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1918 : Les nombreux mensonges autour de la grippe « espagnole »

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

La grippe dite « espagnole » fut une pandémie terrible : 50 millions en périrent. Pourtant, l’épidémie était déjà connue depuis au moins six mois par la presse française, qui ne semblait guère s'en inquiéter.

Dès le printemps 1918, l'Espagne fut le premier pays à communiquer ouvertement au sujet de la grippe qui s’apprêtait à déferler sur le continent européen [voir notre dossier]. En effet, le pays ayant décidé de ne pas participer à la Première Guerre mondiale, la presse espagnole ne fut jamais soumise à la censure exercée au sein des nations belligérantes.

C’est pourtant à cause de sa franchise vis-à-vis de l’épidémie que l’Histoire a donné le nom de « grippe espagnole » à cette pandémie qui a dévasté l’Europe (mais aussi l'Asie et l'Amérique du Nord) à la fin de la Première Guerre mondiale. Plus de 50 millions d’hommes et femmes en moururent, faisant d’elle la maladie contagieuse la plus mortelle de l’Histoire, devant la peste noire (dont les dégâts sont estimés à quelque 34 millions de morts).

Une maladie « à la mode »

Au cours de l'été 1918, plusieurs journaux français commencèrent à demi-mot à parler de la grippe dite « espagnole », mais sans y prêter guère d'attention.

Par exemple, dans son édition du 7 juillet 1918, le quotidien Le Matin titrait : « La Maladie à la mode – LA GRIPPE ESPAGNOLE A GAGNÉ L'EUROPE – En France, cette influenza est bénigne et elle est guérie en une semaine environ ».

L'auteur de l'article, indiquant que cette maladie originaire d'Espagne avait été contractée par le roi Alphonse XIII lui-même, assurait également de façon fantaisiste que les Allemands y étaient « particulièrement exposés ».

« En France, elle est bénigne ; nos troupes en particulier y résistent merveilleusement. Mais de l'autre côté du front les boches semblent très touchées par elle.

Est-ce le symptôme précurseur de la lassitude, de la défaillance des organismes dont la résistance s’épuise ? Quoi qu’il en soit, la grippe sévit en Allemagne avec intensité. »

Dans un même ordre d'idées, Le Matin affirmait une semaine plus tard que l'ennemi était contraint de « combler les nombreux vides creusés dans ses rangs, vides transitoirement agrandis par la grippe […]. »

Néanmoins, le quotidien L'Homme Libre de Georges Clemenceau, dans son édition du 31 mai 1918, affirmait sur un ton déjà plus sérieux que l'épidémie de grippe avait déjà fait de nombreuses victimes sur le territoire espagnol :

« L’épidémie grippale va en s'intensifiant, on signale quelques morts. Les personnes atteintes sont au nombre de 150 000. Les causes du mal restent inconnues. »

Les symptômes généraux de cette maladie furent très similaires à ceux de la grippe « traditionnelle », du moins dans un premier temps, comme nous l'explique Le Matin :

« Celui qu'elle atteint se lève, frais et dispos un matin, puis dans la journée il est pris brusquement de courbature et d'un malaise général : le jour même il a de la fièvre ; la nuit suivante est agitée et le lendemain on a mal à la gorge et bientôt on tousse. »

Cependant, si dans la plupart des cas, les patients étaient guéris de la grippe « espagnole » en l'espace d'une semaine, des complications pouvaient survenir, comme l'indique Le Journal :

« On sait que ladite grippe évolue avec une très grande rapidité ; qu'elle est extrêmement contagieuse, que, bénigne par elle-même, elle se complique dans nombre de cas d'accidents pulmonaires graves. »

Une prise de conscience tardive

Puis, à compter de l'automne 1918, l'épidémie devenant véritablement meurtrière, faisant en France de nombreuses victimes, le ton se fit résolument plus grave.

Le quotidien Le Journal, via les dires d’un poilu sur le front, témoigne de la nouvelle ampleur de la maladie :

« La grippe est en train de faire plus de victimes que les berthas [les canons allemands, NDLR] ; mais comme on n'entend ni sirènes, ni tirs de barrage, ni explosions, ni charivari d'aucune sorte, cette chipie effraie beaucoup moins que les bombardements : nous sommes facilement braves devant le danger qui se glisse chez nous, en pantoufles, sans aucun bruit. […] »

Toutefois, bien que n'hésitant pas à consacrer de nombreux articles à l'épidémie, les journaux français étaient toujours limités par la censure exercée en temps de guerre. Ces derniers ne se prononcèrent donc jamais véritablement sur la gravité de la situation – origine de la maladie, nombre de malades, nombre de défunts, impact de la grippe sur les armées, etc.

De même, le nombre total de victimes de cette épidémie de grippe, civils et militaires, ne fut pas révélé au grand public avant la fin du conflit.

En l'absence d'antibiotiques (le premier d'entre eux, la pénicilline, ne fut découvert qu'en 1928), l'on vit apparaître dans la presse de l'époque tout un panel de remèdes de fortune. Dans L’Homme Libre, une première fois :

« On doit [...] éviter le contact avec les personnes malades. [...]

Il est recommandé de se laver les mains et de se rincer la bouche chaque fois que l'on a donné des soins à un grippé. [...]

En temps d'épidémie, éviter les réunions de personnes nombreuses, aussi bien en plein air que dans les locaux fermés. »

Puis une seconde :

« Plonger immédiatement le linge contaminé par les malades dans une eau très savonneuse qui sera ensuite portée à ébullition, de façon à détruire les germes de contagion. »

Et également dans le Journal :

« Les grogs alcoolisés constituent un excellent préservatif contre les atteintes de la grippe : toutes facilités doivent être données, pendant l'épidémie, de s'en procurer en quantités raisonnables. »

Le tout sans compter les publicités déguisées d'un goût douteux, vantant les mérites de « produits miracles » permettant de guérir de la grippe, mais en réalité d'une efficacité toute relative :

« LA GRIPPE ESPAGNOLE [...] sévit dans l'Europe entière et elle est souvent mortelle.

L'expérience de ces derniers mois montre que la Mycolysine du Docteur Doyen exerce contre cette maladie une influence à la fois préventive et curative, en multipliant les défenses naturelles de l’organisme. »

Par ailleurs, il fallut trouver un bouc émissaire, seul responsable de l'épidémie. C'est ainsi que de nombreux journaux s'interrogèrent sur les origines supposées de la maladie, exposant au grand jour des théories pour le moins farfelues.

Le Petit Journal, dans un article intitulé « La grippe est-elle espagnole ? », rapportait ainsi que les « boches » étaient à l'origine de l'épidémie :

« On croit que la maladie a pris naissance en Allemagne, [...] elle a ensuite sévi sur le front, de là les prisonniers rapatriés l'ont transmise en Suisse, puis elle a gagné ensuite l'Espagne et enfin la France. »

Selon une autre rumeur anti-allemande également très répandue – et rapportée par Jean-Jacques Becker dans son article « 20 millions de morts ! La grippe espagnole a frappé », 1981 –, la grippe espagnole était transmise par des « boîtes de conserve venues d’Espagne », et dans lesquelles des agents allemands auraient introduit des « bacilles pathogènes ».

Des publications plus perspicaces que d'autres

C'est dans ce contexte particulier que le quotidien communiste L'Humanité tenta de relativiser les choses, en comparant la maladie à l'influenza de 1889, dernière grande épidémie de grippe en date :

« Pour impressionnante qu'elle soit, l'épidémie de grippe qui sévit par le monde ne doit cependant pas alarmer outre mesure la population.

À Paris, par exemple, le nombre des cas signalés est loin d'atteindre celui qu'on put enregistrer au cours de la fameuse épidémie d'influenza qui prit naissance en 1889. »

De même, le Petit Journal affirma, dès la fin octobre 1918, que le nombre de malades allait en diminuant :

« L’épidémie de grippe semble être en décroissance à Paris. Depuis deux jours, les entrées dans les hôpitaux parisiens ont diminué de près de la moitié. [...]

À quoi attribuer une décroissance aussi rapide ? [...] Maintenant l'épidémie va diminuer de jour en jour et finalement disparaître. »

À cette date pourtant, la réalité était toute autre, car c'est précisément entre octobre et novembre 1918 que l'épidémie de grippe fut à son apogée.

Au final, si l'usage de l'adjectif « espagnole » est aujourd'hui devenu courant pour désigner cette maladie, les coupures de presse de l'année 1918 démontraient déjà à l'époque qu'il s'agissait d'un abus de langage.

Ainsi, dans son édition du 9 juillet 1918, le quotidien Le Petit Parisien publia un article bien plus pragmatique :

« Elle a beau changer de nationalité et prendre des déguisements variés, c'est toujours notre ancienne connaissance l'influenza. [...]

En réalité, c'était toujours la grippe, devenue espagnole à cette heure, mais que nos voisins baptiseront peut-être française. [...]

Russe ou espagnole, c'est toujours une désagréable visiteuse, contre laquelle il est bon de se prémunir. »

Les pays occidentaux auraient-ils été victimes de leur propre modernité ? En effet, la modernisation des voies de communication fut un facteur aggravant pour la diffusion du virus à l’échelle du continent.

Comme le mentionnait toujours aussi judicieusement Le Petit Parisien,«  la grippe de 1918 a marché vite. »

« C’est [...] une maladie qui ne méconnaît pas les lois du progrès.

En 1780, au temps des longs voyages, il lui fallut six mois pour venir de Saint-Pétersbourg à Paris, alors qu'en 1837, les communications s'étant perfectionnées, [...] elle ne mit que six semaines pour accomplir le même trajet.

En 1889, façonnée aux usages contemporains, elle prit le train et nous arriva par l’express. »

En France, la grippe dite espagnole fit environ 400 000 victimes, sur le front et en dehors, soit bien plus que l’influenza de 1889.

Selon une étude entreprise en 2002 et incluant les morts causées dans les pays du Moyen-Orient et en Chine, près de 100 millions – et non pas 50 – d’hommes et femmes auraient succombé à cette pandémie dévastatrice.