Écho de presse

La misère absolue des « zoniers », peuple de la périphérie

le 23/04/2022 par Pierre Ancery
le 09/04/2021 par Pierre Ancery - modifié le 23/04/2022

Chassés de Paris par la spéculation immobilière, les habitants de la « Zone » vivaient dans des bidonvilles autour de la capitale. Pendant des décennies, les autorités ont cherché à les expulser.

Le terme, aujourd'hui, est péjoratif. Mais la « Zone » désignait à l'origine un espace géographique bien précis : celui de la bande de terrains vagues qui s'étendait à la périphérie de Paris entre l'emplacement des anciennes « fortifs » (l'enceinte construite par Thiers en 1844) et la banlieue.

La Zone, large de 250 mètres, était non aedificandi, c'est-à-dire qu'il était interdit, pour raison militaire, d'y construire quoi que ce soit. Pourtant, toute une population pauvre y vivait. C'étaient les « zoniers », peuple d'indigents chassés du centre de la capitale par les transformations démographiques et économiques de la seconde moitié du XIXe siècle.

Avec les travaux d'Haussmann sous le Second Empire, Paris a en effet accueilli de nombreux ouvriers venus chercher du travail ainsi que des paysans chassés par l'exode rural et transformés en prolétaires urbains. À la fin du siècle, la spéculation immobilière ayant rendu la vie parisienne beaucoup plus chère, ceux qui ne parviennent pas à s'intégrer dans ce nouvel environnement sont relégués à l'extérieur.

La périphérie parisienne voit donc croître ces espaces d'urbanisme sauvage, véritables bidonvilles où s'amassent des milliers d'indigents qui vivent dans des roulottes ou des baraques de fortune, sans aucune commodité (eau, toilettes, évacuation) et souvent situées au beau milieu des détritus.

Nombre d'entre eux sont chiffonniers : ils vivent de la récupération des déchets de la ville, qu'ils cèdent aux usines spécialisées dans le recyclage ou transforment afin de les revendre dans la capitale.

Pendant des années, la municipalité de Paris se sera efforcée de faire appliquer la loi sur l'interdiction de construire. Dans les années 1890, le génie militaire entreprend ainsi d'expulser les résidents. Beaucoup de journaux s'en émeuvent. Le Petit Journal dénonce l'inhumanité des autorités :

« Est-ce que l'ennemi est à nos portes, et quand même il approcherait, vous avez bien vu le peu de temps qui suffisait à détruire ces misérables cahutes ; vous n'aviez pas besoin de vous y prendre autant à l'avance. Il y avait des enfants malades dans ces baraques [...].

Et ces malheureux qui fuyaient, emportant dans une mauvaise couverture leurs enfants grelottant de fièvre, croyez-vous qu'ils n'aient pas jeté des regards irrités sur des constructions bien plus importantes que leurs masures, et que l'on autorise sur la zone militaire ? »

Le Petit Parisien ajoute, prenant fait et cause pour les populations visées :

« Tout ce qu'on peut reprocher aux zoniers, c'est de ne point se soucier assez de l'architecture de leurs maisons. Si quelques cahutes sont agréablement peintes et décorées, d'autres présentent un aspect lamentable.

Mais n'est-ce pas l'autorité militaire qui est responsable de ce laisser-aller ? […]

À force de multiplier les vexations, on est arrivé à donner aux diverses entrées de Paris l'apparence de camps de bohémiens [...]. Ce sont donc des mesures de protection plutôt que de rigueur que méritent ces petites gens, contre lesquels de si drôlatiques expéditions sont menées toutes les années. »

Le XIXe siècle parle même en 1894 de « chasse aux zoniers », expliquant que les expulsions font suite aux plaintes des riverains. Beaucoup émanent de petits commerçants agacés par la concurrence générée par les zoniers :

« Dans ces petites baraques se sont établis en effet une foule de débitants de vin, de marchands de pommes de terre frites, de vagues restaurateurs, de marchands de couronnes mortuaires, qui ne payent aucune patente et, placés aux meilleures places à la sortie de Paris, font un tort considérable aux commerçants régulièrement établis plus loin [...].

Enfin les riverains que le commerce des zoniers ne gêne pas dans le leur se plaignent en revanche du bizarre voisinage qu'il leur crée. Ces cabarets louches, ces débits suspects sont le rendez-vous des rôdeurs de barrière, des filles, des malfaiteurs qui dans Paris ont fait un mauvais coup.

Beaucoup sont ce que dans la langue de la pègre on appelle des “ateliers” de receleurs, où les cambrioleurs viennent terrer le produit d'un vol. »

Si le journal précise que « tous les zoniers ne sont pas de malhonnêtes gens, loin de là », l'article reflète cependant la façon dont ces derniers sont souvent assimilés à l'imaginaire des « bas-fonds » parisiens, lieu de rapines et de crimes souterrains qui effraye et fascine la population bourgeoise d'alors.

On en trouve encore l'écho dans Les Annales politiques et littéraires en 1898. La Zone, décrite comme une gigantesque « cité bohémienne », semble exciter l'imagination du rédacteur :

« Avec l'enceinte va disparaître cette grande couronne circumparisienne de la zone des servitudes, et, avec cette zone, les zoniers, ces pittoresques, parfois sinistres demi-sauvages de ce demi-désert.

C'est donc encore un coin qui s'en va du Paris misérable et étrange, avec ces villages de masures boiteuses, branlantes, disloquées, en matériaux composites, ramassés dans les rues de Paris, peut-être larcinés dans les chantiers de démolitions, habitées par des gens à professions diverses, moins que connues, gens dont on trouvait la figure bonnasse à midi, moins rassurante le soir. »

Une partie de la presse a beau leur dire adieu, les expulsions ne vont nullement mettre un terme à la présence des zoniers. Ces derniers sont encore là lorsque le photographe Eugène Atget, de 1899 à 1913, sillonne les bidonvilles des portes d’Asnières, de Montreuil, de Choisy, d’Italie et d’Ivry.

Atget immortalise ces hommes, ces femmes et ces enfants dans une série de clichés où apparaît toute l'étendue de leur misère. Ses photos paraissent en album en 1913 – l'année où Guillaume Apollinaire donne le titre de « Zone » au poème qui ouvre son recueil Alcools.

Le 19 avril 1919, les fortifications de Paris sont déclassées – elles seront démolies peu après. Légalement, la Zone n'est plus. Tandis que les spéculateurs immobiliers se frottent les mains devant l'apparition de ces terrains « libres », les zoniers sont priés de lever le camp :

« 100 000 zoniers doivent partir. Ils ont trois mois pour démolir leurs habitations. Faute de quoi, il y sera procédé par le génie militaire. »

Problème : avec le temps, à côté des roulottes et autres baraques de fortune, de nombreuses maisonnettes sont apparues. Certaines sont même dotées de modestes jardins. De nombreux habitants, organisés en « ligue des zoniers », font alors valoir un statut de petits propriétaires et, refusant l'expulsion, réclament une indemnisation.

Leur combat est soutenu par certains journaux. Ainsi La Lanterne, qui se montre très critique envers la municipalité de Paris et les spéculateurs, mais optimiste quant au sort des habitants :

« Aussi avons-nous l'entière confiance qu'un tel déni de justice ne sera pas commis, et que nous n'assisterons pas au navrant spectacle de soldats français qui, pour préparer les spéculations immobilières conçues par une municipalité mégalomane et périmée, seraient contraints de promener autour de la capitale la dévastation et la ruine [...]. »

Le différend durera encore des années. L'Humanité, autre soutien indéfectible de la cause des zoniers et contempteur de la « politique de vautours » de la ville de Paris, critique notamment la faiblesse des indemnisations proposées aux expulsés. Le journal multiplie les articles consacrés au problème jusque dans les années 1930. 

Ainsi, en 1932, tandis que Céline évoque sans fard la Zone dans son roman Voyage au bout de la nuit Cette espèce de village qui n'arrive jamais à se dégager tout à fait de la boue, coincé dans les ordures et bordé de sentiers où les petites filles trop éveillées et morveuses, le long des palissades, fuient l'école pour attraper d'un satyre à l'autre vingt sous, des frites et la blennorragie. »), L'Humanité publie les revendications des zoniers de Saint-Ouen :

« 1. Un logement avant toute expulsion […].

2. Une indemnisation de déménagement et d'aménagement pour les locataires [...].

6. Urbanisation de la zone.

a) Eau potable, eau de Seine à la disposition des zoniers.

b) Éclairage, permission de brancher.

c) Égouts et nettoiement des rues […]. »

L'évacuation de la Zone va néanmoins se poursuivre, année après année. Tandis que s'y bâtissent les premiers logements d'habitat bon marché (H.B.M.), ancêtres des H.L.M., mais aussi des parcs et des équipements sportifs, ces territoires jadis inconstructibles sont rattachés à Paris.

Les zoniers, eux, vont peu à peu disparaître, et avec eux leurs habitations précaires faites de tôle, de bois et de matériaux de récupération. La construction du boulevard périphérique, de 1956 à 1973, achèvera quant à elle d'effacer ce qui restait de la Zone.

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