Écho de presse

1892 : l'attentat anarchiste du commissariat des Bons-Enfants

le 08/11/2023 par Pierre Ancery
le 19/11/2018 par Pierre Ancery - modifié le 08/11/2023
« La dynamite à Paris », Une du Petit Journal, supplément du dimanche, 19 novembre 1892 - source : RetroNews-BnF
« La dynamite à Paris », Une du Petit Journal, supplément du dimanche, 19 novembre 1892 - source : RetroNews-BnF

Le 8 novembre 1892, une bombe explose dans le commissariat de la rue des Bons-Enfants, à Paris, faisant cinq morts. Alors que le pays subit une vague d'attentats anarchistes, la presse accuse le gouvernement d'impuissance.

Le 8 novembre 1892, un colis suspect est découvert à l'entrée des bureaux parisiens de la compagnie des mines de Carmaux. Ces dernières sont alors au cœur de l'attention : une grève s'y déroule, devenue enjeu national depuis que l'armée a été dépêchée sur place.

 

Le concierge du bâtiment se saisit du colis et l'amène au commissariat de police du 1er arrondissement, au 21, rue des Bons-Enfants. La bombe qu'il contient y explose, tuant cinq personnes : quatre policiers et le garçon de recettes de la compagnie des mines de Carmaux.

 

Le lendemain, tous les journaux titrent sur l'événement. Pour la presse à grand tirage, c'est évident : l'attentat s'inscrit dans la logique de la « propagande par le fait » dont se revendique une partie du mouvement anarchiste, dans le but de provoquer une prise de conscience populaire. En juillet de la même année, Ravachol, auteur de deux attentats visant les immeubles de magistrats parisiens, a été guillotiné.

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Le Petit Parisien raconte :

« La nouvelle de l'explosion a été vite colportée dans la capitale. Partout la consternation a été grande. On s'entretenait de l'événement au Sénat, à la Chambre des députés, dans les couloirs du Palais de Justice.

 

Voici donc les anarchistes qui recommencent leurs terribles exploits. En voulant se venger des membres du Conseil d'administration de Carmaux, en voulant exercer leur propagande par le fait, les anarchistes ont tué cinq personnes. »

Le Petit Journal, qui publie des dessins du résultat de l'attentat, donne les détails les plus atroces sur la découverte des corps :

« Près de l'entrée, on butait contre un premier cadavre, celui du gardien de la paix Réaux, étendu sur le ventre, en travers de la porte, les deux jambes enlevées ; le reste du corps du malheureux, contrairement aux autres victimes, était à peu près intact et la figure restait reconnaissable [...].

 

Le corps de M. Pousset, privé de la tête et des jambes, était enfoui sous un amas de décombres au fond de la pièce : la tête s'était écrasée de tous les côtés et formait des placards de chair sanguinolente sur les murs ; un morceau de cervelle avait même traversé la cour et s'était aplati sur le mur du bâtiment voisin.

 

Un morceau d'intestin, lancé en l'air, était venu s'enrouler autour de la lyre d'un des appareils à gaz qui servaient à éclairer la pièce. »

On apprend aussi que l'attentat a causé indirectement une sixième mort, celle d'un policier mortellement choqué par la vision horrible des cadavres, comme le raconte, entre autres, La France.

« À 1 heure, on apporte, dans la cour de la maison, un gardien de la paix qui venait de faire une chute et s’était blessé à la tête. Le malheureux expira bientôt. Il succombait à la rupture d’un anévrisme. C’est M. Henriot, sous-brigadier à la la brigade centrale.

 

On croit que c’est l’émotion produite par le drame qui l’a tué. »

La presse unanime condamne l'attentat. Dans Le Figaro, organe conservateur :

« Nous n'avons pas à insister sur l'émotion, sur l'indignation que cet odieux attentat a causées non seulement dans le quartier, mais dans tout Paris, et qui aura son douloureux retentissement dans l'Europe entière. Ce n'a été qu'une voix pour flétrir la lâcheté des misérables qui commettent des crimes aussi infâmes.

 

– Je comprends qu'on monte sur une barricade, disait un ouvrier, au moins on y va pour sa peau ; mais tuer des gens de cette façon-là, c'est plus ignoble que de les tuer au coin d'une rue. »

Le 10 novembre, le même journal, comme nombre de ses confrères, réclame des mesures d'exception, à commencer par l'augmentation des forces de police. Tout le mouvement anarchiste est englobé dans la condamnation du quotidien, qui ne fait pas de distinction entre les tenants de la propagande par le fait, favorables aux actes de violence insurrectionnelle, et ceux, nombreux, qui s'y opposent :

« Un élément nouveau de mal, de péril et de mort est entré dans le monde ; nous devons nous y habituer et vivre avec lui [...].

 

Tant qu'on subira le droit de grève et la faculté illimitée de coalition, nous serons en péril. Péril d'ailleurs universel et dont la France n'a pas le triste privilège, comme le feront certainement croire les journaux de nos bons voisins [...]. On a vu ce que promettent les anarchistes de Chicago.

 

Comme remède provisoire, il n'y a encore que la police, et je ne vois pas quelle objection on pourrait faire à une nouvelle augmentation du nombre des agents chargés de nous défendre...

 

Il y aurait aussi un remède moral, à la portée de tous et pouvant être efficace, c'est que l'opinion n'ait plus pour les théoriciens de l'anarchie, aussi canailles que les exécutants, mais moins courageux encore, la veulerie sentimentale et cette curiosité mêlée d'une vague indulgence que les époques de dilettantisme témoignent volontiers aux monstres de toute espèce. »

La Lanterne, journal de gauche, est encore plus explicite à propos du dégoût que lui inspirent les anarchistes :

« Nous avons trop souvent réprouvé, d'où qu'elles viennent, toutes les violences pour qu'il nous soit besoin de dire que nous flétrissons l'assassinat. Et l'attentat par la dynamite est un assassinat aggravé de lâcheté.

 

Mais ce qu'il est nécessaire de constater, c'est qu'il n'existe parmi les républicains ni un parti, ni une secte, ni un groupe, ni un homme à qui ces crimes insensés ne fassent horreur. Car l'anarchie, qui n'est pas une opinion, n'est pas un parti et n'a rien de commun avec les républicains, pas même avec les plus révolutionnaires des Socialistes.

 

Et la catastrophe abominable d'hier aura du moins ce résultat d'avoir mis les anarchistes à leur véritable place, hors de la politique, entre la folie et le crime, entre l'échafaud de la Roquette et le cabanon de Charenton. »

L'Univers, journal catholique républicain, critique quant à lui l'impuissance de l'Assemblée et du gouvernement et vise particulièrement le président du Conseil Émile Loubet (gauche républicaine) :

« Contre la dynamite, cinq ordres du jour et six votes, des cris pendant deux heures, des récriminations et des dénonciations affolées, voilà ce que la Chambre peut offrir au pays. Si quelque anarchiste assistait à la séance, il a dû être satisfait du résultat produit, dans le monde politique, par l'explosion, du matin. »

Même chose dans le quotidien de droite Le Matin :

« Ils se moquent bien, les hommes de la propagande par le fait, de ces distinctions, de ces nuances où nous nous complaisons. Que le gouvernement soit énergique ou faible, qu'il gouverne ou ne gouverne pas, cela les touche peu.

 

Modérés ou avancés, radicaux ou opportunistes, bourgeois ou socialistes, ils mettent tout dans le même panier. Que leur importent les doctrines, que leur importent les idées, que leur importent les hommes ? Que leur importe même de frapper sur celui-ci ou celui-là ? Ils sont les destructeurs par principe, ils sont (ce mot profond est de M. Alphonse Humbert) les symbolistes du crime, du crime social.

 

À quoi bon perdre son temps à analyser les causes de cet état d'esprit qui fait retour à la sauvagerie primitive de l'espèce ? Il existe, et c'est assez. »

Idem dans L'Écho de Paris, organe conservateur :

« [Notre République], hélas ! depuis qu'elle est triomphante, n'a pas fait grand-chose pour améliorer les lois, a été timide et paresseuse dans ses réformes et n'a rien fait du tout pour en apprendre le respect. Elle a découragé les répressions nécessaires et énervé la justice, par des pardons tournés aux apothéoses. Elle n'a pas appliqué le principe, souverainement juste, des complicités morales [...].

 

La guerre sociale est librement prêchée. On reçoit, à Carmaux, des législateurs en leur chantant des refrains assassins, et on sourit à ces choses. Et vous voulez qu'un pauvre diable, qui voit tout cela, sans croyances, sans traditions, sans respect, ne devienne pas anarchiste... Mais, il y a des moments où j'ai envie de le devenir moi-même ! »

Lors de la messe dédiée aux victimes, Émile Loubet, parlant des auteurs de l'attentat, flétrira ces « hommes, repoussés par tous les partis, aveuglés par une haine sauvage », « qui pensent par de tels moyens satisfaire des vengeances inavouables ou réformer la société ».

 

D'autres attentats anarchistes auront lieu dans les années suivantes : celui de la Chambre des députés, où une bombe explose le 9 décembre 1893, ne faisant aucune victime, celui du café Terminus, le 12 février 1894 (un mort et 17 blessés), et l'assassinat de Sadi Carnot à Lyon le 24 juin 1894.

 

L'auteur de l'attentat de la rue des Bons-Enfants, un jeune anarchiste nommé Émile Henry, sera arrêté et guillotiné le 21 mai 1894. Il était également responsable de l'attentat du café Terminus.

 

Cette vague d'actes terroristes donnera lieu à ce que l'Histoire retiendra sous le nom de « lois scélérates », séries de lois votées dans le but de réprimer le mouvement anarchiste – lois que combattra Jean Jaurès en raison de leur nature liberticide.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Jean Préposiet, Histoire de l'anarchisme, Tallandier, 2005

 

Jean Maitron, Ravachol et les anarchistes, Gallimard, Folio Histoire, 1992

 

Samuel Bartholin, Paris, 1892-1894, genèse du terrorisme, 2016, article paru sur Slate.fr