Chronique

L’avènement – et la chute – du « citoyen libre » pendant la Révolution

le 31/10/2019 par Sophie Wahnich
le 12/09/2019 par Sophie Wahnich - modifié le 31/10/2019
Allégorie de la Justice par Roger, Barthélemy, circa fin du XVIIIe siècle - source : Gallica-BnF
Allégorie de la Justice par Roger, Barthélemy, circa fin du XVIIIe siècle - source : Gallica-BnF

En opposition à l’Ancien Régime, les Déclarations des droits de l’Homme de 1789 et de 1793 célébraient l’égalité parmi les hommes. Cette conception sera contredite par la Constitution de l’An III, annonçant le « retour à l’ordre » du Directoire.

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Dès le 9 juillet 1789, une large part de l’Assemblée nationale constituante est convaincue qu’il faut faire précéder la Constitution d’une Déclaration des droits.

« On décide, que, si les loix [sic] sont utiles, la Constitution est indispensable ; qu’il faut dont commencer par ce qui est indispensable ; qu’on n’aura jamais de loix, tant que le pouvoir arbitraire pourra les frapper. […]

La Constitution doit donc être précédée de la déclaration des droits de l’homme. (On désire que tous les Bureaux soient engagés à s’en occuper, & qu’on établisse un Comité de correspondance). »

27 projets voient alors le jour, mais la Déclaration est finalement élaborée en assemblée article par article, mot par mot, à partir d’une ébauche qui n’aura servi que de support pour ce premier texte fondateur écrit collectivement.

Le droit, tel que les Constituants le fondent, est en premier lieu restauration des droits naturels, inaliénables et sacrés de l’homme. Or ces droits, dits naturels, sont alors considérés comme antérieurs à toute organisation sociale et sont attachés à la personne. Ils sont donc droits individuels et naturels : liberté, propriété, sûreté, résistance à l’oppression.

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Non seulement tous les individus doivent être égaux pour qu’une société soit vivante, mais ces individus sont tous dotés des mêmes droits, quelle que soit la place qu’ils occupent dans la société. Ces droits peuvent être ignorés, oubliés, méprisés mais ne peuvent pas disparaître. Ils ne sont pas le résultat de rapports de force mais liés à la nature même de l’homme : un être rationnel et sensible.

« M. le marquis de la Fayette fait lecture du projet qui suit :

“La nature a fait les hommes libres et égaux ; les distinctions nécessaires à l’ordre social ne sont fondées que sur l’utilité générale. Tout le monde naît avec des droits inaliénables et imprescriptibles […]. L’exercice des droits naturels n’a de bornes que celles qui en assurent la jouissance aux autres membres de la société. […]”

M. le comte de Lally-Tolendal. “Messieurs, j’appuie la motion qui vous est présentée, à quelques lignes près, susceptibles de quelques discussions.” »

Les projets ont cependant nourri le débat et produit les concepts clés que l’on retrouve dans les déclarations de 1789 et de 1793. Sieyès,  dans sa Reconnaissance et exposition raisonnée des droits de l’homme, rédigée les 20 et 21 juillet 1789, dit ainsi :

« Tous ayant un droit découlant de la même origine, il suit que celui qui entreprendrait sur le droit d'un autre, franchirait les bornes de son propre droit ; il suit que le droit de chacun doit être respecté par chaque autre, et que ce droit et ce devoir ne peuvent pas ne pas être réciproques.

Donc le droit du faible sur le fort est le même que celui du fort sur le faible. Lorsque le fort parvient à opprimer le faible, il produit effet sans produire obligation. Loin d'imposer un devoir nouveau au faible, il ranime en lui le devoir naturel et impérissable de repousser l'oppression.

C'est donc une vérité éternelle, et qu'on ne peut trop répéter aux hommes, que l'acte par lequel le fort tient le faible sous son joug, ne peut jamais devenir un droit ; et qu'au contraire l'acte par lequel le faible se soustrait au joug du fort, est toujours un droit, que c'est un devoir toujours pressant envers lui-même. »

C’est au nom d’une liberté civile qui refuse tout rapport de domination, que la notion de résistance à l’oppression est alors fondée comme droit naturel – et le droit du plus fort récusé. La force ne produit jamais du droit quand la résistance à la domination en produit à coup sûr. Ainsi, la violence insurrectionnelle ne peut être assimilée à la violence oppressive.

De fait, de 1789 à 1792, les pauvres, les femmes, les « libres de couleur  » puis les esclaves ont pu réclamer contre la constitution de 1791, qui ne leur reconnaissaient pas de citoyenneté active ou de citoyenneté tout court. La vocation universelle de la Déclaration n’est alors en rien une abstraction formelle et fallacieuse, elle est un outil indispensable pour faire avancer l’égalité réelle. L’enjeu est toujours de savoir si l’on peut remettre en question le droit positif grâce aux normes énoncées sous forme de principes dans la déclaration.

Lorsque les Conventionnels décident, en 1793, de réécrire la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, ils reprennent l’ensemble des enjeux de 1789, tant sur la souveraineté des citoyens, leur liberté politique, que sur les libertés publiques et le respect des règles de contrôle des pouvoirs de l’État, afin que soit respectée la liberté individuelle de chacun. Mais la résistance à l’oppression devient une clé de voute de l’édifice et non un droit parmi les autres, c’est elle qui fait de chaque citoyen un garant de sa propre liberté et de la liberté commune.

Enfin cette nouvelle Déclaration consacre de nouveaux droits, les droits créances, qui affirment que dans une société républicaine, c’est-à-dire disposant d’un gouvernement populaire, la société doit des garanties à ses citoyens en termes d’éducation et d’assistance. On retrouve ainsi au cœur de l’édifice, la nécessité de penser la place d’une dette sacrée de la société envers ses membres. A ces deux titres – droit de résistance fondant l’institution insurgeante, droit créance garantissant l’égalité –, la déclaration de 1793 est éminemment démocratique. Elle garantit la démocratie plutôt que l’ordre.

« XXI . Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler.

XXII. L’instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens. […]

XXV. La souveraineté réside dans le peuple. Elle est une et indivisible.

XXVI. Aucune portion du peuple ne peut exercer la puissance du peuple entier ; mais chaque section du souverain assemblée doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entière liberté. […]

XXXII. Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique ne peut, en aucun cas, être interdit, suspendu ni limité.

XXXIII. La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme.

XXXIV. Il y a oppression contre le corps social, lorsqu’un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé.

XXXV. Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »

Après le 9 thermidor et la Chute de Robespierre, tout s’inverse et les principes de la déclaration de 1789 et 1793 sont remis en question par la commission des Onze chargée d’abord d’encadrer par de nouvelles lois organiques la constitution de 1793, puis après les émeutes de prairial an III, de rédiger une nouvelle Constitution. L’ordre social présenté par Boissy d’Anglas est garanti par la propriété et la déclaration de 1793 présentée comme un « arsenal pour les séditieux ».

Désormais la résistance à l’oppression comme la liberté des citoyens disparaissent. Non seulement l’égalité est noyée dans un suffrage censitaire, mais si les nouveaux professionnels de la politique ont encore des droits, les citoyens ne semblent plus avoir que des devoirs car la Déclaration des droits et des devoirs est fondamentalement déséquilibrée afin de faire régner un certain « ordre social » plutôt que la démocratie.

Ainsi le rapport de Boissy d’Anglas, discuté le 23 juin 1795 (5 messidor an III) à la Convention, qui s’inscrit à l’encontre des idées égalitaires des premières années de la Révolution :

« L’égalité civile, en effet, voilà tout ce que l’homme raisonnable peut exiger. L’égalité absolue est une chimère. […]

Nous devons être gouvernés par les meilleurs. Les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des loix [sic] : or, à bien peu d’exceptions près, vous ne trouverez de pareils hommes que parmi ceux qui possèdent une propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux loix qui la protègent, à la tranquillité qui la conserve, et qui doivent à cette propriété et à l’aisance qu’elle donne, l’éducation qui les a rendu propres à discuter avec sagacité et justesse les avantages et les inconvénients des loix qui fixent le sort de leur patrie. […]

Un pays gouverné par les propriétaires est dans l’ordre social, celui où les non propriétaires gouvernent est dans l’état de nature. »

Sophie Wahnich est historienne, spécialiste de la Révolution française. Elle est directrice de recherche au CNRS et membre du Centre de Recherches Historiques.