Interview

Le Covid-19 face à l'histoire : une interview d'Olivier Faure

le 10/08/2021 par Olivier Faure, Marina Bellot
le 17/04/2020 par Olivier Faure, Marina Bellot - modifié le 10/08/2021
« L'épidémie », illustration de Sebastian Brant parue en complément d'un recueil de textes de Pétrarque, 1532 - source : Gallica-BnF
« L'épidémie », illustration de Sebastian Brant parue en complément d'un recueil de textes de Pétrarque, 1532 - source : Gallica-BnF

« Ce qui est frappant aujourd'hui, ce n’est pas l’intensité du mal ; c’est l’intensité de la réaction. » Pour l'historien de la santé Olivier Faure, la rigueur oblige à constater que la catastrophe sanitaire liée au Covid-19 est, pour l'heure, l'une des « moins pires » que le monde a connues.

« La France traverse aujourd’hui la plus grande crise sanitaire de son histoire ».

Martelée comme une évidence, cette affirmation est pourtant historiquement inexacte, comme le rappelle l'historien et professeur des universités Olivier Faure. Spécialiste de l'histoire de la santé, il revient sur les crises sanitaires qui ont jalonné les époques, depuis le Moyen Âge jusqu'à aujourd'hui, et sur les réponses apportées par l'État. Une plongée dans le passé qui permet de mieux comprendre les tenants et les aboutissants de la crise actuelle.

Propos recueillis par Marina Bellot

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RetroNews : Dans une récente tribune, vous en appelez à la rigueur historique et rappelez que le taux de létalité du Covid-19 est bien loin de celui d'épidémies survenues dans le passé. Pourtant, le monde est entré dans une sorte de sidération. Comment l’expliquez-vous ? 

Olivier Faure : Sans remonter à la peste ou au choléra, il faut savoir que la grippe de Hong Kong en 1968 a par exemple fait 31 000 morts en deux mois dans une France qui ne comptait alors que 50 millions d'habitants. Aucune mesure n’avait été prise, on n'en parlait quasiment pas. Moi-même j'étais adolescent à l'époque, et je n’en ai absolument aucun souvenir. Pour la grippe espagnole, les évaluation sérieuses pour la France font état de 128 000 morts sur 40 millions d’habitants. 

Par ailleurs, cette épidémie n’est pas surprenante par sa propagation. Même dans un monde dans lequel les déplacements n'avaient rien de commun à ceux d’aujourd’hui, la peste, en 1348, a mis seulement deux ans à ravager l'Europe ; le choléra a mis six mois à venir de Russie pour s’étendre à l'ensemble du monde. 

Malgré la densité de la population mondiale, pour l'instant on ne voit pas d'explosion massive du Covid-19. C’est une catastrophe, mais la moins pire vécue depuis un siècle. 

Ce qui est frappant aujourd'hui, ce n’est pas l’intensité du mal, c’est l’intensité de la réaction. Même si c’est inconscient, force est de constater que nous ne tolérons plus la maladie ni, surtout, la mort. On est dans une société qui loue le risque en matière économique, mais qui le refuse par ailleurs. 

Je crois que l'on vit la première application, à grande échelle, du fameux principe de précaution, introduit dans le Constitution française sous la présidence de Jacques Chirac. Les gouvernants ne se sentent responsables de plus grand-chose, si ce n'est de la vie des gens. Il s’agit de sauver la « vie nue », selon l'expression du philosophe italien Giorgio Agamben, à n’importe quel prix. Or les vieillards confinés, de quoi souffrent-ils le plus, du risque de mourir ou de la solitude et de l’enfermement ? Cela pose une question à laquelle je n’ai pas la réponse : faut-il maintenir la vie biologique en sacrifiant tout ce qui précisément fait la vie, les libertés, les sociabilités etc. ?

« La peste », article à vocation historique revenant sur les cas de peste déclarés en France du Moyen Âge à l'ère contemporaine, Le Courrier de Saône-et-Loire, janvier 1897

Le risque pandémique est bien connu et documenté depuis plusieurs années, c’est même devenu une des priorités de la santé publique internationale. Comment analyser l’impréparation  actuelle et, en conséquence, le recours aux modes de protection traditionnels ?

Les avertissements de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), du moins dans nos pays riches, n’ont pas été écoutés. On a pensé que cela ne nous « concernait pas » ; que pour nous, les épidémies étaient de l'histoire ancienne. Il y a aussi, de la part des responsables du système médical, une intolérance à l’échec, qui explique sans doute cette surréaction face à l’épidémie.

Il est frappant de constater que notre médecine ultra-performante et technicienne puise aujourd’hui dans l'arsenal des modes de protection les plus anciens et les plus spontanés. La philosophie est la même que celle qui prévalait au Moyen Âge : les cordons sanitaires, les lazarets, les quarantaines… Sauf qu’à l’époque ces mesures ne s’appliquaient qu’aux gens suspects, ceux qui venaient de contrées dans lesquelles sévissait la maladie. Ce qu'il faut bien remarquer, c’est que jamais dans l'histoire n’a eu lieu un confinement (et un confinement des gens chez eux) à cette échelle. C’est complètement inédit.

La désorganisation actuelle est-elle aussi, selon vous, le résultat d'une politique de santé publique défaillante ?

Souvent, les épidémies sont des révélateurs. La faiblesse de la médecine préventive, en particulier en France, est très ancienne, et largement due au développement de la médecine libérale. 

À partir du XIXe siècle, les médecins, faute de pouvoir soigner efficacement certaines maladies, ont un message de prévention : il faut être plus propre, faire moins d'excès de table, etc. Mais les gens n’ont pas envie d'entendre ça. Or, comme la médecine libérale est fondée sur la concurrence, les médecins, pour garder leurs patients, cessent de faire des discours moralisateurs de prévention et leur distribuent ce qu’ils veulent : des remèdes.

Par ailleurs, les hôpitaux publics français sont victimes des politiques de restriction des dépenses budgétaires récentes, dont on voit bien aujourd'hui qu’elles sont allées trop loin.

Publicité mensongère pour l'Urodonal, médicament censé soigner reins, foie et articulations tout à la fois, Aux écoutes, octobre 1919

Que pensez-vous de la rhétorique martiale utilisée par le chef de l’État ? Peut-elle avoir une utilité sanitaire ? 

En tant qu’historien, je rappellerais qu’il s’agit là d’une longue tradition. L’emploi du vocabulaire guerrier en matière de santé publique est une constante, au moins depuis l'épisode de la tuberculose – avec un parallélisme établi entre la lutte contre l’Allemand et la lutte contre le bacille de Koch. Il existe des tas d’images des années 1918-1920 montrant « la santé terrassant la tuberculose » (ou le cancer), avec en parallèle les alliés terrassant les puissances centrales.

C’est très ambigu comme effet : il y a certes ceux qui adhèrent à cette logique, mais on n'est plus tellement dans une société où la guerre est valorisée. Et puis il y a tous ceux qui vont penser que derrière ce discours, il y a des arrières-pensées : si on est en guerre, il faut un chef auquel on obéisse sans discuter.

Par ailleurs, dans une guerre il y a forcément des déserteurs, des ennemis de l’intérieur, donc je ne trouve pas que cette rhétorique introduise un climat de confiance, au contraire. Or s’il n’y a pas un climat de confiance, si l’on ne s'appuie pas sur les gens, s’il n’y a pas adhésion et consentement, mais qu’on essaie d’appliquer une politique autoritaire, il y a de grandes chances que ça ne fonctionne pas. 

En tant que citoyen, je suis témoin en ce moment de choses très désagréables : le fait que nous soyons considérés comme des mineurs. Ou encore, certains comportements des forces de l’ordre qui, visiblement, n’ont pas la culture de la protection des citoyens et qui profitent de la situation pour punir. C’est très contre-productif.

Pourrait-on en France privilégier l’approche suédoise, qui consiste à faire confiance à la population dans l’application des mesures de confinement et de distanciation sociale ?

Ce serait difficile car il faudrait aller à rebours d’une longue histoire dans laquelle, à cause de la mise en place de la monarchie absolue, il y a en France une tradition de méfiance réciproque : l’État, c’est les impôts, l’armée, etc. Et, pour les gouvernants, le peuple est un vivier de révolutionnaire en puissance.

C’est donc un cercle vicieux : plus on considère les gens comme des enfants, plus ils se comportent comme tels. Ceci dit, ce serait peut-être le moment de donner quelques signes pour montrer qu’on fait confiance aux gens. Je suis frappé par le civisme des Français ; insister sur les quelques-uns qui ne respectent pas les règles, ce n’est à mon sens pas le bon message. C’est à méditer de la part de nos gouvernements.

Aujourd'hui, on entend beaucoup parler du « monde d’après », comme si rien ne serait désormais comme avant. Mais historiquement, les épidémies ont-elles changé les sociétés en profondeur ?

Historiquement, non, ça n’a pas été le cas : ni le choléra, ni la tuberculose n’ont empêché les gigantesques mutations économiques et sociales que connut notre pays au XIXe siècle… Cela ne présage pas du chemin que nous allons prendre aujourd’hui mais, en tant que citoyen, j’avoue que je suis inquiet de ce qui pourrait se passer – en particulier du transfert dans le droit commun de dispositions exceptionnelles, comme ça a été le cas pour les attentats.

Basculer dans une société de surveillance avec les outils de traçage d'aujourd’hui, c’est dangereux et disproportionné par rapport à la menace. Je suis inquiet également des discours devenus lancinants sur la remise en cause du code de travail.

Plus largement, si cela dure trop longtemps, je crains que nos sociabilités habituelles soient menacées et qu'on entre dans une société de la défiance et de l’isolement. 

Olivier Faure est historien de la santé et professeur d’histoire contemporaine à l’université Lyon III Jean Moulin. Il a notamment publié Les Français et leur médecine au XIXe siècle (Belin, 1993) et Histoire sociale de la médecine (Anthropos, 1994).