1894, rue Saint-Dominique : le point de départ
Le scandale éclate le 27 septembre 1894 à l’Hôtel de Brienne situé au 14 rue Saint-Dominique à Paris, alors siège du ministère de la Guerre. Le commandant Henry reçoit des mains de Mme Bastian, femme de ménage à l’ambassade d’Allemagne, employée par les services du contre-espionnage français (la Section de statistiques), un papier compromettant qui aurait été retrouvé la veille dans une corbeille.
Il s’agit du fameux « bordereau » de l’affaire Dreyfus, une lettre anonyme comprenant des renseignements militaires adressée à l’attaché militaire allemand en poste à Paris, Von Schwartzkoppen. Un acte de trahison. Derrière les murs de l’Hôtel de Brienne, le ministère s’affole et ouvre une enquête interne. À ce stade, la presse n’a pas encore vent de l’affaire en cours, qui s’apprête à ébranler le pays.
École Militaire : la destitution du « traître »
Très vite, l’enquête prend un tournant et une expertise graphologique amène à la mise en accusation du capitaine Alfred Dreyfus. Au moment de l’affaire, ce dernier est stagiaire d’état-major et aurait pu avoir accès à des sources d’information. Les analyses soutiennent qu’il existe une similitude certaine entre l’écriture du capitaine Dreyfus et le bordereau. Dans un climat national marqué par l’antisémitisme, largement porté par la presse d’extrême droite, Dreyfus apparaît comme un coupable « idéal ».
Juif, alsacien et polytechnicien, il attire tous les soupçons. Le général Auguste Mercier, ministre de la Guerre, signe un ordre d’arrestation le 14 octobre, et Dreyfus est arrêté le lendemain. Progressivement, à partir de la fin octobre, la presse a vent de l’affaire. Le nom de Dreyfus, incarcéré dans la prison du Cherche-Midi à Paris, commence à apparaître dans les colonnes, notamment celles de la presse nationaliste et antisémite. Cette dernière s’emballe et lance une campagne violente contre l’accusé, à l’image de La Libre parole le 2 novembre 1894 qui parle d’un « misérable juif », ou de La Justice sociale qui se dit préoccupée par « l’infiltration de l’élément israélite dans l’armée ». Le journal catholique La Croix parle du « traître juif Dreyfus » dans son édition du 29 novembre 1894.
Lors d’un procès retentissant dont la presse se fait immédiatement l’écho, Alfred Dreyfus est condamné à la déportation à perpétuité en Guyane le 22 décembre 1894. Quelques jours plus tard, le 5 janvier 1895, il est officiellement dégradé dans la cour Morlan de l’École militaire à Paris, lieu hautement symbolique de l’affaire. Le Parisien décrit la « dégradation du traître » sous les cris de « À mort Dreyfus ! ».
Dreyfus déporté : l’Île du diable
Condamné à l’occasion d’un procès peu équitable, Dreyfus est déporté à Saint-Martin-de-Ré, avant d’être transféré en Guyane, à l’Île du diable, le 14 avril 1895. Un îlot rocheux, dépourvu de végétation. L’accusé y passe 1 517 jours dans des conditions difficiles. Un emprisonnement solitaire, surveillé et dégradant. Dans les premiers mois, la presse s’inquiète de rumeurs d’évasion, à l’image de La République française en date du 21 juin 1895. La Dépêche du Berry confirme d’ailleurs, à tort, que Dreyfus se serait évadé de l’Île dans son édition du 21 juillet 1895, confirmant les rumeurs.
Dénommé « le traître » dans la plupart des titres de presse, Dreyfus passe ses journées dans une petite case en pierre comportant une seule fenêtre munie de barreaux de fer. Un isolement total, et une surveillance constante. En métropole, la contre-attaque s’organise.
Les Dreyfusards du 21, bis rue de Bruxelles
L’« Affaire » connaît un nouveau rebondissement qui s’apprête à déchirer la France. Le 14 juillet 1895, le chef de bataillon Picquart devient chef des services de renseignement. Il révèle à ses supérieurs que le bordereau aurait été écrit par le commandant Esterhazy, et non Dreyfus. Si Picquart est progressivement mis à l’écart, l’idée d’une erreur judiciaire, voire d’un complot contre Dreyfus, commence à émerger au sein de la presse. L’historien Gabriel Monod est l’un des premiers à en parler publiquement dans une lettre publiée au journal Le Temps, le 5 novembre 1897 : « [...] Tout concourait à me convaincre qu’il était victime d’une déplorable erreur ». Il est bientôt rejoint par d’autres intellectuels, dont Émile Zola qui plaide régulièrement la cause de Dreyfus dans Le Figaro.
L’affaire s’accélère et Esterhazy est jugé devant le Conseil de guerre, le 11 janvier 1898. Il est acquitté à l’unanimité. C’est ainsi que le camp des Dreyfusards, ceux qui sont persuadés de l’innocence de Dreyfus, se mobilise davantage. Ils transforment l’affaire Dreyfus en une affaire d’État et en un débat d’ordre politique sur la République, la justice et les droits de l’homme. Émile Zola s’impose comme le chef de file des Dreyfusards lorsqu’il publie son fameux « J’accuse…! » en Une de L’Aurore, le 13 janvier 1898, après le procès Esterhazy.
Rédigé dans son appartement parisien du 21, bis rue de Bruxelles, Émile Zola accuse nominativement plusieurs acteurs de l’affaire, dont le ministre de la Guerre. L’écrivain est condamné aux Assises pour diffamation, mais l’affaire fait grand bruit. La presse et les Français sont divisés entre les Dreyfusards et les anti-Dreyfusards. Depuis sa demeure du IXe arrondissement de Paris, qui existe toujours, Zola marque l’engagement des intellectuels dans le combat. Il est rejoint par Clemenceau, Jaurès, Anatole France ou encore Charles Péguy.
Rennes : le point final de l’affaire
Après de multiples péripéties et affrontements verbaux comme judiciaires, de nouveaux éléments incitent la chambre criminelle de la Cour de cassation à examiner une demande de révision, le 27 octobre 1898. Une procédure aboutit à l’annulation du jugement de 1894 et au renvoi devant un nouveau Conseil de guerre, le 3 juin 1899.
Dans la foulée, Dreyfus quitte l’Île du diable et est enfermé dans la prison militaire de Rennes à son arrivée, le 1er juillet. La ville devient le nouveau théâtre de l’affaire Dreyfus, à l’écart de l’agitation parisienne. C’est ici que s’ouvre le procès en révision devant le Conseil de guerre de la Xe région militaire de Rennes, le 7 août 1899, dans la salle des fêtes du Lycée de garçons, l’actuel Lycée Émile Zola.
De nombreux journalistes font le déplacement pour suivre les audiences. Les journaux locaux sont majoritairement antidreyfusards, à l’image de L’Ouest Eclair, le 24 août 1899, qui consacre sa Une à défaire les preuves de la culpabilité d’Esterhazy, et à incriminer Dreyfus. Le 9 septembre, le verdict tombe. Dreyfus est à nouveau condamné à dix ans de réclusion, avec « circonstances atténuantes ». Mais ce dernier est finalement gracié par le président de la République, Émile Loubet, le 19 septembre 1899.
La presse antidreyfusarde crie au scandale, comme dans la monarchiste Gazette de France qui parle de « sommations juives pressantes et violentes », le 20 septembre. Au contraire, la presse dreyfusarde célèbre une victoire, à l’image du Figaro qui se réjouit en Une :
« Aujourd’hui, Dreyfus est libre. »
Désormais, une rue de Rennes rappelle cet épisode, la rue du capitaine Alfred Dreyfus.
Le retour à Paris et à l’École militaire
Gracié donc, mais non innocenté ; Alfred Dreyfus vit encore quelques années avec le statut de coupable. De retour à Paris où il vit avec sa famille, Dreyfus demande la révision du procès de Rennes en 1903. Le 12 juillet 1906, Dreyfus est officiellement innocenté, et le lendemain, il est réintégré dans l’armée avec le grade de chef d’escadron. Quelques jours plus tard, le 21 juillet, Alfred Dreyfus revient symboliquement à l’École militaire de Paris, dans la Cour d’Honneur, pour recevoir la Légion d’honneur. À l’endroit même où il avait été rétrogradé au début de l’affaire, tout un symbole !
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