Chronique

Le Thermogène, histoire d’un étrange remède enflammé

le 26/12/2022 par Édouard Sill
le 07/11/2022 par Édouard Sill - modifié le 26/12/2022

Apparu au début du XXe siècle, le « Pierrot crachant le feu » fut un incontournable des apothicaires de l’entre-deux-guerres. Ce petit morceau de ouate imbibé de Tabasco était censé apporter réconfort aux malheureux ayant pris froid, mais « soignait » aussi rhumatismes, tendinites et autres points de côté.

« Vous avez pris froid ? Une révulsion immédiate est nécessaire. Appliquez-vous une feuille de Thermogène, ouate révulsive et résolutive » assénait un slogan publicitaire étalé sur papier journal et peinture murale de la France de la première moitié du XXe siècle.

C’est pourtant en Belgique, dans le Brabant, qu’est né en 1896 le Thermogène. L’invention du pharmacien bruxellois Charles Vandenbroeck était produite dans l’usine de cellulose de Gastuche et commercialisée aux quatre coins du monde dans un petit paquet rouge. De ce côté-là de la frontière, la petite boîte porte la mention « adopté dans les hôpitaux de Bruxelles », et ci-tôt passée de l’autre côté : « fabrication française ». Car, attirée par son succès fulgurant durant la Belle Époque, c’est désormais une usine lilloise qui diffuse en France le miraculeux Thermogène.

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Selon les mots mêmes de son fabricant, le Thermogène est une « ouate de qualité supérieure » sur laquelle ont été appliqués « par des procédés spéciaux » les principes actifs d'un végétal exotique qui lui confèrent ses propriétés révulsives. Comme son nom l’indique, et comme le suggère le poêle rayonnant qui ornait originellement l’étiquette, le Thermogène engendre la chaleur et guérit en une nuit rien de moins que « toux, rhumatismes, points de côté, lumbagos ». Directement appliqué sur la zone douloureuse, « c'est un remède facile et propre, ne dérangeant aucune habitude » et « on peut l'employer tout en vaquant à ses occupations ».

On serait donc bien bête de ne pas s’en procurer, tandis qu’on a vu « disparaître en une nuit, des douleurs que l'on croyait incurables, grâce à cette ouate merveilleuse, convenablement appliquée ».

Car, dans les colonnes de L’Express, le Thermogène se pique d’être un produit moderne : arrière ventouses et pointes de feu, vésicatoires et autres sinapismes !

« Ces vieux remèdes sont allés rejoindre les vieilles lunes et le seul révulsif que prescrivent encore les médecins, c'est le THERMOGÈNE.

A-t-on pris froid ? A-t-on un mal de gorge ou un rhume ? Vite, une feuille de Thermogène. A-t-on négligé le mal, et ce mal a-t-il pris une forme aiguë ; Bronchite, Pleurésie, Angine, Congestion pulmonaire ? Le cas est grave et nécessite les conseils du médecin, mais en attendant appliquez une feuille de Thermogène sur la poitrine et une autre dans le dos et faites prendre au malade une tisane chaude, de tilleul par exemple.

Combien de complications pulmonaires graves, combien de tuberculoses mortelles, combien d'angines infantiles ont été évitées de la sorte ? »

En 1910, on s’arrache la petite boite rouge enrobant la précieuse ouate, devenue la coqueluche des devantures de pharmacies. Même la guerre de 14 permet à la panacée calorifère de trouver de nouveaux débouchés : les Poilus transis de froid dans les tranchées ; « mères, épouses, sœurs, marraines de nos chers soldats, envoyez-leur du Thermogène » peut-on lire dans Le Petit Parisien.

Mais les vertus du produit miracle ne sont pas les seules causes de l’enthousiasme populaire.

Le Thermogène s’est trouvé un ambassadeur de poids et une campagne de promotion tonitruante, qui est l’œuvre du célèbre dessinateur et affichiste italien et parisien Leonetto Cappiello. Dans le carnet de dessins de ce génial illustrateur figurent des réalisations fameuses, depuis les Cachou Lajaunie en 1900 à Cinzano en 1910, en passant par les Bouillon Kub dans les années 30, parmi tant d’autres. Et c’est étonnamment Pierrot qui, descendu de sa froide Lune, portera la marque ouatée et calorifère avec une délectation embrasée.

« Un jour Pierrot sentant aux poumons une gêne,

Bien vite s'appliqua la Ouate Thermogène.

L'effet fut surprenant, et notre ami Pierrot

Vit des gerbes de feu jaillir de son goulot. »

Diffusée dès 1908, la réclame vantant les bienfaits du Thermogène connaît immédiatement une colossale célébrité. Dans les devantures, les journaux et sur les murs, le « bonhomme thermogène » s’affiche et devient un personnage à part entière, une sommité publicitaire.

Il précède désormais la marque et devient le « Pierrot crachant le feu ».

Davantage stylisé à mesure que les années passent, le Pierrot cracheur de feu conserve pourtant ses attributs : une gerbe de flammes éclairant son visage lunaire mais rayonnant, deux balles ouateuses pressées avec délectation et, surtout, ce sémillant petit pas de danse. Preuve d’une complète célébrité, il est bientôt un sujet pour les caricaturistes, comme dans le magazine Regards en 1939, tandis que l’Italie défie la France.

Auréolée de trois décennies d’un succès commercial impérissable, la ouate préférée des Français suscite imitations et contrefaçons. Car, par antonomase, la marque est devenue la désignation courante d’un procédé fort simple. Et Thermogène multiplie les actions en justice pour imposer sa marque sur un nom et un produit mondialement connu. Dans Le Petit Journal en 1915, Pierrot sermonne ses Colombines :

« Ouvrez l'œil ! La faveur avec laquelle le public a accueilli la merveilleuse-découverte du Thermogène, l'essor considérable qu'a pris la vente de ce produit si actif et d'un emploi si propre et si facile, devaient exciter la cupidité de contre facteurs, toujours prêts à profiter des inventions et des sacrifices des autres. »

Face aux imitations, son champion fait toute la différence :

« Les gens avisés se défendront en exigeant le Thermogène, le vrai, celui dont la boîte porte au dos l'image bien connue du ʺPierrot crachant le feuʺ».

Mais au fait, quel est donc le secret de cette ouate miraculeuse ?

Il s'agit d’un tampon de ouate teintée à l'éosine, ce qui lui donne sa couleur rouge, et parfumé de baume du Pérou et de bois de santal. Mais, surtout, le capiton est imbibé de Capsicum frutescen, dont les variétés sont plus connues sous le nom de Tabasco ou de Pili-pili. Chaleur ressentie garantie. Mais pour les irréductibles frileux, si l’action tardait à se produire, la publicité précisait en 1904 qu’il était possible d’asperger la ouate « d’eau-de-vie ou de vinaigre ». Plus prude, la réclame des années vingt suggérait d’employer plutôt de l’eau-de-Cologne.

Les années trente apportent cependant une nouvelle révolution. Tandis que la France s’emmitoufle derrière sa Ligne Maginot, Thermogène lance un nouveau produit, en vente dans toutes les pharmacies : la Thermo-cuirasse, fièrement présentée dans Le Matin :

« Pour faciliter le port du Thermogène pendant la journée, nous avons créé la Thermo-Cuirasse. Elle est constituée par deux feuilles de Thermogène maintenues par de légères brides réglables et couvre dos et poitrine.

Avec la Thermo-Cuirasse qui est invisible sous les vêtements, vous pouvez vous soigner de la façon la plus efficace tout en vaquant à vos occupations. Vous vous préservez, en outre, de toute aggravation du mal due à un brusque refroidissement.

La Thermo-cuirasse est précieuse pour les soldats exposés à toutes les sautes de température. »

Comme les illusions des Français, la guerre emporte au loin le Thermogène, son plastron de pili-pili et son Pierrot thermophile. Tous étaient devenus un peu désuets face à l’avalanche d’une nouvelle pharmacopée industrielle, déployée à coup de brevets.

Édouard Sill est historien, docteur en histoire qualifié maître de conférences. Il est chercheur associé au Centre d’Histoire Sociale des Mondes Contemporains et enseignant à l'Institut Catholique de Paris.