Écho de presse

Les résurrectionnistes, voleurs de cadavres dans l’Angleterre moderne

le 05/03/2022 par Pierre Ancery
le 24/02/2022 par Pierre Ancery - modifié le 05/03/2022
Des résurrectionnistes au travail, illustration de Hablot Knight Browne, XIXe siècle - source : WikiCommons
Des résurrectionnistes au travail, illustration de Hablot Knight Browne, XIXe siècle - source : WikiCommons

Trafiquants de cadavres, les resurrectionists dérobaient les corps dans les cimetières pour les revendre aux médecins anatomistes. Une profession qui fit parler d'elle en France lorsqu'en 1828, les Irlandais Burke et Hare tuèrent 17 personnes pour approvisionner un professeur d’Édimbourg.

On les appelait resurrectionnists, resurrection men ou plus simplement body snatchers (voleurs de corps). Dans le Royaume-Uni du XVIIIe et du début du XIXe siècles, leur profession consistait à dérober des cadavres fraîchement enterrés dans les cimetières, la plupart du temps de nuit et parfois avec la complicité des gardiens, puis à les revendre à des médecins anatomistes qui en avaient besoin pour leurs recherches.

Se fondant sur un article du journal britannique le Morning Herald, Le Drapeau blanc résumait ce phénomène peu ragoûtant dans un numéro d’avril 1825 :

« Deux hommes et une femme ont été présentés hier à un des principaux bureaux de la police de Londres, comme prévenus d’avoir enlevé un cadavre d’un cimetière des environs de la capitale. Ce crime est assez fréquent dans un pays où il est impossible de se procurer des sujets anatomiques [...].

Le cadavre enlevé était celui d’un jeune homme qui venait de mourir d’une maladie singulière. La famille, craignant que cette circonstance n’excitât la cupidité des résurrectionnistes (car c’est ainsi qu’on les appelle), fit creuser un fossé plus profond qu’à l'ordinaire, et après y avoir placé le cadavre fit remplir le tombeau de grosses pierres. Ces précautions furent entièrement inutiles. Le cadavre fut enlevé le lendemain de l’enterrement, et déposé dans un tas de fumier. Les voleurs le placèrent ensuite sur une voiture et prirent la route de Londres [...].

Il est à présumer que, si le commerce des cadavres n’était pas si sévèrement puni par les lois anglaises, on formerait à Londres quelque compagnie, à l’instar de celle des mines, pour exploiter ces spéculations qui présentent d’immenses avantages pécuniaires. »

Si les « résurrectionnistes » ont pu prospérer à l’époque, c’est que les médecins pratiquant des recherches anatomiques souffraient alors d’une pénurie de corps à disséquer.

Certes, en 1752, le Murder Act avait autorisé les juges anglais à remplacer l’exposition publique des pendus par une dissection - une pratique considérée avec horreur par la population et qui était généralement perçue comme une forme de punition supplémentaire succédant à l’exécution.

Mais le nombre des condamnés à mort était loin d’être suffisant pour satisfaire aux besoins des anatomistes et des étudiants en médecine. D’où leur recours à des trafiquants qui les approvisionnaient clandestinement en cadavres déterrés dans les cimetières.

Voici comment Joseph Naples, un résurrectionniste dont fut publié le journal (sous le titre The Diary of a Resurrectionnist 1811-1812), fit le récit des nuits qu’il consacra à ce sombre commerce :

« 13 janvier 1812

En ai emmené deux à Mr. Brookes, et un gros [un corps d’adulte] et un petit [un corps d’enfant] à Mr. Bell. Un fœtus à Mr Carpue. Un petit à Mr. Framton. Un petit gros à Mr. Cline [...].

26 août 1812

Willson, M. et F. Bartholm, Jack, Hollis et moi nous rendîmes à Islington [un cimetière londonien]. Sans succès, des chiens s’étant lancés à notre poursuite. Après quoi nous allâmes à St Pancras [autre cimetière], où nous trouvâmes un gardien en faction, puis retournâmes à la maison. »

Il faut préciser qu’au point de vue de la loi, les corps n’étaient la propriété de personne et que les résurrectionnistes bénéficiaient donc d’un vide juridique sur la question. Les médecins, en général, ne posaient aucune question sur la provenance des corps. Quant au gouvernement, il fermait l’œil sur cette pratique.

L'anatomiste surpris par les gardiens, illustration de William Austin, 1773 - source : WikiCommons
L'anatomiste surpris par les gardiens, illustration de William Austin, 1773 - source : WikiCommons

L’exhumation des cadavres n’en suscitait pas moins une forte réprobation parmi la population. Les resurrection men, généralement haïs, prenaient le risque de se faire lyncher s’ils étaient pris sur le fait. En février 1830, Le Journal du commerce de la ville de Lyon explique par exemple comment des habitants des alentours de Dublin tentèrent d’arrêter un groupe d’entre eux 

« Dernièrement, une bande de ces misérables s’étaient rendus à un cimetière, près de Dublin, pour y faire leur métier. Les employés d’une factoterie du voisinage voulurent s’opposer à eux ; mais les résurrectionnistes firent feu sur leurs adversaires, les mirent en fuite, et emportèrent leur proie sans avoir éprouvé le moindre dommage. »

La hantise de ces  pillards était telle qu’on conçut même à l’époque des « mortsafes », ou cages à cercueil, des dispositifs en fer placés au-dessus des tombes pour en interdire l’accès.

En 1828, une affaire survenue à Édimbourg, en Écosse, causa cependant un tel scandale que les pouvoirs publics furent contraints d’agir.  William Burke et William Hare, deux Irlandais, furent arrêtés et condamnés pour le meurtre de 17 personnes entre novembre 1827 et octobre 1828. Des meurtres commis par appât du gain : Burke et Hare avaient revendu les cadavres à un médecin légiste, le docteur Robert Knox (lequel nia ultérieurement toute connaissance des faits).

En mars 1830, Le Journal du commerce de la ville de Lyon raconta les détails de l’affaire (dite des « étouffeurs d’Écosse ») à ses lecteurs :

« Afin d’éviter les peines réservées par les lois aux résurrectionnistes et de vendre néanmoins des cadavres, Hare et Burke en faisaient eux-mêmes, et voici comment ils s’y prenaient.

Hare et sa femme attiraient chez eux leurs victimes de l’un ou de l’autre sexe, dans le jeune âge ou dans la vieillesse, peu leur importait, ils leur faisaient des prévenances, les engageaient à se reposer dans leur domicile, même à y passer la nuit, leur faisaient boire à grande dose une liqueur enivrante et sportive, puis les étendaient sur un lit où les malheureux s’endormaient d’un sommeil profond qui ne devait point avoir de réveil.

Burke se plaçait en travers sur les jambes de la victime et lui tenait les mains, tandis que Hare, en lui bouchant fortement la bouche et le nez, la privait bientôt de la vie. Ils la déshabillaient ensuite, l’enfermaient dans une caisse, et, sur le soir, portaient le corps au médecin qui en donnait depuis deux cents francs jusqu’à quatre cents francs, et même plus. »

L’affaire eut un immense retentissement dans l’opinion publique britannique. Hare échappa aux poursuites grâce à son témoignage contre Burke. Ce dernier fut pendu en janvier 1829.

Ironie de l’histoire, son corps fut ensuite disséqué publiquement par le professeur Alexander Monro, de l’université d’Édimbourg. Le nom du meurtrier donna plus tard naissance à un verbe anglais, to burke, qui signifie tuer quelqu’un par étouffement.

À la suite du procès, le Parlement du Royaume-Uni, jusque-là réticent à légiférer sur le trafic de cadavres, mit en place une commission d’enquête sur le sujet. Une affaire similaire survenue à Londres aboutit au vote en 1832 d’une loi, l’Anatomy Act, donnant accès aux médecins aux morts des hospices (c’est-à-dire aux corps des « indigents non réclamés »). Une disposition qui mit un rapide coup de frein aux activités des body snatchers.

La figure inquiétante du voleur de cadavres n’en continua pas moins de hanter l’imaginaire européen, alimentant divers récits plus ou moins romancés. En 1838, l’avocat Adolphe Joanne rassemblait dans les colonnes du Droit les pires anecdotes colportées au sujet des résurrectionnistes :

« Au mois de novembre 1820, une femme de quarante ans, à peine couverte de haillons, se présenta chez un chirurgien de Glasgow, portant sur ses bras un enfant âgé de deux mois, et lui demanda s’il voulait l’acheter.

— Quel prix l’estimez-vous ? lui répondit celui-ci, résolu de s’assurer si elle parlait sérieusement.

— 150 fr., répliqua-t-elle avec empressement [...].

Elle se tut un instant ; mais voyant que le chirurgien baissait la tête et gardait le silence... peut-être, ajouta-t-elle, celui-ci est-il trop jeune et ne vous suffit-il pas... J’ai encore un garçon de treize ans dont je pourrais me débarrasser, et qui vous conviendrait mieux sans doute. Glacé d’horreur, le chirurgien n’osait pas même lever les yeux sur cette misérable. Soyez tranquille, lui dit-elle pour le décider, ce sont bien mes propres enfants. »

A noter que les voleurs de cadavres inspirèrent aussi les écrivains : en 1839, l’auteur français Prosper Mars fit paraître un roman à sensation intitulé Le Résurrectionniste (à lire sur Gallica), et en 1884, Robert Louis Stevenson s’inspira de l’affaire Burke et Hare pour sa nouvelle Le Voleur de cadavres

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Pour en savoir plus :

R. Michael Gordon, The Infamous Burke and Hare : Serial Killers and Resurrectionnists of Nineteenth Century Edinburgh (en anglais), Mc Farland & Co, 2009

Alan Bates, The Anatomy of Robert Knox : Murder, Mad Science and Medical Regulation in Nineteenth-Century Edinburgh (en anglais), Sussex Academic Press, 2010

Tim Marshall, Murdering to Dissect : Grave-robbing, Frankenstein and the Anatomy Literature (en anglais), Manchester University Press, 1995