois était du faux bois, le cuir était du faux cuir, le nickel était du faux nickel, la pierre était de la fausse pierre. Les petites rondelles où l’on pqsait nos verres étaient en faux car ton. Où que l’on étendît la main ou le pied, on rencontrait du simili, de l’imi tation, de l’ersatz. Que les hommes sont ingénieux, mon Dieu ! Au lieu de tirer de la pierre des carrières, comme faisaient leurs ancêtres, et de la tail ler, ils agglomèrent je ne sais quelles poussières dont ils font des pavés. Au lieu de couper des arbres et d’en scier les planches, ils pressent et moulent des détritus qu’ils forment en meubles. Au lieu d’ôter la peau des animaux, de la tanner et de la découper, ils compo sent des tissus bizarres qui sont peutêtre du papier, peut-être du fil collé et comprimé, ce qu’on voudra, mais rien qui soit naturel. Après ça, on peut toujours gémir sur la décadence de l’artisanat et sur le chômage. On peut aussi critiquer ceux qui pré fèrent l’ancien au moderne. Mais le fait est que si l’on veut de bonnëb matières, il vaut mieux les demander à d’autres temps qu’à celui-ci. OOO J’ai reproché son œuvre au patron de mon petit café. Mais il m’en a paru tout glorieux. — Ah ! m’a-t-il dit sur un ton triom phant, il en aura fallu du temps, pour qu’on trouve le moyen de remplacer le bois ! Il paraît qu’il était nécessaire de remplacer le bois. Je veux bien le croire, mais c’est singulier. Et je vois venir le temps où l’on rem placera la bière par quelque chose où le houblon n’aura aucune part, et la choucroute par des filaments qui ne seront tirés d’aucun chou. Ce sera un grand progrès, et l’homme montrera ainsi son génie. • Après quoi, il tombera mort. En attendant, il supprime, en les négligeant, toutes nos richesses natu relles. LOUIS LATZARUS....