Chronique

L’assassinat de Midhat pacha, père de la constitution ottomane

le 01/04/2021 par Özgür Türesay
le 30/03/2021 par Özgür Türesay - modifié le 01/04/2021
Caricature de Midhat pacha publiée dans le jounal allemand Der Floh, 1877 - source : WIkiCommons
Caricature de Midhat pacha publiée dans le jounal allemand Der Floh, 1877 - source : WIkiCommons

Architecte central de la modernisation de la Sublime Porte, l’ex-grand vizir Midhat pacha est retrouvé mort près de La Mecque en 1884, dans son cachot. Vite, diverses interrogations se font jour : aurait-on précipité la fin du haut fonctionnaire « progressiste » ?

Le 12 mai 1884, toute la presse française annonce que « Midhat pacha, ancien grand-vizir ottoman, est mort des suites d’un anthrax à la cuisse ». Le Matin lui consacre une nécrologie dithyrambique intitulée « Mort du père de la constitution turque », qui revient notamment sur le sommet de sa carrière bureaucratique :

« Enamouré de liberté, grisé par le rêve d’européaniser la Turquie, Midhat a voulu doter son pays d’une constitution et d’un parlement. »

En dehors de cette attribution – justifiée – de la paternité de la constitution de 1876, Midhat pacha (1822-1884) est une figure politique ottomane majeure qui incarne l’âge des réformes centralisatrices dans l’Empire. Formé dans la bureaucratie moderne naissante à Istanbul, il fait ensuite le tour des provinces balkaniques et arabes de l’Empire en tant que haut fonctionnaire. Après avoir assisté en personne à la réorganisation de l’administration provinciale, il revient à la capitale où il prend la tête du conseil d’Etat avant de devenir grand vizir.

C’est effectivement lui qui mène le camp constitutionnaliste en 1876, année paroxystique où pas moins de trois sultans se succèdent tour à tour : l’un, Abdülaziz, finit par être assassiné, l’autre, Murad V, est déclaré fou, tandis que le dernier, Abdülhamid II (r. 1876-1909), finit par tirer de ces événements tragiques des leçons qui lui permettent de mettre rapidement sur pied un régime autoritaire. Il s’agit d’une année décisive pour Midhat pacha ; non seulement il est le père de la constitution de 1876 mais dans le même temps, son rôle prépondérant dans ce grand tournant politique de l’Empire le désigne dès lors comme un potentiel rival du sultan.

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La fin de la nécrologie du Paris du 17 mai résume bien l’affaire considérée du point de vue du sultan autocrate :

« Tout ce qui de près ou de loin ressemblait à un contrôle exercé sur ses actes par ses sujets lui était aussi odieux que le libéralisme à M. de Bismarck. Les idées nouvelles et leur plus illustre représentant furent bannis de Stamboul.

Ce n’était pas encore assez. Le souvenir de la mort mystérieuse d’Abd-ul-Aziz et de la déposition de Mourad hantaient l’esprit du sultan actuel. Il obtint sans peine de juges complaisants la condamnation et l’internement de Midhat.

Abd-ul-Hamid peut aujourd’hui dormir tranquille. La crainte de voir un jour reparaître celui qu’on a justement appelé « l’espoir de la Turquie » ne troublera plus son sommeil. »

Une semaine plus tard on trouve, toujours dans Paris, un commentaire intéressant sur l’ascension puis la chute de Midhat pacha :

« Il y avait certainement, en Turquie, un parti jeune et remuant qui voulait relever la puissance ottomane. Ce parti comprenait que, pour résister à des peuples libres, il n’y avait que la liberté.

Mais la liberté à cette nation épuisée ! C’était ‘donner trop d’avoine à un vieux cheval’ comme disait Midhat.

Enfin, on essaya. Le principal obstacle était Abdul-Aziz : un débauché malade. On le supprima. Suit Mourad : un débauché fou. On le déposa. Par malheur, le troisième sultan n’était ni un débauché, ni un fou. Au contraire, un homme sobre, d’une volonté de fer. Au lieu de se laisser supprimer, il supprima les autres. »

« Suppression », vraiment ? Ce fut en tout cas d’abord le bannissement. Après plusieurs années passées en exil, Midhat pacha fut condamné à mort, sa peine par la suite commuée en prison ferme. Il décède en 1884 à Taïf, près de La Mecque, dans son cachot.

Si les premiers jours les journaux français se contentent de diffuser la cause officielle du décès dans les nécrologies qu’ils publient, dès le 15 mai, des rumeurs commencent à apparaître. La France du 15 mai en fait état :

« Le bruit court ici que Midhat-Pacha a été empoisonné sur un ordre venu de Constantinople. L’ancien ministre depuis longtemps craignait ce dénouement.

Il prenait les précautions les plus minutieuses contre tous les gens qui l’approchaient et se faisait préparer sa nourriture par un esclave dévoué. »

Le 2 juin, Le Français annonce que le cheikulislam Hayrullah, signataire du décret de déposition d’Abdul-Aziz, vient également de mourir en exil à Taïf. Deux acolytes retrouvés morts à quelques jours d’écart dans la même ville, est-ce bien une coïncidence ? Le 5 juin, on peut lire dans La Dépêche :

« Le bruit court, à Londres, que l’ex-sultan Mourad est gravement malade. Le bruit emprunte son importance aux commentaires dont ont été l’objet les morts successives de Midhat-Pacha, Mahmoud-Damat-Pacha, Hairoullah-Effendi, tous impliqués dans les affaires de la déposition du sultan. »

Le 7 juin, Le Journal des débats politiques et littéraires publie une longue lettre envoyée d’Istanbul qui tente, sans grand succès, de contredire ces rumeurs :

« Eh bien ! en dépit de l’opinion publique, ces soupçons doivent être écartés. S’il y avait assassinat, puisqu’il faut dire le mot, aurait-on commis ce double meurtre à des dates si rapprochées ?

En outre, les prisonniers étaient gardés par des hommes spéciaux, appartenant au Sultan, et Saïd même ne pouvait rien malgré eux. Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que ces prisonniers aient pu résister si longtemps ; le chagrin, le climat auraient dû les tuer depuis longtemps, et il n’y a là qu’une fatale coïncidence. »

Citant la même lettre comme étant envoyée par un correspondant local, le quotidien républicain Le Rappel du 10 juin va plus loin dans l’ironie :

« Soupçonner le sultan d’une pareille ‘fantaisie’, tout en faisant la part du pays et des usages, est tout simplement absurde ; il est incapable d’actes de cette nature. »

L’affaire continue un certain temps à alimenter la presse française. Le 23 juillet, on lit ainsi dans la très monarchiste Gazette nationale que toutes les rumeurs seraient « un pur roman inventé par la malveillance, auquel il suffit d’opposer la vérité ».

« Midhat-Pacha est mort d’un anthrax, que ses habitudes peu tempérantes avaient fait naître et que la chaleur du climat a aggravé.

La mort de Mahmoud-Pacha Damad est due à une cause tout aussi naturelle, et quant au cheik Ul-Islam-Haïroullah-Effendi, que les correspondants de la Post fait mourir avec ses complices, il est encore plein de vie, mais interné à la Mecque, près du sanctuaire le plus vénéré de l’Islam, ce qui ne saurait déplaire à un homme aussi dévot. »

La propagande du sultan Abdülhamid II réussira à clore l’affaire pour un moment. Les rumeurs allaient toutefois se confirmer avec le temps, notamment lorsque le fils de Midhat pacha, Ali Haydar, réussit à s’enfuir en Europe afin de diffuser les circonstances de l’assassinat de son père. Le récit détaillé de la mort de l’homme d’Etat sera ainsi publié en 1908 dans son Midhat-Pacha. Sa vie, son œuvre [accessible sur Gallica].

Özgür Türesay est maître de conférences à l’École Pratique des Hautes Études, où il anime un séminaire sur l’histoire de la presse ottomane aux XIXe et XXe siècles. Ses recherches portent sur l’histoire intellectuelle et politique de l’Empire ottoman de la fin du XVIIIe siècle à la Turquie républicaine des années 1930.

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Son Altesse Midhat-Pacha, grand vizir
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