RetroNews : Vous avez mené une étude sur la mise en œuvre de cette abolition de 1848. Qu’est-ce qui vous y a poussée ?
Laurence Soula : Ce sont les minutes du procès de Gorgulov, l’assassin du président de la République Paul Doumer en 1932, qui m’ont conduite à ce sujet. J’avais été très surprise par le plaidoyer de son avocat qui disait en substance : « Mon client n’a pas assassiné M. Paul Doumer, il a assassiné le président de la République pour sa politique à l’égard des Soviets. C’est donc un crime exclusivement politique. »
Je suis alors remontée jusqu’au décret promulgué par la Seconde République le 28 février 1848, et j’ai cherché à voir quelle avait été son application dans les faits. Dans le cas de Gorgulov, la teneur politique n’avait pas été retenue par les juges : le crime de droit commun – l’assassinat – avait prévalu et Gorgulov avait, comme on le sait, été exécuté.
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Commençons par l’abolition elle-même. Comment comprendre qu’elle n’ait concerné, en 1848, que le domaine politique ? Faut-il voir dans cette exception une concession faite aux abolitionnistes ?
Le décret correspond à un changement de regard qui s’opère au XIXe siècle. Sous l’Ancien Régime, les criminels politiques étaient toujours les plus lourdement sanctionnés. En France comme ailleurs en Europe, toucher au corps du souverain considéré comme sacré était vu comme une atteinte à l’ordre politique dans son entier. Tout un arsenal de peines cumulatives était alors déployé, comme en témoigne l’exemple le plus célèbre, celui de Damiens à la suite de son attentat à l’encontre de Louis XV en 1757.
Le crime politique faisait toujours exception : contrairement à ce qui a pu être dit et écrit, même Beccaria, connu pour avoir défendu un adoucissement des peines et jugé l’esclavage perpétuel préférable à la peine de mort, était favorable au maintien de la peine capitale en cas de crime politique.
Si en 1848, les Républicains l’abolissent, c’est qu’ils prennent en compte son caractère particulier : ils considèrent que le criminel politique est animé par un idéal plus noble que celui qui agit par cupidité ou par cruauté… Cette abolition est réaffirmée par le Second Empire, en 1853, avec une exception cependant : Napoléon III rétablit la peine de mort en cas d’attentat contre le souverain, car considéré – comme dans l’Ancien Régime – comme un parricide.
Or, malgré cette abolition légale, les juges continuent à appliquer la peine de mort à des criminels qui se revendiquent d’un motif politique…
Il faut dire que les Républicains avaient, lors de l’abolition, laissé le flou. Ils avaient posé un principe, mais sans définir précisément les crimes concernés, ni les peines désormais applicables. Les juges vont alors s’en tenir au critère objectif et non pas subjectif : peu importe le mobile politique, c’est l’acte lui-même qui est pris en compte. Un assassinat, politique ou non, reste un assassinat, c’est-à-dire un crime de droit commun sanctionné par le Code pénal qui prévoit dans ce cas la peine capitale.
Avez-vous trouvé d’autres cas où la peine de mort a été utilisée en dépit de motifs politiques ?
Elle a été appliquée de fait lors des insurrections : je pense aux insurgés fusillés lors des journées de juin 1848 ou sous la Commune en 1871 au Mur des Fédérés. Au-delà de ces exécutions sommaires, la déclaration de l’état de siège dans ces deux occasions permettait de renvoyer vers les tribunaux militaires, pour qui la peine capitale n’a jamais cessé de faire partie de l’arsenal répressif.
Autre exemple, celui des attentats anarchistes, qui frappent la France au début des années 1890. Or, dans les lois spécifiques édictées pour réprimer cette vague – les « lois scélérates » de 1893-94 –, les anarchistes ne sont pas désignés comme des opposants politiques. Auguste Vaillant, auteur de l’attentat du 9 décembre 1893 au Palais Bourbon – qui n’a pourtant fait que des blessés –, sera de fait exécuté.
N'y a-t-il pas de contre-exemple ? Des criminels politiques qui auraient échappé à la mort grâce à son abolition officielle ?
Il y en a un, et des plus célèbres : c’est Alfred Dreyfus. Jugé pour espionnage par un tribunal militaire qui aurait pu appliquer la peine de mort, Dreyfus n’écope en 1894 que d’une condamnation au bagne à perpétuité et il est déporté sur l’île du Diable. On connaît surtout de l’affaire Dreyfus le combat des Dreyfusards pour clamer son innocence. Mais il faut savoir que le verdict en avait scandalisé plus d’un : la peine leur paraissait trop légère ; à leurs yeux, la trahison de Dreyfus aurait dû entraîner ni plus ni moins que son exécution.
Cette « clémence » perdure-t-elle ensuite ?
La première moitié du XXe siècle se fait, bien au contraire, de plus en plus sévère. Dans le contexte des tensions internationales croissantes des années 1930, la France rétablit officiellement la peine de mort pour les crimes politiques qui porteraient atteinte à la sécurité extérieure de l’État, notamment la trahison et l’espionnage. Les infractions à la sécurité intérieure y échappent encore.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, les exécutions de Résistants vont être nombreuses. Mais c’est un cas un peu à part, le régime de Vichy étant un régime d’exception.
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Et après la Seconde Guerre mondiale ?
On aurait pu s’attendre au retour à un régime plus indulgent. C’était sans compter sur la guerre d’Algérie, qui conduit, à son tour, à la mise en place d’une législation d’exception. Celle-ci commence par élargir la compétence des tribunaux militaires, non seulement en Algérie mais aussi en métropole. Elle fait des nationalistes algériens non pas des opposants politiques, mais des criminels usant de moyens « sales », des ennemis de la nation, comme l’avaient été les anarchistes de la fin du XIXe siècle – les juridictions françaises ne reconnaîtront d’ailleurs la nature de guerre civile du conflit qu’en 1962.
Une étape supplémentaire est franchie le 4 juin 1960 : la peine de mort en matière politique est alors intégralement rétablie ; à la différence de 1938, la loi ne fait plus de distinction entre sécurité intérieure et extérieure. Elle s’appliquera à Jean Bastien-Thiry, auteur de l’attentat du Petit-Clamart du 11 mars 1963, condamné à mort et fusillé, et ce alors même que le général de Gaulle n’a été que blessé. Ce sera le dernier criminel politique à avoir été exécuté en France [14 ans avant Hamida Djandoubi, dernier condamné de droit commun guillotiné en 1977, NDLR].
Que penser de cette application très variable de l’abolition de la peine de mort en matière politique ?
On voit bien que l’abolition est restée largement théorique. Ce n’était qu’une demi-mesure, une demi-abolition, qui s’est avérée insuffisante. Seule l’abolition pleine et entière de 1981 fera définitivement échapper à la peine de mort.
Pour en savoir plus
Historienne du droit et des institutions, Laurence Soula est maître de conférences, à l’université de Bordeaux (Institut de sciences criminelles et de la Justice). Elle a notamment dirigé Les Cours d'appel, Origines, histoire et enjeux contemporains (Presses universitaires de Rennes, 2016) et co-dirigé avec Paul Mbanzoulou Dynamiques pénales et pénitentiaires (Enap, 2018). Elle est l’auteure de « Les destinées de l'abolition de la peine de mort en matière politique », in La Mort pénale. Les enjeux historiques et contemporains de la peine de mort (Presses universitaires de Rennes, 2015).
Ecrit par
Alice Tillier-Chevallier est journaliste indépendante. Spécialisée en histoire, patrimoine et éducation, elle collabore notamment à Archéologia et à la revue Le Français dans le monde.