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La Sainte-Vehme, société secrète réactionnaire germanique

le par - modifié le 08/12/2021
le par - modifié le 08/12/2021

Des tréfonds médiévaux aux nazis sous la République de Weimar, du folklorisme bon enfant à des assassinats bien réels, le sinistre « Tribunal secret » sidère la presse française au lendemain de la Première Guerre mondiale. Ses faits d’armes : antimodernisme forcené et violence extrême.

La Sainte-Vehme. La simple évocation de cette société secrète germanique d’origine médiévale fit trembler la presse française en plein XXe siècle. Après être revenue hanter l’Europe romantique et rêveuse du XIXe siècle, elle rejaillit dans le sang et l’épouvante dans l’actualité de l’entre-deux-guerres.

Apparue en Westphalie au XIIIe siècle, la Sainte-Vehme était un tribunal occulte réunissant petits seigneurs et roturiers, dénommés francs-juges. Impitoyables, ils examinaient les affaires d’hérésies et d’atteintes à la foi catholique, mais aussi les crimes et délits de droit commun. On dit que son origine remonte à Charlemagne ; son nom, « Das Fehmgericht » viendrait du vieil allemand fehméri, signifierait « condamner, bannir ». Pour Ce Soir, il s’agirait plutôt de « Vehme ou Fehme : tribunal secret ».

C'est lors des désordres du Grand interrègne (1250-1273), lorsque le Saint Empire se retrouva sans empereur, que la Sainte-Vehme, cette « institution étrange, mystérieuse, remontant aux origines mêmes de la société germaine » selon la Revue politique et littéraire en 1889, prit son essor. D’une première cour à Dortmund, d’autres assemblées ténébreuses  se répandirent bientôt dans le Saint Empire, tandis que les cathédrales montaient vers le ciel.

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La Sainte-Vehme ne rendait que deux sentences : l’absolution ou la mort. Absent et souvent ignorant de son sort, l’accusé était informé publiquement de son irrémédiable et funeste sort par un sinistre placard fiché sur sa porte. Selon L’Œuvre, chacun se devait d’imposer alors la sentence. Le désigné vivait dès lors dans l’épouvante d'être occis à tout moment. Comme le rappelle Le Petit Parisien en 1897, on retrouvait ensuite son cadavre pendu à la croisée des chemins, ou frappé d'un poignard.

Et gare au franc-juge trahissant ses pairs ; la Revue politique et littéraire détaille par le menu les supplices qui attendaient le renégat :

« Le secret et l’obéissance étaient pour tous les deux premières conditions.

En mettant l’index et le médium le plus près du pouce sur le tranchant du sabre d’un franc comte, le récipiendaire jurait, à genoux, de ne ‘dévoiler ni à son confesseur, ni à son père, ni à sa mère, ni à sa femme, ni à son frère les secrets de la Sainte-Vehme’ […].

Des peines terribles attendaient les parjures ou ceux qui parvenaient à pénétrer les secrets du tribunal. Le condamné, avait les yeux bandés et les mains liées derrière le dos, puis on lui passait une corde au cou, on le jetait sur le ventre, on lui arrachait la langue par la nuque et on le pendait sept fois plus haut qu’un voleur convaincu. »

Dispersés dans tout l’Empire, ces tribunaux occultes contestaient de fait l’exercice d’un pouvoir régalien. Réprimés, ils périclitent au XVIe siècle ; en Autriche on fit pourchasser les francs-juges.

Mais le souvenir demeura, et la Sainte-Vehme revint régulièrement se substituer à la justice ordinaire dans les régions reculées, par exemple en Bavière et dans le Tyrol selon Le Français en 1887.

Ses rituels cabalistiques, sa légende séculaire, son caractère délicieusement « gothique » et effrayant lui garantissent un succès certain dans un XIXe siècle friand de mystères ésotériques et de contes fantastiques. Feignant de se moquer des rustres bavarois, La France de Bordeaux et du Sud-Ouest ne résiste pas au plaisir de croquer en hautes couleurs les noirs conciliabules de la sinistre société secrète :

« Les francs-juges, les ‘Invisibles’ étaient partout et ils n’étaient nulle part ; ils ne se connaissaient pas entre eux, un seigneur siégeait à côté d’un bourgeois ou d’un vilain. Par ses sentences exécutées mystérieusement, la Sainte-Vehme s’était rendue redoutable. Elle résista victorieusement à des princes électeurs ; des empereurs la protégèrent et briguèrent l’honneur d’être initiés. […]

Le Tribunal secret avait des affidés dans toutes les cours souveraines, dans tous les châteaux, dans toutes les villes : ermites, veneurs, palefreniers, valets, et nobles et dignitaires. Les cours vehmiques s'assemblaient dans des burgs, dans des souterrains, dans des forêts, selon les circonstances, et elles s'entouraient d’un appareil terrifiant […]

Les cours siégeaient de nuit. Quatre hommes masqués et vêtus en noir, entraient silencieusement, avant la séance, dans la salle souterraine. Le premier portait un sabre droit, le second un sablier, le troisième un livre qu’il posait sur la table, le quatrième un carreau noir qu’il posait également sur la table. Autour de la table sept sièges noirs ; celui du franc-comte, le président, était exhaussé, avec le dossier tendu d’un drap noir sur lequel étaient brodées deux épées en sautoir, et cette inscription : ‘Sainte Vehme’. »

Le « Tribunal de sang », comme le titre Le Roman, l’autoproclamé « Journal des feuilletons marseillais », constitue un marronnier de la presse. Ce cortège de fantasmes synarchiques fut mis en prose et en vers par Gérard de Nerval et Auguste Villiers de I‘Isle-Adam et en musique par Hector Berlioz. Pierre Alexis Ponson du Terrail en fit les bonnes feuilles de ses récits historiques au filigrane occultiste et publiés dans La Patrie.

Dans ces feuilletons plus pittoresques que fantastiques, la Sainte-Vehme fraye avec des astrologues, des Rose-Croix, des moines assassins ou encore Rabelais.

Mais, après être passé de mode, le vénérable fabliau redevient une matière régulière des feuilletons de l'entre-deux-guerres, dans la presse nationale, comme dans Le Gaulois en 1925, ou locale, à l’instar du Progrès de la Côte-d’Or en 1930, parfois assorti d’une illustration suggestive de cet invisible croquemitaine germanique.

Pourquoi ? Parce que la sinistre société secrète n’est plus seulement un sujet de roman. La réalité a rejoint la fiction : la Sainte-Vehme est revenue, elle frappe de l’autre côté du Rhin, dans les affres et les soubresauts de l'Allemagne déchirée des années vingt.

1920. L’Allemagne vaincue vacille sous les coups des révolutionnaires de gauche et de droite. C’est naturellement sur ces terres originelles, en Rhénanie, alors occupée par l’armée française qui espère détacher la région pour en faire un État tampon, que la Sainte-Vehme émerge des profondeurs.

Tandis que les Poilus quittent Mayence, des assassins frappent ceux accusés de s’être montrés trop accueillants envers les Français. Le journal Le Siècle précise qu’ils avaient reçu « l'avis préalable de leur prochaine exécution, ainsi qu'un minuscule cercueil de bois, afin qu'ils ne se méprissent pas sur ce qui les attendait ». Avertis, d’autres fuient vers la France et participent à répandre l’effroi de la Sainte-Vehme.

Ses modernes francs-juges pourchassent sans relâche les responsables de la « Landesverrat », la trahison du pays : spartakistes, républicains, démocrates ou simplement Juifs.

À bon droit, la presse française s’inquiète. « Il existe dans le Reich toute une organisation terroriste qui est l'agent exécutif de la réaction » titre L’Excelsior en août 1921. Et, faute de mieux, cette « mano negra réactionnaire » est aussitôt assimilée à la terrible et médiévale conjuration :

« La Sainte-Vehme, qui règne en ce moment chez nos voisins, n'est pas moins redoutable que celle d'autrefois, dont elle s'inspire. »

De fait, les sociétés secrètes nationalistes pullulent de l’autre côté du Rhin, telles que la Wehrwolf ou l’organisation Consul, responsables de plusieurs centaines d’assassinats d’opposants ou de personnalités politiques, comme le ministre Matthias Erzberger en 1921, comme le rappelle La Petite République.

À Paris comme à Toulouse, la presse est touchée par une fièvre mystique. Faut-il se signer en crachant par terre ? Car, à l’évidence, pour La Dépêche, c’est le « Tribunal de sang de la Sainte-Vehme » qui frappe en  Allemagne.

La Lanterne n’y va pas par quatre chemins : « L'Allemagne possède un Ku Klux Klan », car, à la lueur des torches embrasées, les conjurés prêtent serment sur une « Hakenkreuz » lugubre, une croix gammée.

La renaissance de la Sainte-Vehme provoque une passion de plume pour l’occulte et le complotisme. La presse consacre des pages entières aux « sociétés secrètes », qui « sévissent » sur le globe tout entier. Partant, Le Petit Journal relie en fagot à la fois les romantiques Carbonari du siècle dernier au Ku Kux Klan et à la Tchéka soviétique, en passant par le très british Intelligence Service sous le titre de : « La Sainte-Vehme à travers le monde et à travers les âges ».

De son côté, Le Monde illustré  rappelle que « De tous temps,  les associations secrètes ont exercé dans l'État, aux périodes les plus troublées, un pouvoir occulte redoutable ».

Les phantasmes synarchiques forment dès lors un genre en soi, mêlant actualité et fiction, grosses ficelles de propagande et vieilles légendes. L’intransigeant publie un feuilleton, simulacre de reportage, sur ces « hommes aux 1.000 visages ».

Et le thème est décliné à l’envi. C’est bientôt toute l’Europe qui serait sous le joug des confréries d’assassins et des sociétés secrètes terroristes. En 1935, Le Petit Journal consacre une double page au « phénomène », héritier de ces « cours vehmiques » d’un autre âge :

Mais, qui se cache derrière ce cliché populaire et cette paresse gazetière ? Qui sont ces nouveaux francs-juges qui font couler en Allemagne un fleuve de sang ? Une série de procès retentissants permet de nommer certains des conjurés.

De 1926 à 1928 se tiennent à Berlin et à Stettin les procès dits de la « Reichswehr noire », ou mieux : « les procès de la Sainte-Vehme ».

Parallèlement à la républicaine Reichswehr, la petite armée de métier venant remplacer l’impériale Deutsches Heer dissoute, une autre, illégale, s’était rassemblée dans l’ombre. Organisation secrète, la Reichswehr noire rassemble les formations paramilitaires d’extrême-droite qui pullulent et conspirent à la chute de la république.

Le 1er octobre 1923, elle tente un putsch militaire qui est écrasé. Tous les putschistes, sauf un, Paul Schulz, sont arrêtés. Devenu officier dans l’armée de Weimar, Schulz est arrêté peu de temps après avoir donné l’ordre d’assassiner un de ses hommes, pour « trahison ». En 1926 son procès est l’occasion de faire toute la lumière sur les centaines d’assassinats politiques qui émaillent encore l’actualité outre-Rhin.

Dans tous les cas, la presse française se désole de la clémence dont semblent bénéficier les conjurés ; pour La Lanterne, la justice entrave la répression qu’attendrait le pouvoir.

De fait, les assassins de la Reichswehr noire bénéficient de larges soutiens. En juin 1928, Le Temps fait connaitre une supplique de l’Union nationale des femmes allemandes au président Hindenbourg, exigeant la mise en liberté immédiate et sans conditions des accusés afin qu’il ne soit pas permis « que fussent accablés […] ceux qui n’avaient rempli que leur strict devoir envers leur patrie ».

La Sainte-Vehme ignore les frontières. De Londres à Copenhague en passant par Zurich, d’anciens opposants disparaissent, évaporés parfois avec leur compagne. On retrouve leurs cadavres sur le bord des routes, ou dans un charnier.

En France aussi. En octobre 1934, Le Petit Journal avertit : « Le spectre de la Sainte-Vehme plane sur l'inquiète existence des réfugiés allemands ». On craint l’action de l'organisation Consul jusqu’à Paris, où les réfugiés allemands reçoivent ici aussi des menaces sinistres, comme le rapporte L’Excelsior qui publie l’un de ces terribles missives :

« Isidore-Leopold Schwarzschild, tu es voué à la Vehme !...

Ton journal devra être ‘synchronisé’ (gleichschalten) avant le 31 décembre au plus tard ; tu dois rallier l'État nouveau et tu as à le servir sans compter. Il t'est permis de faire quelques réserves sur la ‘question juive’.

Si tu ne te soumets pas, ta vie, dès le dernier jour de décembre, appartiendra définitivement à la Vehme et, le 31 janvier 1934, tu ne compteras plus parmi les vivants... »

Einstein fait ainsi partie des « avertis ». Fin 1933, Le Journal assure que la tête du grand physicien a été mise à prix par « le tribunal secret ». Lui en sourit. Sa compagne beaucoup moins ; car cette annonce vient donner prétexte aux journaux de (re)détailler par le menu les souffrances qui attendent les avisés.

Alors, lorsqu’une autre société secrète, bien française celle-là, frappe en plein Paris en 1937, on parle encore de Sainte-Vehme. D’ailleurs, ne la surnomme-t-on pas La Cagoule ?

Les auteurs de feuilletons se précipitent sur cette nouvelle manne : non sans un fond de vérité, on insère les Nazis dans les traditionnelles calembredaines littéraires et ésotériques.

Mais, une fois de plus, l’actualité rejoint la fiction. En juin 1934, la nuit des Long Couteaux, qui vit le NSDAP s’épurer dans le sang de sa frange révolutionnaire incarnée notamment dans la SA, fut naturellement interprétée comme un manifestation de la Sainte-Vehme. De ce « complot synarchique », Hitler ne serait naturellement que le jouet. Et il en fut de même lorsqu’Hitler échappa par miracle à une bombe déposée dans une brasserie à Munich en novembre 1939 : la Sainte-Vehme, les francs-juges.

L’occulte plutôt que la raison ; le cliché permet aussi, à droite, de désigner par ricochet un adversaire traditionnel : la franc-maçonnerie.

Après la nomination d’Adolf Hitler à la Chancellerie du Reich, le voile se lève. Nombre d’assassins de la Sainte-Vehme réapparaissent. Désormais les prétendus francs-juges sont les chefs du nouveau Reich. Ils siègent à la Gestapo ou dans les tribunaux, jusque dans les préfectures de police.

Les meurtriers d’hier sont les héros d’aujourd’hui. En octobre 1939, L’Œuvre titre « Hitler héritier de la Sainte-Vehme » et rappelle que les crimes des complotistes d’hier sont désormais dépassés en horreur par ceux perpétrés aujourd’hui par le régime nazi. Le journal terminait par cette sentence optimiste :

« Ainsi se fit la liaison entre les assassins de la Sainte-Vehme et les bourreaux d’Hitler. Choses d'Allemagne, qu'il ne faudra pas oublier quand les Allemands demanderont grâce. »

Pour Le Petit Journal et Gringoire, Xavier de Hauteclocque avait enquêté durant les années 1930 sur « les Torquemadas de la Sainte-Vehme » et voulu faire tomber les masques :

« Ce qui étonne dans les crimes de la Sainte-Vehme, ce n'est pas tant leur sauvagerie que leur logique. Au-dessus de cette bacchanale de meurtres, on sent une volonté rigide et sereine. Quelques hommes méditent, penchés sur le damier politique. Parfois, ils soufflent un pion : un chef du camp adverse est supprimé. […]

Vous plaît-il de savoir ce qu'il est advenu des meurtriers, de leurs complices, inspirateurs ou protecteurs ? Les assassins de Liebknecht et Rosa Luxembourg s'en tirèrent avec quelques semaines de prison ou ne furent pas même poursuivis. Deux juges militaires leur assurèrent cette impunité stupéfiante. L'un M. Canaris, occupe un poste de premier plan au ministère de la Reichswehr. L'autre, le Conseiller Jorns, nommé  procureur général, est le plus haut magistrat du Reich.

Le comte Arco-Valley, massacreur de Kurt Eisner, fut condamné à la prison perpétuelle... avec l'autorisation de purger cette prison dans un de ses domaines ! Amnistié par la suite, il dirige aujourd'hui l'aviation civile bavaroise.

Schulz et Tillessen, qui fusillèrent Erzberger, se réfugièrent en Hongrie. On ne les a pas inquiétés. Leur âme damnée, Manfred von Killinger, siège comme député national-socialiste au Landtag de Saxe. »

Mal lui en a pris. Ses articles lui coûteront la vie ; en 1935, Xavier de Hauteclocque était empoisonné à Berlin.

Édouard Sill est docteur en histoire, spécialiste de l'entre-deux-guerres, notamment de la guerre d’Espagne et de ses conséquences internationales. Il est chercheur associé au Centre d’Histoire Sociale des Mondes Contemporains.