Située dans le 5e arrondissement de Paris, à quelques rues du Jardin des Plantes, la Grande Mosquée de Paris s’élève depuis presque un siècle dans la capitale. Son inauguration, en juillet 1926, fait suite à un long processus qui trouve sa racine dans la Première Guerre mondiale.
Lorsque éclate le conflit, la France est à la tête d’un vaste empire colonial. Entre 400 000 et 500 000 soldats venus d’Afrique sont mobilisés pour combattre sur le front, parmi lesquels 172 000 Algériens et près de 100 000 Tunisiens et Marocains. « L’armée d’Afrique » va perdre des dizaines de milliers d’hommes (le nombre exact varie selon les estimations, de 35 000 à 100 000) au cours de la guerre.
Dans les années suivantes, il va donc s’agir pour les responsables politiques français de rendre hommage aux nombreux soldats musulmans morts au combat. Et de manière beaucoup moins explicite, de réaffirmer la puissance de la France comme empire colonial, dans un contexte de rivalité entre les grandes puissances européennes.
Dès 1916, un comité se réunit autour du sénateur Édouard Herriot dans cette intention. Il aboutit à un rapport que Herriot présente en 1920, et qui comprend l’ « ouverture d’un crédit de 500 000 francs pour la construction d’une mosquée, d’une bibliothèque, d’une salle d’études et de conférences ». Herriot explique :
« Si la guerre a scellé, sur les champs de bataille, la fraternité franco-musulmane, et si plus de 100 000 de nos sujets et protégés sont morts au service d’une patrie désormais commune, cette patrie doit tenir à honneur de marquer au plus tôt et par des actes, sa reconnaissance et son souvenir. »
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Le projet de loi est adopté et la construction de la mosquée est confiée à la Société des Habous et Lieux saints de l’Islam, dirigée par l’Algérien Kaddour Benghabrit, futur recteur de la Grande Mosquée – une manière de contourner le principe de laïcité adopté en 1905, la Société ayant son siège en Algérie française. C’est cette Société qui va s’occuper de récolter les fonds nécessaires à la construction.
Conçue dans un style hispano-mauresque, la Grande Mosquée est destinée à être la première bâtie en France, si on excepte les lieux de culte du « cimetière des Turcs » à Marseille au XVIIIe siècle, et celui du « carré musulman » au cimetière du Père Lachaise à Paris, qui ne sont pas des mosquées à proprement parler. Pendant la Première Guerre mondiale, une éphémère mosquée en bois avait également été construite au bois de Vincennes.
Lors de la pose de la première pierre, en 1922, le maréchal Lyautey (qui fut longtemps en poste en Algérie puis au Maroc) prononce un discours à la gloire de l’amitié « franco-musulmane » :
« Si la légende a si souvent présenté l’islam comme avant tout destructeur, anarchique, intolérant, laissez-moi témoigner, avec l’autorité d’un homme qui ne l’a pas observé dans des livres, mais sur place, en Orient comme en Occident, que cette légende, aujourd’hui du moins, est fausse [...].
La France, libérale, ordonnée, laborieuse, l’Islam rénové et rajeuni, m’apparaissent comme deux forces, deux grandes et nobles forces dont l’union, ne poursuivant ni la violence, ni la destruction, ni la domination, mais l’ordre, le respect de leurs revendications légitimes, l’intégrité de leurs territoires nationaux, la tolérance pour toutes les croyances et toutes les convictions, doit être un facteur prépondérant pour la paix du monde. »
Les travaux commencent : la presse suit de près leur avancement. En octobre 1923, Excelsior publie des photographies prises sur place et commente :
« Toute la décoration est faite par des artisans algériens et marocains. Ils avaient préparé d’avance, chez eux, les mosaïques et les faïences qui vont orner magnifiquement les salles de la mosquée. »
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Dans l’ensemble, la presse à grand tirage va surtout s’intéresser à la dimension architecturale du projet, sans remettre en cause sa portée politique. L’Œuvre visite les lieux en 1925 et évoque « un joyau étincelant, une évocation merveilleuse, une page vivante des Mille et une nuits dans la vie de Paris ». Le journal interviewe également Kaddour Benghabrit :
« ‘La Mosquée de Paris est devenue une nécessité, nous dit-il. Les Musulmans sont venus en France par centaines de mille, et, tandis que toutes les religions ont à Paris le lieu de leur culte, ils étaient seuls à ne pas avoir leur maison.
Ils vont l’avoir. La Mosquée de Paris sera un lieu de prière. Ses dépendances abriteront les musulmans soucieux de retrouver à Paris la culture intellectuelle, le mode d’habitat que leur coutume a fixé, l’assistance matérielle de leurs coreligionnaires, dans un cadre familier qui leur rappellera leur terre d’origine et leur rendra plus doux et plus gracieux le visage de la France.’
La mosquée, ajoute-t-il, ‘doit éterniser dans la pierre le monument de l’amitié franco-islamique’. »
L’inauguration a lieu le 15 juillet 1926. L’événement a lieu en présence du président de la République Gaston Doumergue et de multiples dignitaires musulmans, dont le sultan du Maroc Moulay Youssef. Une foule importante et de nombreux journalistes sont également présents. A cette occasion, Gaston Doumergue lit un discours :
« La République française admet, protège toutes les croyances : quelle que soit la voie que l'être humain se fraye vers son idéal, cette voie nous est sacrée ; nous la respectons et nous entourons ceux qui la suivent d'une égale sollicitude.
Cette égalité devant nos lois des consciences humaines et de leurs élans sincères est la marque de notre démocratie ; les docteurs musulmans ont, nous le savons, exalté le respect de la dignité individuelle et de la liberté humaine ; ils ont appelé de leurs souhaits le règne d'une large fraternité et d'une justice égale.
La démocratie, n'a point d'autres fondements que ceux-là. »
Si la plupart des journaux expriment alors leur admiration pour la splendeur du bâtiment, certains commentateurs grincent des dents. A droite, Le Figaro s’étonne que l’État laïc, par un tour de passe-passe, aie financé en partie un lieu de culte qui n’est même pas chrétien :
« Une mosquée à Paris, construite avec l’argent de l’État, lequel, en principe, ne ‘subventionne’ aucun culte... Quelle signification donner à ce fait ?
Les Musulmans, eux, y verront la preuve, non de notre respect pour leur religion, mais de notre indifférence pour toutes les religions. Preuve superflue, preuve maladroite. »
A gauche, les communistes dénoncent un monument à la gloire de l’impérialisme français. On lit ainsi cet article acerbe dans L’Humanité du 16 juillet :
« La grotesque comédie s’est déroulée selon le programme élaboré par les arlequins du pouvoir. La mosquée est inaugurée. La grande presse chante évidemment les louanges de l’œuvre réalisée. Ah ! ces bons Marocains de Paris, comme on les aime, comme on leur veut du bien ! C’est pour leur permettre de retrouver, en pleine vie occidentale, les souvenirs, l’influence heureuse de leur pays et de leur religion qu’on leur a construit un temple [...].
Si leurs souvenirs et leur religion suffisaient à leur bonheur, que leur a-t-on envoyé et continue-t-on de leur envoyer des soldats pour les massacrer et des curés pour les abrutir ?
Le Sultan et Gastounet ont paradé ensemble, unis dans la même besogne de brigandage colonial. Mais les indigènes nord-africains continent de s’entasser et à souffrir dans les hôtels les plus sordides de la capitale et de la banlieue. »
A l’instar des communistes français, le fondateur du nationalisme algérien Messali Hadj, qui tient à Paris le premier meeting de l’Etoile Nord-africaine, dénonce au même moment la Mosquée comme une « mosquée-réclame », vitrine du colonialisme français.
A l’extrême droite enfin, l’essayiste ultranationaliste Charles Maurras s’insurge dans les colonnes de L’Action française, agitant le spectre d’une « pénétration » musulmane dans les murs de la capitale :
« Un trophée de la foi coranique sur cette colline Sainte-Geneviève où enseignèrent tous les plus grands docteurs de la chrétienté antiislamique représente plus qu’une offense à notre passé : une menace pour notre avenir [...].
La construction officielle de la mosquée et surtout son inauguration en grande pompe républicaine, exprime quelque chose qui ressemble à une pénétration de notre pays et à sa prise de possession par nos sujets ou nos protégés.
Ceux-ci la tiendront immanquablement pour un obscur aveu de faiblesse. Quelqu’un me disait hier : - Qui colonise désormais ? Qui est colonisé ? Eux ou nous ? »
Lieu de culte inscrit dans le système laïc et républicain français, la Grande Mosquée de Paris s’affirme aussi, ainsi que le note l’historienne Naomi Davidson, comme « moyen pour administrer et surveiller la population nord-africaine de Paris des années 1920 et 1930 ». Symbole de la puissance française dans le monde musulman et visage d’un « islam français » souhaitable par les autorités, le lieu sera en effet peu fréquenté par les quelques dizaines de milliers d’immigrés musulmans qui habitaient à Paris à l’époque.
À dater de l’indépendance de l’Algérie en 1962, la France ne financera plus l’entretien de la mosquée : l’État algérien prendra le relais à partir des années 1980. Lieu de culte mais aussi centre mémoriel et touristique (avec son hammam et son célèbre salon de thé), la Grande Mosquée de Paris est aujourd’hui largement ouverte au public.
Pour en savoir plus
Marcel Dorigny et Alain Ruscio, Paris colonial et anticolonial, Promenades dans la capitale, Une histoire de l’esclavage et de la colonisation, Hémisphères Éditions, 2024
Naomi Davidson, « La mosquée de Paris. Construire l’islam français et l’islam en France, 1926-1947 », in : Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 125, 2009
Mohammed Arkoun (dir.), Histoire de l’islam et des musulmans en France, Le Livre de poche, 2010
Ecrit par
Pierre Ancery est journaliste. Il a signé des articles dans GQ, Slate, Neon, et écrit aujourd'hui pour Télérama et Je Bouquine.