Écho de presse

Les derniers jours tranquilles du vrai « traître » de l’Affaire Dreyfus

le 11/01/2024 par Jean-Marie Pottier
le 18/09/2019 par Jean-Marie Pottier - modifié le 11/01/2024
Un portrait du commandant Esterhazy paru dans Le Petit Journal, le 18 août 1923 - source : RetroNews-BnF
Un portrait du commandant Esterhazy paru dans Le Petit Journal, le 18 août 1923 - source : RetroNews-BnF

En 1923 meurt dans l’oubli, en Angleterre, le comte de Voilemont. Un nom d’emprunt sous lequel se cachait Ferdinand Esterhazy, l’auteur du fameux bordereau attribué à tort au capitaine Dreyfus.

C'est une tombe perdue dans un petit cimetière anglais, que les ravages du temps n'ont pas épargnée. En faisant un effort, on peut y déchiffrer l'inscription : « En mémoire affectueuse du comte de Voilemont, 1849-1923. Il s'est élevé au-dessus de l'ombre de notre nuit. » Sous cette sépulture, l'un des personnages secondaires les plus essentiels de l'histoire de France contemporaine.

Le 17 août 1923, le Daily Express, un journal londonien, révèle que sous le nom de Jean de Voilemont, mort le 21 mai à Harpenden, dans le sud-est de l’Angleterre, se cachait le commandant Ferdinand Walsin Esterhazy. L'homme qui, un quart de siècle plus tôt, fut convaincu d’être l’auteur d’un bordereau contenant des « renseignements confidentiels sur l'armée française », intercepté à l'ambassade d'Allemagne. Un acte d'espionnage pour lequel le capitaine Alfred Dreyfus, condamné deux fois à tort par un conseil de guerre en 1894 puis en 1899, passa quatre années en détention sur l'île du Diable, en Guyane, avant d'être gracié par le président Émile Loubet puis innocenté de manière éclatante par la Cour de cassation en 1906.

Archives de presse

L'affaire Dreyfus à la une

8 journaux d'époque réimprimés en intégralité mettant en perspective le rôle de la presse dans cette lutte ouverte entre dreyfusards et antidreyfusards.

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L'information est relayée dès le lendemain par la presse française. Le Petit Parisien obtient le témoignage de la veuve, qui affirme que son mari a protesté jusqu'au bout contre les accusations d’espionnage dont il a été l'objet et raconte leur vie paisible à Harpenden :

« Nous achetâmes une maison spacieuse, commode : elle avait le double agrément d'un jardin et d'un verger.

Mon mari, qui avait le goût très vif de l'équitation, acheta une superbe monture : de quotidiennes sorties à cheval lui firent une agréable et utile distraction. Il revint aussi à la musique, qu'il sentait vivement, et aux études artistiques, pour lesquelles il avait de la prédilection.

Le jardinage, la compagnie de deux chiens dont il était l'ami car il affectionnait les animaux, quelques relations mais de bonne qualité, des amis en petit nombre, mais très sûrs, tout cela l'aida refaire sa vie et à oublier les injustices dont il avait souffert. »

Le journal raconte également que les autorités britanniques n’ont pris conscience de son passé que moins d'une décennie plus tôt – et ce alors que, dès 1899, la presse française annonçait déjà sa double identité tandis qu'Esterhazy venait d'être convoqué au procès de Rennes après la cassation du jugement du premier conseil de guerre :

« La police anglaise [...] ne découvrit l'ex-commandant sous le nom de comte de Voilemont qu'au début de la guerre, lorsqu'il dut, comme tous les étrangers, se pourvoir d'un carnet d'identité, et on peut rendre cet hommage à la discrétion des services de la sûreté britannique qu'à aucun moment le secret ainsi surpris ne fut violé par ses agents. »

L'Intransigeant, de son côté, ajoute quelques détails sur le parcours d’Esterhazy, avant son installation à Harpenden :

« Après avoir quitté la France, Esterhazy était venu résider quelques années à Londres, dans le quartier de Soho, et faisait de la représentation commerciale pour des produits alimentaires français. Il fit, paraît-il, des affaires.

Une personne de ma connaissance l'a rencontré une ou deux années plus tard : il vivait dans un modeste appartement de Paddington avec une jeune femme et faisait des travaux de recherches diplomatiques pour une des ambassades de Londres. »

« Quel flot d’encre ce décès n’eût-il pas fait couler voici quelque vingt ans ! [...] L’oubli l’avait enveloppé ; mais aussi l’Affaire, le temps “où les Français ne s’aimaient pas”. C’est si loin, si loin... Avant la guerre », écrit La République française.

En effet, dix-sept ans après la reconnaissance de l'innocence de Dreyfus, les passions de l'Affaire semblent éteintes. L’histoire appartient déjà au passé, comme l'écrit de manière révélatrice le quotidien de Clemenceau, L’Homme libre :

« Le commandant Esterhazy est mort. Le nom de cet ancien officier ne dit pas grand' chose aux oreilles des générations nouvelles.

De longues années ont passé : la guerre, l'union sacrée, d'autres difficultés, dues à des raisons plus pressantes et plus objectives, ont détourné l'attention de l'histoire de ces temps troublés où l'on se passionnait, s'injuriait et se battait à propos de l'affaire Dreyfus, qui s'appelait simplement l'Affaire avec un grand A. [...]

Ces hommes pour lesquels tant de gens s'invectivaient et étaient prêts à se lancer des meubles à la tête s'en vont, un à un, quasi oubliés, devenus très vite pour la plupart de simples fantoches, n'ayant laissé dans notre mémoire que l'humble souvenir qu'y laissent les héros de faits divers perpétrés en des temps très anciens. »

Le très droitier Le Gaulois, qui fut l’un des principaux quotidiens antidreyfusards, réussit ainsi l'exploit de traiter ce décès sans même mentionner le nom du capitaine Dreyfus :

« Nous croyons trop que certains silences sont nécessaires à l'union sacrée pour rappeler les circonstances dans lesquelles apparut ce personnage, le rôle qu'il joua et celui qui lui fut attribué. »

Finie l’Affaire, dans cette France de la « Chambre bleu horizon » ?

À moins d’un an d’élections législatives qui verront la victoire du « Cartel des gauches », Le Populaire, le journal de la SFIO, voit dans la mort d’Esterhazy l’opportunité de rappeler les noms des héros de l'affaire à ses lecteurs : le polémiste Bernard Lazare et le sénateur Auguste Scheurer-Kestner, premiers défenseurs de Dreyfus, le lieutenant-colonel Picquart, qui révéla les mensonges de l’état-major, Émile Zola, bien sûr, mais aussi Jaurès et Clemenceau (même si celui-ci « prit à tâche, plus tard, d'imiter ce qu'il avait stigmatisé », référence, notamment, à sa répression impitoyable des grèves de 1906).

« Ils se rappelleront aussi les éloges de la presse nationaliste qui faisait du commandant un preux et un héros ; ils se souviendront avec dégoût des couronnes que tressaient antisémites et réacteurs à Esterhazy.

Esterhazy, l'auteur du bordereau ! Esterhazy qui devait être plus tard convaincu de basse escroquerie. [...] 

Il avait 74 ans. Paix à ses cendres ! »

Et à l'autre bout du spectre politique, L'Action française voit aussi dans ce décès l'occasion de rouvrir l'Affaire, en attaquant une nouvelle fois la décision de la Cour de cassation de casser la condamnation de Dreyfus en 1906 sans le renvoyer devant un troisième conseil de guerre, « au mépris de l'article 445 du Code d'instruction criminelle », et en épinglant les prétendues « manœuvres » des dreyfusards, accusés d’avoir corrompu Esterhazy :

« Ce personnage taré avait été acheté par les Juifs, dont il était devenu l'homme de paille. […]

Lié de longue date avec les Juifs, qu'il harcelait de demandes d'argent et dont il recelait les subsides, il devait être, entre leurs mains, un instrument docile. […]

Son rôle terminé, “l'homme de paille” tombait dans l'oubli complet. II a fallu l'annonce de sa mort pour l'en tirer. »

Non, malgré la mort d’Esterhazy, l'affaire Dreyfus n'était pas terminée. Pas plus qu’elle ne le fut, dix ans après, avec celle d’Alfred Dreyfus, au milieu d’une décennie de tensions et de haines qui allaient trouver un débouché dans la collaboration avec l’occupant nazi après la débâcle de 1940.

En janvier 1945, Charles Maurras, le directeur de L'Action française, apprenant sa condamnation à la détention à perpétuité et à la dégradation nationale, lâchera ainsi :

« C'est la revanche de Dreyfus ! »

Pour en savoir plus :

Philippe OriolL'Histoire de l'affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, Les Belles Lettres, 2014

Notre sélection de livres

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Affaire Dreyfus. Procès en révision : le bordereau est d'Esterhazy
Louis Frank
L'Épilogue de l'affaire du capitaine Dreyfus : le faussaire Esterhazy et ses complices
Henri Strauss
Dreyfus et Esterhazy : le devoir du garde des sceaux, ministre de la justice
Yves Guyot