Un autre point d’achoppement se fait jour entre les deux interlocuteurs : la question de l’usage de la violence révolutionnaire.
« WELLS. — Je suis attentivement la propagande communiste en Occident et il me semble que cette propagande, dans les conditions modernes, a l’air tout à fait démodée, car elle est la propagande de l’action violente [...].
STALINE. — Les communistes n’idéalisent nullement la méthode de la violence. Mais les communistes ne veulent pas être pris au dépourvu, ils ne peuvent pas compter que le vieux monde quittera lui-même la scène ; ils voient le vieil ordre se défendre par la force, et c'est pourquoi les communistes disent à la classe ouvrière : préparez-vous à répondre à la violence par la violence, faites tout votre possible pour que le vieil ordre en déclin ne vous écrase pas, ne lui permettez pas d’enchaîner vos mains qui doivent le renverser. »
« La révolution, le remplacement d’un ordre social par un autre a toujours été une lutte, une lutte douloureuse et cruelle, une lutte à mort », ajoute Staline. Wells avance ensuite l’idée que le capitalisme est « réformable » afin de parvenir à la justice économique. Une position immédiatement battue en brèche par Staline :
« WELLS. — La différence entre une petite révolution et une grande réforme est-elle bien grande ? De grandes réformes ne sont-elles pas une petite révolution ?
STALINE. — Grâce à la pression d’en bas, à la poussée des masses, la bourgeoisie peut quelquefois consentir telle ou telle réforme partielle, tout en restant sur le terrain du régime économique et social existant. En agissant ainsi, elle estime que ces concessions sont nécessaires dans l’intérêt du maintien de sa domination de classe [...]. La révolution, par contre, signifie le passage du pouvoir d'une classe à une autre. C'est pourquoi aucune réforme quelle qu'elle soit ne peut être caractérisée comme une révolution. »
L’interview se termine sur une note déférente, Wells rendant hommage à son interlocuteur en ces termes : « Je ne puis pas encore porter un jugement sur ce qui a été fait dans votre pays où je suis arrivé hier seulement. Mais j’ai déjà vu les visages heureux d’hommes sains et je sais que vous réalisez quelque chose de considérable. Le contraste avec 1920 est frappant. »
L’écrivain prend congé en mentionnant le rôle du PEN Club, au sein duquel il espère convier des écrivains soviétiques. « Cette organisation défend le droit d’exprimer librement toutes les opinions sans exception, ajoute-t-il. Cependant, je ne sais si une liberté aussi large peut être accordée ici. »
Réponse de Staline : « Cela s'appelle, chez nous, chez les bolcheviks, l’"autocritique". On en fait un grand usage en U.R.S.S. ».
Lors de sa publication en Angleterre, l'interview provoquera une controverse entre deux des plus grands intellectuels britanniques de l'époque, le dramaturge George Bernard Shaw et l'économiste John Maynard Keynes, le premier reprochant à Wells de n'avoir pas compris le discours théorique de Staline, et le second prenant partiellement la défense de Wells.
La réalité du stalinisme, insoupçonnée de ce dernier, ne sera connue que bien des années plus tard. L’auteur de La Machine à explorer le temps, décrit en 1941 par George Orwell comme « trop sain d’esprit pour comprendre le monde moderne », mourra en 1946 - sept ans avant Staline.
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Pour en savoir plus :
Joseph Altairac, Herbert George Wells, parcours d’une œuvre, Encrage, 1998
Nicolas Werth, La Terreur et le désarroi, Staline et son système, Perrin, 2007
François Kersaudy, Staline, Perrin, 2012