Chronique

Berty Albrecht dans les années 1930 : un combat pour « la réforme sexuelle »

le 07/03/2024 par Emmanuelle Retaillaud
le 08/12/2023 par Emmanuelle Retaillaud - modifié le 07/03/2024

Compagne d’Henri Frenay avec qui elle fonde Combat, Berty Albrecht s’est engagée, avant la guerre et la Résistance, dans une autre cause : celle de la « réforme sexuelle ». Elle y défend l’éducation sexuelle des jeunes, le droit à la contraception, la reconnaissance du célibat des femmes.

De Berty – ou Bertie – Albrecht, on connaît principalement les activités de résistante, celles d’une femme qui, compagne d’Henri Frenay dès avant la guerre, retrouve ce dernier en décembre 1940 et contribue avec lui à la fondation du mouvement (et titre de presse) Combat, avant d’être arrêtée, puis de se pendre à la prison de Fresnes, le 31 mai 1943.

Centrés sur ce moment épique, les hommages qui lui ont été rendus après la guerre n’évoquent qu’à mots couverts son parcours antérieur, à l’exemple de celui que développe son cousin germain, Pierre Grosclaude, lui-même ancien résistant, dans L’Événement du 6 avril 1946 :

« Elle se mêla au mouvement féministe où elle occupa une place d’avant-garde, elle combattit pour certaines idées hardies et s’attacha à discréditer certains préjugés tenaces ; on la vit dans divers Congrès internationaux, à Brno, par exemple.

Elle fut également attirée par la grande expérience soviétique et fit un voyage d’études en Russie, où elle envisagea particulièrement les solutions données aux questions touchant l’enfance, l’hygiène, la maternité ».

Pudeur de l’homme, moralisme de l’époque ? Rien n’est précisé de ces « idées hardies », et les domaines d’intervention prêtés à Berty Albrecht – enfance, hygiène, maternité – sont ceux classiquement attribués aux femmes.

C’est pourtant sur un terrain plus neuf et audacieux que s’était aventurée, dans l’entre-deux-guerres, cette femme à bien des égards exceptionnelle : celui de la « réforme sexuelle », c’est-à-dire un changement d’approche de la gestion des corps et des désirs, impliquant l’éducation sexuelle des jeunes, le droit à la contraception et à l’avortement, la reconnaissance de l’union libre et du célibat des femmes, la promotion, aussi, des pratiques eugénistes, mais avec l’ambition progressiste de mettre un terme aux maladies endémiques telles que la tuberculose ou la syphilis. Le tout à une époque où toute propagande néo-malthusienne tombait, en France, sous le coup de la loi d’août 1920.

Cette implication militante a été d’autant plus remarquable que Berty Albrecht venait d’un milieu bourgeois qui ne semblait pas la prédisposer aux audaces féministes ou libertaires. Née Wild, à Marseille, le 15 février 1893, dans une famille de la bourgeoisie protestante, elle manifesta très tôt, rappelle son cousin, « un ardent désir d’indépendance », qui la fit gagner la Suisse pour un séjour en pensionnat, puis Londres, à l’âge de 16 ans, pour travailler dans un établissement scolaire. À 19 ans, elle obtenait un diplôme d’infirmière, qu’elle sut mettre à profit pendant la guerre, au sein de la Croix-Rouge.

C’est aussi pour échapper à l’emprise familiale qu’elle fit le choix d’épouser, en décembre 1918, un Allemand d’origine, plus tard naturalisé néerlandais, qui avait fait sa vie en Angleterre, Frédéric Albrecht. Elle l’avait rencontré chez ses parents puis, de nouveau, à Londres, où il s’était établi comme agent de change. Mais l’amitié amoureuse des débuts s’est vite muée en union plus conventionnelle : installée en Angleterre, bientôt mère de deux enfants, sans carrière définie, Berty Albrecht se retrouve épouse bourgeoise, presque désœuvrée, comme le rappelle encore Pierre Grosclaude :

« Aussi vécut-elle un certain nombre d’années d’une vie opulente et mondaine, tant à Rotterdam qu’à Londres, fréquentant des milieux cosmopolites dont l’atmosphère semblait peu la destiner à devenir une héroïne nationale. »

Mais la jeune femme, admirée pour ses traits gracieux et ses yeux myosotis, était habitée depuis sa prime adolescence d’un profond idéalisme, associé à un irrépressible besoin d’accomplissement personnel : « on la vit rompre peu à peu avec cette vie de grande bourgeoise et se consacrer à l’action ». Si l’Angleterre put lui paraître, à certains égards, plus prude et ennuyeuse que son pays natal, c’est aussi, à cette date, l’un des pays d’Europe occidentale les plus avancés en matière de réflexion sur les droits des femmes.

Fascinée par les suffragettes de Sylvia Pankhurst, Berty Albrecht se passionne pour le mouvement du birth control – le contrôle des naissances –, alors que la Women’s Freedom League a ouvert en 1925 la Mother’s Clinic, où les femmes peuvent bénéficier de différents moyens de contraception. Elle se lie d’amitié avec le Dr Norman Haire, médecin juif homosexuel réputé, à la tête d’un des premiers cabinets de sexologie londoniens. Elle fait également la connaissance de l’éminent sexologue allemand Magnus Hirshfeld, pionnier de la lutte pour les droits des homosexuels, fondateur, en 1919, du célèbre Institut de sexologie de Berlin et, en 1921, de la Ligue mondiale pour la réforme sexuelle. Devenue secrétaire de la branche londonienne, Berty Albrecht fréquente les écrivains anglais associés à ce combat, tels George Bernard Shaw ou Bertrand Russell.

Si Frédéric Albrecht n’avait rien d’un antiféministe primaire, les activités de sa femme ne correspondaient assurément pas à ce l’époque attendait d’une digne épouse de broker, de surcroît mère de famille. La crise de 1929 précipite les tensions au sein du couple : Berty prend prétexte des revers de fortune de son mari pour s’installer dans leur maison de la Côte d’Azur, près de Sainte-Maxime. Sans divorcer, le couple va désormais vivre de part et d’autre de la Manche. En 1930, Berty s’installe à Paris où, pensionnée par son mari, elle vit avec ses deux enfants, tout en recevant chez elle le gratin intellectuel et artistique – c’est à cette période qu’elle rencontre Henri Frenay, de douze ans son cadet, et noue une liaison avec lui.

Ce nouveau mode de vie n’a toutefois pas émoussé son intérêt pour la « réforme sexuelle », bien au contraire. Très vite, elle se lie avec le petit milieu néo-malthusien français, autour de Victor Margueritte, Jeanne et Eugène Humbert, Aurèle Patorni. En France, toutefois, de telles opinions, soutenues par le mouvement libertaire et plus épisodiquement par le Parti communiste, relèvent d’une radicalité plus frontale qu’en Angleterre. Si Berty, très indépendante, répugne à s’engager politiquement, elle s’apparente bien en ce sens au courant des anticonformistes des années 1930 évoqué par l’historien Jean-Louis del Bayle, même s’il n’y associe aucune femme : personnalités atypiques, souvent en porte-à-faux avec leur milieu d’origine, engagés dans les combats de leur temps sans se soumettre à la ligne d’un parti.

C’est durant cette décennie que son nom perce discrètement dans la presse française. En septembre 1930, L’Œuvre évoque ainsi, par la plume de l’écrivaine féministe Suzanne de Callias, l’intervention de Berty au Congrès de la Ligue mondiale pour la Réforme sexuelle, à Vienne :

« Ensuite, Mme Albrecht, une Suissesse de naissance française, développe ce thème en allemand, dans un petit discours hardi […].

"Ce que les femmes réclament, déclara-t-elle, ce n’est le droit à l’avortement, car ce droit, elles le prennent toutes et dans tous les pays ; c’est le droit à ce que l’opération puisse être faite proprement et par de vrais médecins." »

Voilà assurément un bel exemple de ces « idées hardies » qu’évoquait Pierre Grosclaude dans son hommage : outre, on l’a dit, que de tels propos peuvent tomber sous le coup de la loi de 1920, le droit à l’avortement effraie encore, à cette date, beaucoup de féministes françaises. Berty Albrecht assume donc un engagement avancé. Son intervention est d’ailleurs relayée par le journal anarchiste Le Libertaire qui, confiant son éditorial à Victor Margueritte le 4 octobre 1930, titre avec témérité : « Le droit ? Non, le devoir à l’avortement ! ».

On retrouve Berty Albrecht deux ans plus tard au congrès de la Ligue mondiale pour la réforme sexuelle, à Brno, en Tchécoslovaquie. L’événement est encore une fois couvert par le journal L’Œuvre, qui affiche volontiers, dans ce domaine, des positions progressistes :

« Mme Bertie Albrecht, qui assume d’importantes fonctions dans la section française de la Ligue mondiale pour la réforme de l’éducation sexuelle, a résumé, au Congrès de Brno, la genèse du mouvement qui, en France, s’occupa de la réforme sexuelle au cours de ces dernières années. »

 

Interviewée par la journaliste Hélène Gosset, Berty Albrecht revient longuement sur les initiatives de Paul Robin, une des grandes figures du mouvement néo-malthusien, mort en 1912, puis sur les rôles respectifs d’Eugène Humbert et de Victor Margueritte, dénonce enfin le vote hâtif de la loi de 1920, qui devait provoquer un coup d’arrêt partiel du militantisme. Elle souligne l’avance de l’Angleterre et des États-Unis dans la promotion du birth control, revient sur l’affaire Henriette Alquier de 1927, défend le principe de la consultation pré-nuptiale obligatoire pour lutter contre les tares héréditaires, s’indigne enfin du sort fait aux mères célibataires, alors que le nombre de femmes en France dépasse, à cette date, de deux millions celui des hommes :

« Ces femmes qui ont compris leur droit à la vie sexuelle n’ont pas encore le droit à la maternité.

Quand donc supprimera-t-on du vocabulaire français les mots de "fille-mère", d’"enfant naturel" ? Quand donc, toutes les mères pourront-elles fièrement élever leurs enfants ? »

Et d’illustrer son propos par l’exemple des institutrices françaises qui, lorsqu’elles sont mères célibataires, n’ont droit à aucun des avantages réservés aux mères mariées et sont mêmes souvent séparées, par mutation imposée, de leur nourrisson, resté en nourrice. « L’institutrice vivant en union libre est menacée de révocation », conclut-elle avec indignation.

Si Berty Albrecht n’est pas une personnalité publique de premier plan, et reste un peu dans l’ombre des célébrités de la sexologie ou du néo-malthusianisme, la presse permet de suivre en filigrane ses nombreuses activités. L’Ère nouvelle du 6 décembre 1932 annonce ainsi la réunion qu’elle animera le 18 décembre, sous l’égide du président de la Ligue des droits de l’homme Victor Basch, qu’elle a su rallier à sa cause. Le 12 avril 1933, L’Œuvre signale de même que dans le cadre de ses « Causeries populaires », Berty Albrecht présentera un programme intitulé « Dépopulation, repopulation et maternité consciente », avec le concours des néo-malthusiens Jeanne et Eugène Humbert, Léon Marinont, Aurèle Patorni. Le même engagement féministe et social perce à l’occasion d’une soirée donnée à la Bellevilloise, dans le XXe arrondissement de Paris, sur le thème « L’avortement clandestin, fléau social » (L’Humanité, 12 octobre 1933).

Le « grand œuvre » de Berty Albrecht, c’est la revue qu’elle parvient à lancer en novembre 1933, avec l’aide financière de son mari : sobrement baptisée Le Problème sexuel, elle est sous-titrée « Morale. Eugénique. Hygiène. Législation », et vise un rythme trimestriel – Marianne en fait la publicité dans son édition du 12 décembre 1934.

On remarque au sein du comité de rédaction, outre Haire, Hirshfeld et Basch, des sommités universitaires tel Paul Langevin, ou l’avocate féministe Yvonne Netter. Directrice de revue, Berty rédige également, dans chaque numéro, des articles solidement documentés, par exemple sur « Le birth control en Extrême-Orient » dans le numéro 2, en février 1934 ou sur « La femme dans le monde moderne » dans le numéro 4, en novembre 1934.

L’un des plus remarquables résulte de son voyage en URSS en 1934, et dont elle tire, au mois de janvier 1935, un article très laudatif intitulé « La femme et l’enfant en Union soviétique ». L’Humanité, longtemps favorable à la cause néo-malthusienne, n’hésite pas à s’en faire l’écho, même si le PCF procède au même moment, sur consigne stalinienne, à un aggiornamento en matière de politique sexuelle. Prônant désormais un natalisme de bon aloi, l’organe communiste cite de manière quelque peu ambiguë un article de Berty Albrecht paru dans le dernier numéro du Problème sexuel en juin 1935, en optant pour un titre qu’elle n’aurait sans doute pas cautionné : « Au secours de la famille. Malfaisance de l’avortement » (L’Humanité, 1er janvier 1936)...

Après six numéros d’une grande richesse, la revue s’est donc interrompue, faute de financement. Berty Albrecht se tourne alors vers de nouveaux combats : lutte antifasciste, accueil de réfugiés allemands, soutien au Front Populaire – elle fréquente intimement le couple Blum… Elle fait ensuite un choix encore plus atypique, en décidant de se former à l’école des superintendantes d’usines, pour s’engager dans l’action sociale, au cœur du monde du travail.

Lorsque la guerre éclate, alors que son mari lui a quasiment coupé les vivres et que les liens se sont distendus avec Henri Frenay, elle n’a plus rien d’une bourgeoise privilégiée. Cette étonnante capacité à lutter, à se réinventer, à se dépasser, elle saura très vite la mettre au service de la Résistance, préparée à cette tâche héroïque et douloureuse par une vie atypique et sans concession.

Pour en savoir plus :

Robert Mencherini et Ann Blanchet, Berty Albrecht, de Marseille au Mont Valérien. Une féministe dans la résistance, Marseille, Gaussen, 2022

Dominique Missika, Berty Albrecht, féministe et résistante, Paris, Perrin, 2005.