Interview

Une histoire des écrivains français en politique : conversation avec Gisèle Sapiro

le par

L'écrivain André Malraux en URSS, entre les écrivains soviétiques Koltzov (à gauche) et Maxime Gorki (à droite), dans Marianne, 1936 - source : RetroNews-BnF

Comment la figure de l’écrivain impliqué dans la vie politique du pays s’est-elle construite ? De Zola à Drieu La Rochelle en passant par Malraux, la sociologue Gisèle Sapiro revient avec nous sur ce personnage ambigu et typiquement français.

Le dernier livre de Gisèle Sapiro, Les écrivains et la politique en France, de l'affaire Dreyfus à la guerre d'Algérie, est publié aux éditions du Seuil.

Propos recueillis par Julien Morel.

RetroNews : De quelle façon apparaît l’idée de l’écrivain en tant que médiateur politique ? Quelle sont, selon vous, les premières personnalités à endosser ce rôle, et à quel « moment » ?

Gisèle Sapiro : Plutôt que de médiateur politique, je parle dans le livre de figure prophétique des temps modernes. En effet, l’écrivain engagé incarne sous beaucoup de rapports la figure du prophète qui intervient sur des questions d’intérêt général au nom de sa conscience, sans être mandaté par une institution (à l’instar du prêtre), et gratuitement, donc de façon désintéressée (je m’appuie pour cela sur la théorie de la religion du sociologue allemand Max Weber).

Les philosophes du XVIIIe siècle se donnent une telle mission, par exemple Voltaire lorsqu’il écrit son Traité sur la tolérance (1763) au moment de l’affaire Jean Callas, protestant injustement accusé d’avoir assassiné son fils qui voulait se convertir au catholicisme, et exécuté pour cette raison. Victor Hugo a constitué un modèle d’écrivain prophétique, qui a dû subir l’opprobre et l’exil pour ses prises de position. Lors de l’affaire Dreyfus, Émile Zola publie son « J’accuse » contre l’injuste condamnation du capitaine Dreyfus.

Ces formes d’engagement ponctuelles et extérieures au champ politique se distinguent de la participation au jeu politique d’écrivains comme Benjamin Constant, qui fait une véritable carrière d’homme politique, ou d’Alphonse de Lamartine qui siège à l’Assemblée nationale en 1848. Sous la Troisième République, la politique se professionnalise, et rares sont les écrivains qui, comme Maurice Barrès, André Malraux ou Louis Aragon, auront des responsabilités politiques, le premier comme député, le deuxième comme ministre, le troisième comme membre du Comité central du Parti communiste. Certains écrivains comme Paul Claudel sont diplomates de carrière, d’autres se font idéologues de partis, comme Pierre Drieu La Rochelle au Parti populaire français.

Vous faites débuter la création de cette figure de l’écrivain politisé avec les débuts de la Troisième République. En quoi ce moment historique se révèle-t-il un moment de liberté d’expression particulier ?

Les écrivains n’ont pas attendu la liberté de presse pour exercer leur pouvoir symbolique, j’ai montré dans mon précédent livre, La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (Seuil, 2011), qu’ils ont été à la tête des luttes pour la liberté d’expression.

Certes, la grande loi républicaine de 1881 libère les plumes et offre des possibilités inédites d’exprimer ses opinions, notamment pour critiquer les institutions et le gouvernement, mais ce moment est, comme je le disais, aussi marqué par la professionnalisation des carrières politiques, et par une relative clôture du champ politique. L’engagement des écrivains dans l’affaire Dreyfus marque un moment de réaffirmation de leur pouvoir symbolique hors du champ politique, en tant qu’intellectuels.

C’est pourquoi il inaugure l’ère des pétitions mais aussi d’autres formes de mobilisation collective rendues possibles notamment par la loi de 1901 autorisant les associations, comme l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, ou le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes. Les partis politiques tentent de leur côté de capter ce pouvoir charismatique des écrivains à leur profit.

De quelle façon, et selon quelles conditions s’établit alors le clivage gauche-droite entre les écrivains ?

C’est à la fin du XIXe siècle, avec l’avènement de la démocratie représentative, que les catégories de droite et de gauche se fixent comme marqueurs des deux grands c...

Cet article est réservé aux abonnés.
Accédez à l'intégralité de l'offre éditoriale et aux outils de recherche avancée.