Interview

Histoire de la fessée : légitimations des violences envers femmes et enfants

le 13/06/2022 par Elisabeth Lusset, Alice Tillier-Chevallier - modifié le 29/11/2022
« Enfants martyrs », article paru dans Le Petit journal illustré, 1936 – source : RetroNews-BnF
« Enfants martyrs », article paru dans Le Petit journal illustré, 1936 – source : RetroNews-BnF

Le 10 juillet 2019, la loi contre les Violences éducatives ordinaires (VEO) – souvent qualifiée de « loi anti-fessée » – condamnait le recours à la violence dans le cadre familial. Or ces pratiques ont longtemps été considérées comme justes et légitimes. Comment s’est opéré ce changement de perception ?

Dirigé par Isabelle Poutrin et Elisabeth Lusset, le Dictionnaire du fouet et de la fessée – Corriger et punir (PUF, 2022) explore l’histoire des violences punitives depuis l’Antiquité, qu’elles prennent place au sein de la sphère familiale ou, par extension, dans le cadre d’institutions – monastère, armée, école, propriété coloniale, atelier – qui s’inspirent du modèle domestique de la correction.

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

RetroNews : On qualifie désormais de « violences domestiques » ce qui s’appelait autrefois le « droit de correction ». Que recouvre cette notion qui choque aujourd’hui ?

Elisabeth Lusset : Le droit de correction, c’est l’idée selon laquelle celui ou celle qui a autorité sur la famille a le droit, ou plutôt le devoir de remettre sur le droit chemin ceux qui sont placés sous sa responsabilité (femmes, enfants, domestiques, esclaves), y compris par la contrainte physique.

L’expression elle-même est assez tardive : elle apparaît sous la plume de juristes des XVIe-XVIIe siècles, notamment Baltasar Mogollón, en Espagne, qui réfléchit aux « vices du consentement » que constituent les mariages forcés ou encore l’entrée au monastère d’un enfant contre sa volonté. La notion de droit de correction sera vulgarisée un siècle plus tard par L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, qui le fait remonter à l’Antiquité romaine et au paterfamilias disposant du droit de vie et de mort sur sa famille.

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Comment l’usage de la violence a-t-il été longtemps légitimé ?

La correction était justifiée par le mauvais comportement d’un individu et les risques qu’il faisait peser, non seulement sur lui-même et sa famille mais aussi sur l’ordre social. Les prédicateurs du Moyen-Âge aiment à raconter cette historiette d’un criminel condamné à la pendaison qui, une fois sur la potence et alors que son père vient l’embrasser, lui arrache le nez avec les dents et lui demande : « Pourquoi ne m’as-tu pas corrigé ? » Car un parent qui ne corrige pas est considéré comme négligent.

Il n’est pas rare de voir, dans les arrêts du Parlement de Paris du XVIIIe siècle ou dans les statuts des villes italiennes de la fin du Moyen-Âge, des peines de prison ou des amendes sanctionnant des pères qui ont failli à la surveillance de leurs enfants. Le mari qui ne sait pas « tenir sa femme » et la laisse « verser mal » – pour reprendre certaines expressions employées dans les sources – est soumis à un rituel d’humiliation consistant à le promener à l’envers sur le dos d’un âne. La correction obéit donc à des mécanismes sociaux. Elle repose également sur des fondements religieux : c’est le fameux « qui aime bien châtie bien », qui trouve son origine dans l’Ancien Testament.

Le XIXe siècle constitue-t-il un tournant majeur dans l’évolution des sensibilités, notamment en ce qui concerne les enfants ?

Il serait faux de croire que les enfants ont été, jusqu’au XVIIIe siècle, soumis à tous les abus : les parents qui maltraitent leurs enfants peuvent être poursuivis par la justice. Mais il est vrai qu’au XIXe siècle, les enfants deviennent d’abord objets de droit, puis sujets de droit. En 1804, le Code civil napoléonien avait rétabli le droit de correction du père sur ses enfants, affirmant « la puissance paternelle » et l’autorisant à les faire enfermer s’il avait « des motifs de mécontentement » – ce qui était suffisamment flou pour lui laisser une très grande latitude.

Cette puissance paternelle est progressivement encadrée par l’Etat. D’autant qu’au cours du XIXe siècle s’opère un renversement de perspective : au début du siècle prédomine l’idée que l’enfance est potentiellement dangereuse et délinquante, notamment dans les milieux populaires ; à la fin du siècle, on considère que les enfants doivent être protégés.

Quelles sont les grandes étapes de la protection des enfants ?

Dans les années 1880, la presse s’empare de la question : elle attire l’attention sur des faits divers sordides touchant des enfants maltraités par leurs parents, notamment Le Petit Journal qui consacre de nombreuses unes au thème du « bourreau d’enfant » ou de l’« enfant martyr », et mobilise l’opinion en faveur de lois de protection qui seront finalement votées en 1889 et 1898. La première loi prévoit notamment la possibilité de déchoir un père de son autorité – elle restera néanmoins peu appliquée par crainte de voir la société aller à vau-l’eau. Il faut attendre 1970 pour que l’autorité paternelle soit remplacée par l’autorité parentale, partagée conjointement par le père et la mère.

Ces évolutions tiennent notamment à l’influence des pédiatres et des psychologues qui insistent sur le nécessaire bien-être psychologique de l’enfant. Désormais prévaut l’idée que les parents ont des responsabilités vis-à-vis de leurs enfants, et non plus simplement des droits : être parent est un métier, qui nécessite des compétences. La dernière évolution en date, et qui fait suite à un grand mouvement de mobilisation qui se développe à partir des années 1980, avec la Convention internationale des droits de l’enfant en 1989, est constituée par la loi sur les Violences éducatives ordinaires de 2019 qui encadre in fine en France – et quarante ans après la Suède – le recours à la violence au sein de la famille.

Qu’en est-il des châtiments corporels à l’école ?

À l’école, le maître reçoit des parents un droit de correction délégué. La volonté de proscrire les châtiments corporels remonte à la Révolution française. La férule de l’Ancien Régime est remplacée par le bonnet d’âne ou le pensum, qui seront eux-mêmes interdits ensuite. Le Code Soleil, publié à partir de 1923 par le Syndicat national des instituteurs pour fournir aux enseignants des éléments de morale professionnelle, n’aura de cesse de rappeler l’interdiction des châtiments corporels jusqu’à sa dernière édition en 1979, ce qui ne signifie pas que la pratique disparaisse totalement pour autant.

Légiférant sur la protection enfantine, l’Etat n’a-t-il pas été plus long à protéger les femmes, notamment en cas d’adultère ?

Dans la société d’Ancien Régime, le mari doit sanctionner sa femme quand elle bafoue son honneur, notamment en cas d’adultère, considéré comme un outrage à la fois au mari et à la famille parce qu’il fait peser un risque sur la filiation, et aussi à la communauté toute entière. Dans le droit romain, le mari qui tue sa femme adultère bénéficie, s’il la surprend en flagrant délit, de circonstances atténuantes pouvant conduire à un allègement de sa peine.

A partir de l’époque moderne cependant, la légitimité du meurtre de l’épouse est de plus en plus discutée : la justice souligne régulièrement l’existence de sanctions alternatives, notamment l’enfermement par lettres de cachet. Malgré tout, le Code pénal de 1810 fait une fois encore du flagrant délit – et à condition qu’il ait lieu au domicile conjugal – une circonstance atténuante. Le traitement par la presse à la fin du XIXe et au début du XXe siècle est éloquent : les journaux qualifient ces meurtres de « crimes passionnels », excusés par la colère, et dans lesquels le mari, outragé dans son honneur, fait figure de justicier.

Quand arrêtera-t-on d’« excuser » ce qu’on qualifie aujourd’hui de féminicide ?

Il est intéressant de savoir que le terme de féminicide désigne, quand il apparaît sous la plume d’Hubertine Auclert dans Le Radical en 1902, non pas le meurtre réel, mais le meurtre structurel des femmes. La journaliste dénonce par ce terme un projet de loi autorisant le divorce à la demande d’un seul des conjoints, qu’elle voit comme le moyen donné au mari de priver sa femme de tous ses biens. C’est dans les années 1990 que les sociologues reprendront le terme et le diffuseront, avec le sens qu’on lui connaît aujourd’hui.

Dans le Code pénal français, les circonstances atténuantes reconnues à l’homme qui tue sa femme adultère disparaissent en 1975 seulement. La persistance des féminicides à l’heure actuelle trouve l’une de ses racines dans l’excuse qu’a longtemps fournie le droit.

Elisabeth Lusset est historienne, chargée de recherche au CNRS. Ses travaux portent sur le gouvernement de l’Église, les ordres religieux et la justice au Moyen-Âge. Elle est notamment l’auteure de Crime, châtiment et grâce dans les monastères au Moyen Âge (Brepols, 2017).