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La charge de cavalerie, invention d’un mythe politique

le par - modifié le 26/06/2023
le par - modifié le 26/06/2023

La charge des cavaliers de Reichshoffen durant la guerre de 1870 est entrée dans les mémoires comme le crépuscule d’une arme, mais aussi d’une classe et d’un système social.

Nous avons tous en tête ces images popularisées par le cinéma de cavaliers chargeant au triple galop, sabres au clair. Ce que l’on sait moins, c’est que cette vision est largement construite. Au XVIe siècle, les chevaliers ne passent au galop qu’à courte distance de l’adversaire afin de maintenir la cohésion dans leurs rangs. Même chose à l’époque napoléonienne.

Mais d’où voit alors le mythe de cette charge de cavalerie ? En France, c’est très certainement la guerre de 1870 qui contribua à le cristalliser, et particulièrement la bataille de Frœschwiller-Reichshoffen (6 août 1870). Celle-ci a donné lieu à de très nombreuses toiles, comme celle d’Aimé Morot mise en Une de notre article, que Le Petit Journal reproduit dans son édition du 23 décembre 1906. Trente-cinq ans plus tard, l’un des quotidiens les plus populaires de France rappelle à ses lecteurs les événements qu’elle représente :

« La journée glorieuse et fatale entre toutes pour l’arme des cuirassiers, c’est celle le Reichshoffen, le 6 août 1870. Dans l’admirable toile que nous reproduisons, et qui compte parmi les plus belles pages de la peinture militaire française, le peintre Aimé Morot a fixé le souvenir de ces charges fameuses.

Là, des régiments entiers coururent au sacrifice, à la mort, pour couvrir la retraite de l’armée de MacMahon. À Morsbronn, le 4e, le 8e et le 9e cuirassiers chargèrent d’abord ; puis, entre Elsasshausen et Frœschwiller, ce furent les 1er, 2e et 4e régiments, composant la division Bonnemain.

L’effort héroïque de ces soldats de la même arme demeurera à jamais fixé dans l’histoire, sous la désignation de : charge les cuirassiers de Reichshoffen. »

D’emblée, cette description et l’image de la peinture de Morot posent un problème. Car les diverses charges de Frœschwiller-Reichshoffen ne furent en rien héroïques ni menées à fond de train, comme le représente la toile de Morot réalisée en 1889.

Au contraire, ce fut un massacre. On ordonna aux cavaliers de charger dans des terrains défavorables, notamment en plein cœur du village de Morsbronn face à une barricade. Le résultat fut sans appel. Les cuirassiers, malgré leurs plastrons de métal et leur casque, furent fauchés par les tirs prussiens, et ce d’autant plus facilement que, depuis quelques années, la technologie militaire avait fait d’importants progrès. Désormais, les balles se chargeaient par la culasse, augmentant la cadence de tir (fusil Dreyse, notamment). Pire, les canons rayés permettaient de projeter des projectiles plus loin en causant plus de dégâts.

Une autre toile consacrée à l’événement faite par Édouard Detaille en 1874 semble plus dépeindre la réalité de la charge de Reichshoffen. Reproduite dans Le Monde Illustré du 20 mars 1875, elle montre les cuirassiers arrivant en bout de course, se heurtant à la barricade dressée en plein village pour être massacrés par les tirs des soldats prussiens.

La charge de Reichshoffen suscite de nombreuses autres représentations qui la mettent en scène de manière beaucoup plus académique, montrant des cavaliers à fond de train, attaquant au grand galop. Outre une autre toile de Morot reproduite dans Le Monde Illustré en août 1887, citons pêle-mêle la peinture de Théodore Levigne faite en 1878, celle de Jules Rouffet en 1902, sans compter des images d’Épinal imprimé à la fin du XIXe siècle que l’on peut voir par exemple ici, ou encore là.

Si ce sujet remporte un tel succès, c’est que d’emblée il semble symboliser, pour ceux qui en parlent, la fin d’un monde. Ainsi, si Le Petit Journal de décembre 1906 met en quatrième de couverture la peinture de Morot, c’est parce qu’au même moment « on parle de la suppression de la grosse cavalerie, dont le rôle est naturellement diminué par les exigences de la guerre moderne ».

Il est vrai que le progrès du feu, et notamment la diffusion des mitrailleuses, condamne à terme la cavalerie, même la plus lourde. Avec cette fin programmée, nul doute que l’on pleure avec regret les grandes charges de cavalerie qui ont émaillé la geste napoléonienne, notamment celle de la bataille d’Eylau qui, le 8 février 1807 vit le maréchal Murat lancer une des plus grandes charges de cavalerie de l’histoire – que Balzac évoquera dans Le Colonel Chabert (1831). Ainsi, l’une des images d’Épinal dépeignant la bataille de Reischoffen affirme que les cuirassiers, en se sacrifiant, se sont montrés « les dignes émules de leurs devanciers d’Eylau et de la Moskowa ».

Mais cette fascination pour la dernière grande charge de 1870 obéit sans doute à des représentations plus anciennes. Tout au long du XIXe siècle, la construction de modernité industrielle en Occident s’accompagne, comme par miroir, d’une nostalgie pour le Moyen Âge. Déjà, en 1790, le penseur contre-révolutionnaire Edmund Burke affirme dans Réflexions sur la Révolution de France que « l’âge de la chevalerie est passé. Celui des sophistes, des économistes et des calculateurs lui a succédé ; et la gloire de l’Europe est éteinte à jamais ».

Presque un siècle plus tard, Eugène de Monzie ne dit pas autrement dans le livre qu’il consacre à la bataille de Reichshoffen en 1876 et voit dans la charge terrible qui émailla cette journée le chant du cygne d’une élite chevaleresque menacée de disparition par l’industrie et l’esprit de jouissance :

« Pendant six ans, à partir du jour où commença la phase parlementaire du Second Empire, la diffusion bruyante de ces principes et de ces idées de libéralisme corrosif et douceâtre comme l’arsenic, par les voies de la tribune et de la presse, gagna de proche en proche presque toutes les parties de la nation. On se dégoûta de ce qui est généreux, chevaleresque, héroïque, grand ; les esprits et les cœurs s’amollirent ; le nerf du patriotisme se détendit et n’eut plus ni ressort, ni élan […].

Ce peuple, autrefois un peuple de héros, en était arrivé à n’être plus qu’un peuple de viveurs, de sophistes, de farceurs, de marchands, de boutiquiers ; travaillé par les grossiers appétits du lucre ; moralement endurci et desséché ; ne connaissant même plus ses traditions de politesse, de courtoisie, d’hospitalité.

Les prospérités énervantes du commerce et de l’industrie entrèrent pour beaucoup dans l’avènement de dispositions morales si fâcheuses. Cet ordre de préoccupations inférieures, vers lesquelles se laisse toujours glisser la démocratie, domina les conseils du pouvoir. »

Ce texte mérite que l’on s’y attarde. Pour l’auteur, c’est évident. Le « glissement démocratique » menace non seulement les fondements sociaux et religieux de la société, mais aussi sexuel. Il « amollit » et « détend » le nerf du patriotisme, vertu liée alors à la pratique de la guerre, activité réservée aux seuls hommes. À l’opposé, le libéralisme est comparé à l’arsenic, arme associée aux femmes.

Or, pour beaucoup, rien ne semble plus symboliser cette mort d’un monde chevaleresque et le triomphe du libéralisme parlementaire et économique que le spectacle des cavaliers cuirassiers fauchés par des balles de l’infanterie. Si les premiers évoquent les derniers échos de la vieille aristocratie – très présente parmi les officiers dans cette arme – luttant avec héroïsme, épée à la main, les seconds symbolisent eux la lâcheté de la modernité, qui utilise la technologie du fusil et de l’artillerie pour tuer à distance.

Ainsi plusieurs toiles consacrées aux charges de Reichshoffen mettent en scène, souvent en marge des compositions, des soldats à pied fauchant sans merci et sans prendre de risque les cavaliers et leurs montures. Typique de ce genre de traitement, celle de Détaille ne montre aucun des tireurs (et dans celles de Morot, on les voit à peine). Les coups, signalés par des panaches de fumée, apparaissent partir des maisons entourant les cuirassiers sans que le spectateur sache vraiment comment. Le peintre oppose ainsi une guerre moderne et industrielle à celle plus courtoise, où des chevaliers croisaient le fer à égalité, donc, avec honneur. Mais l’ère de ce type de combattant noble, semble-t-il dire, est révolu, englouti par un déluge de feu et par un paysage urbain, loin des plaines de champs de bataille et des exploits guerriers d’antan. Voilà qui explique pourquoi la peinture de Detaille, malgré sa violence, a rencontré un grand succès.

C’est d’autant plus le cas que la métaphore des balles fauchant des chevaliers et annonçant par la même une forme de décadence n’est pas récente. On la retrouve dès le Moyen Âge avec la condamnation par l’Église des arbalètes, arme facilement utilisable par le commun des mortels et pouvant tuer d’un seul carreau un aristocrate bardé de métal.

Cette peur prend une nouvelle dimension au XVIe siècle alors que se multiplient les arquebuses à poudre et les canons sur les champs de bataille. Déjà, l’Arioste, dans son Roland Furieux (publié entre 1516 et 1532), marqué par les guerres d’Italie, assimile l’apparition des armes à feu à la fin du monde chevaleresque :

« Comment as-tu trouvé place dans le cœur de l’homme, ô scélérate et odieuse invention ? Par toi, la gloire militaire a été détruite ; par toi, le métier des armes est sans honneur ; par toi, la valeur et le courage ne sont plus rien, car le plus souvent le lâche l’emporte sur le brave.

Grâce à toi, la vaillance et l’audace ne peuvent plus se prouver sur le champ de bataille. Par toi, sont déjà tombés et périront encore tant de seigneurs et de chevaliers, avant que s’achève cette guerre qui a mis en larmes le monde entier, mais plus spécialement l’Italie ! »

Une idée similaire se retrouve dans Don Quichotte de Cervantès, écrit un siècle plus tard, où le héros tragique, en plein élan nostalgique, qui regrette le temps où la chevalerie dominait les pratiques guerrières :

« Oh ! bienheureux les siècles qui ne connaissaient point la furie épouvantable de ces instruments de l’artillerie, dont je tiens l’inventeur pour damné au fond des enfers, où il reçoit le prix de sa diabolique invention ! C’est elle qui est cause qu’un bras infâme et lâche ôte la vie au plus valeureux chevalier […].

Aussi, quand j’y fais réflexion, il me prend envie de dire que je regrette au fond de l’âme d’avoir embrassé cette profession de chevalier errant, dans un âge aussi détestable que celui où nous avons le malheur de vivre. »

En France, ce lieu commun du chevalier fauché par une balle s’incarne dans le destin de Bayard, grand aristocrate guerrier qui, après de nombreux combats, mourut tué d’un coup d’arquebuse le 29 avril 1524 en couvrant la retraite des armées de François Ier. Un an après son trépas, ce destin inspire à Symphorien Champier, l’un de ses premiers biographes, un passage où le tireur du coup de feu fatal se maudit et, affirme l’auteur, serait par la suite entré en religion pour expier ce qu’il assimile à un péché.

Trois siècles et demi après, dans la France des années 1870 qui brûle encore du souvenir de Reichshoffen, le trépas de Bayard inspire toujours nombre de commentaires. Le Spectateur Militaire d’août 1878 introduit ainsi un article sur les armes à feu à l’exposition universelle avec un long développement où la mort de Bayard d’un coup d’arquebuse marque là encore le crépuscule de la chevalerie, une « institution brillante » et masculine, à laquelle l’auteur oppose l’arquebuserie qu’il pare de défauts assimilés à la femme « imposant ses règles et ses caprices » :

« L’arquebuse qui priva la France d’un de ses plus vaillants capitaines, – le chevalier Bayard, – devait donner le coup mortel à une institution dont les brillantes lueurs avaient longtemps rayonné sur le monde. Ainsi : le courage, l’adresse, la force, la bouillante ardeur des hommes d’armes, cardés de fer, durent fléchir devant les terribles effets des armes à feu, de sorte qu’il s’opéra une transformation rapide dans l’armement des troupes et dans leur manière de combattre...

La poudre ayant tué la chevalerie, l’escopette ayant brisé les casques, les boucliers et les armures, malgré les vains efforts de Louis XIII et de Louis XIV pour arrêter ce mouvement, depuis lors l’arquebuserie régna chez nous en souveraine, imposant tour à tour ses règles, ses caprices selon les mœurs, le goût, le progrès de l’époque. »

Le lien entre les chevaliers des guerres d’Italie et les cuirassiers de 1870 est par la suite plusieurs fois évoqué dans la presse. En 1919, le Mercure de France trace ainsi une généalogie censée prouver que, de Bayard à Reichshoffen, la France serait par nature une nation chevaleresque, chargeant tête la première quoi qu’il en coûte :

« Notre mentalité française est ainsi faite. Nous vivions sur la légende de Bayard, du chevalier d’Assas, de Bonaparte au pont d’Arcole et des cuirassiers de Reichshoffen.

Nous ne ménagerons jamais nos applaudissements enthousiastes au chef qui marche au combat en tête de sa troupe et qui part à l’assaut avec la première vague. »

Ce texte montre que, malgré le triomphe de la guerre industrielle, la nostalgie des temps chevaleresques tourne encore à plein. Celle-ci est tellement forte qu’elle pousse d’aucuns, dès 1870, à aller chercher une chevalerie de substitution. Pour certains parmi les plus conservateurs, il s’agissait tout bonnement de garantir la pérennité d’une France chrétienne menacée par le libéralisme. De Monzie, dans son livre de 1876 affirme ainsi :

« La Grèce païenne accordait un égal tribut d’éloges à ceux qui étaient morts et à ceux qui avaient survécu en ces occasions mémorables.

Mieux partagée, même en sa défaite, la France chrétienne, pour retrouver les mêmes mérites et les mêmes vertus, n’a qu’à évoquer un seul souvenir : elle les admire dans les vaincus de Reichshoffen. »

La France républicaine n’étant plus chevaleresque, on va donc d’abord se mettre en quête d’une chevalerie ailleurs, dans des pays et des régions qui auraient su garder leurs traditions guerrières. D’aucuns penseront la retrouver en combattant contre les Touaregs, vu comme des descendants de croisés ou en prenant exemple sur les samouraïs japonais. Mais c’est nettement l’apparition de l’aviation qui donne à nombres d’officiers de cavaleries l’occasion de retrouver l’élan supposé des grandes charges de la chevalerie et de participer à des combats où l’on affronte des adversaires face à face, où l’on monte un avion comme un cheval, où l’on peut parer sa machine des symboles rappelant les écus des croisés.

L’un d’eux, Henri de Versonnex, un hussard devenu pilote, explique les raisons de son choix dans un livre sorti en 1933. Pour lui, s’élever dans les cieux est aussi un moyen de quitter le monde moderne d’en bas, où il n’est plus possible de charger comme un chevalier d’antan :

« Je ne veux plus vivre cette vie passive, à laquelle toute l’armée de terre, l’infanterie comme la cavalerie, est condamnée. Je veux refaire des charges et des reconnaissances, je veux revoir le soleil et le ciel.

Aujourd’hui, pour trouver le champ libre, il faut monter, s’élever au-dessus de cette terre qui n’est plus habitable. Ma décision est prise, j’irai dans l’aviation, l’aviation de chasse, la cavalerie légère de cette guerre. »

Ce déplacement des grandes plaines de batailles de jadis, désormais hachées par les tranchées et par les trous d’obus de l’artillerie, vers le ciel, amènera rapidement au sortir de la guerre à la création d’un nouveau mythe : celui des chevaliers du ciel.

Pour en savoir plus :

Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre : une anthropologie historique de la guerre moderne (XIXe – XXIe siècle), Paris, Seuil, 2008.

Frédéric Chauviré, « Le problème de l’allure dans les charges de cavalerie du XVIe au XVIIIe siècle », in : Revue historique des armées, n° 249, 2007

Hervé Drévillon, Batailles. Scène de guerre de la Table ronde aux tranchées, Paris, Seuil, 2007

François Robichon, L’Armée française vue par les peintres, 1870-1914, Paris, Herscher-Ministère de la Défense, 1998

Geoffrey Wawro, The Franco-Prussian War. The German Conquest of France in 1870-1871, Cambridge, Cambridge University Press, 2003