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« Traduit de l’argot » : Francis Carco parmi les truands des années 1930

le 24/10/2023 par Francis Carco
le 04/01/2023 par Francis Carco - modifié le 24/10/2023
Paul Carbone, « parrain » français et instigateur de la French Connection, 1942 - source : WikiCommons
Paul Carbone, « parrain » français et instigateur de la French Connection, 1942 - source : WikiCommons

Dans un récit devenu culte, l’écrivain reporter Francis Carco raconte de l’intérieur le « milieu » parisien. Une sombre affaire de règlement de compte entre bandes rivales nous fait pénétrer dans le grand monde de la voyoucratie, entre maisons de passe, salles de jeu et hommes taiseux en gabardine.

Avant de paraître en volume aux Éditions de France, « Traduit de l’argot » est publié au mois de janvier 1932 en feuilleton dans Gringoire, fondé entre autres par Joseph Kessel. Documentaire exceptionnel sur le « milieu », le récit de Carco aborde de front les enjeux de la vie semi-clandestine des voyous parisiens, sa violence, son économie, sa géographie, ses paradoxes, son langage. Cette longue déambulation dans les lieux « sordides » de la capitale est en effet travaillée par la façon dont parlent les truands, leur dialecte, difficilement compréhensible pour un homme de l’extérieur et qui fascine Carco.

Nous publions ici le début de cette quête vers un monde secret, menée tambour battant, où l’on rencontre un juge médusé, l’heureux rescapé d’une fusillade, le propriétaire d’un hôtel borgne – et le célèbre bandit Bob-le-Flambeur. 

Minuit trente-cinq : on venait de rendre le verdict. De la salle des assises, la foule muette se retirait lentement. Une atmosphère pesante et trouble régnait encore entre les murs aux boiseries sévères, sous le plafond à écussons et, tandis que les journalistes dégringolaient de leurs bancs et s'éloignaient en discourant avec des avocats ou des confrères, un groupe d'hommes en casquette discutait à voix basse près de la porte à tambour du fond. La décision du tribunal leur paraissait inique, du moins en ce qui concernait l'un des deux condamnés qui appartenait à la bande. Ils s'en allèrent enfin après un dernier regard vers le box, à présent désert, des accusés, où ils avaient pu voir leur compagnon, André-le-Belge, un grand type maigre, osseux, voûté, sinistre, accueillir sans baisser les yeux, dix ans de travaux forcés plus vingt ans d’interdiction.

J'avais régulièrement assisté aux débat, et je demeurais persuadé que personne –  tant des magistrats que des membres du jury – n'avait considéré l'affaire sous son jour véritable. Il s'agissait d'un vrai drame du « milieu » ou, plutôt, comme je l'entendis déclarer durant une suspension d'audience, par le public en pull-over, chandail, chapeau melon, trench-coat ou gabardine, errant dans les couloirs, d'une histoire de « peaux rouges », de « truands ». L'audition des témoins, qui ne disaient que ce qu'ils voulaient dire, de peur d'avoir à l'expliquer plus tard, non point devant les juges mais en présence de messieurs les amis venus pour empêcher qu'on ne parlât trop, n'avait guère permis d’aborder le fond de la question. Aucun des personnages cités ne tenait, pour son compte, à s'expliquer trop clairement. Seul, le commissaire de police, tandis que le président s'étonnait que l'on n'eût pas, après le crime, retrouvé de browning, avait nettement répondu que dans son quartier une arme abandonnée était sur-le-champ ramassée. Cette réponse avait fait sensation. Ainsi, de main en main…

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Mais voici l'acte d'accusation :

Dans la soirée du 9 juillet 1930, vers vingt-deux heures, le nommé Ardre Blache, dit le Belge, né a Roubaix, se promenait place d'Italie en compagnie des sieurs Dufaux et Bardelet, lorsqu'ils rencontrèrent Albert Roche et Parent. Immédiatement, s'engagea entre André Blache, Parent et Albert Roche une discussion violente au cours de laquelle le premier porta des coups de poing et des coups de pied aux deux autres qui s'enfuirent après avoir proféré des menaces.

Une heure plus tard, André le Belge, accompagné de son frère Emile, descendit le boulevard de la Gare jusqu'à la maison de Parent et alla frapper aux volets en criant : « Vieille salope, as-tu ton revolver, maintenant ? Sors ! Je vais te larder. »

Parent se garda de bouger et les frères Biache s'éloignèrent. C'est alors que Lucien Roche, frère de Roche Albert, rentrant chez lui, aperçut André et Emile Blache à quelques mètres de la maison de Parent ; les deux hommes le reconnurent aussitôt et vinrent à sa rencontre pendant qu'Emile Blache passait un rasoir à André. Ce dernier, arrêtant Lucien Roche, lui apprit qu'il venait d'infliger à Albert une correction et qu'à la prochaine rencontre, il le « crèverait ». Puis il demanda à Lucien ses intentions. Lucien Roche répondit que cette querelle ne le concernait pas et invita les frères Blache à venir boire un verre, au bar des Sports, dont ils n'étaient pas éloignés. André Blache accueillit cette offre par une bordée d'injures et porta plusieurs coups de son rasoir qu'il tenait ouvert à Lucien qui tira de sa poche un browning chargé de trois cartouches, fit feu et se sauva sans prendre le temps de constater s’il avait blessé quelqu’un. Il ne se rappelle plus, dit-il, ce qu'est devenue son arme. Poursuivi, rattrapé, terrassé par André Blache, dit le Belge, Lucien Roche reçut à la partie gauche du front un coup de rasoir qui lui fut certainement porté par le Belge et, en même temps, il entendit celui-ci crier :

« Tu vas mourir. C'est toi qui as tué mon frère ! »

Cependant les raisons du meurtre demeuraient impénétrables. Personne ne savait rien. Farouchement replié, Emile Blache, avant de succomber, dictait à chacun sa conduite.

– Voyons, dit tout à coup le président à l’un des accusés, dans votre quartier, on se croise à la promenade, on se regarde, et voilà... on se tire dessus ?...

– Oui, Monsieur le président.

Un inspecteur crut devoir déposer que, selon lui, la bagarre provenait d'une partie de passe anglaise sur le bénéfice de laquelle ces messieurs différaient d'avis. Par la suite, aucun des témoins ne corrobora cette déclaration. Telle était bien pourtant l'origine de la querelle cherchée par André-le-Belge à Albert Roche et à Parent, mais ce dernier, qui se trouvait mêlé à la partie truquée, appartenait à la police en qualité d'indicateur et, comme il s'était engagé sur parole à ne point révéler l'endroit où cette partie avait eu lieu, pas plus que les noms des joueurs, le mystère subsistait entier. La preuve que Parent jouait un rôle d'indicateur résidait dans l'insulte de « vieille salope » adressée par André-le-Belge.

– Une « salope », avait daigné traduire celui-ci pour l'édification du président, c'est un indic.

On n'avait pas cherché plus loin.

***

« Magne-toi... mais magne-toi donc, moujingue ! Tu ne te doutais pas que je te poisserais. »

Or, le 19 février 1931, au cours de l’après-midi, Albert Roche était allé, avec sa mère, rendre visite à Lucien, détenu à la maison d'arrêt de la Santé. En rentrant, ils prirent le métro, mais Albert Roche descendit, seul, à la station Barbès et suivit un moment à pied le boulevard de la Chapelle jusqu'à la rue Caplat. Il était environ 16 heures. D'après Roche, il poursuivait sa route lorsqu’il s'entendit appeler par André-le-Belge, qui le dépassa rapidement et lui appuya le canon de son revolver sur le ventre, en ordonnant : « Sors les mains de tes poches et avance ! » André-le-Belge fit ainsi revenir Roche sur ses pas et lui tenant le revolver à la hauteur de la hanche droite, l'obligea à traverser le boulevard et à s'engager dans la rue Caplat en ce moment déserte.

Au coin de cette rue et du boulevard, André-le-Belge dit à Roche : « Moi j'suis bon pour les durs et j'm en fous. J'ai loupé ton frangin, y a six mois ; toi, j'te rat'rai pas… » Et tout en cheminant, il lui donnait de petits coups sur la tête en répétant : « Magne-toi... mais magne-toi donc, moujingue ! Tu ne te doutais pas que je te poisserais. »

Quand les deux hommes furent arrivés à la moitié de la rue en suivant le trottoir de droite, André-le-Belge fouilla Roche puis continua, en le poussant avec son revolver, à le faire avancer jusqu'à la rue des Gardes. Ils n'avaient rencontré qu'un enfant, lorsque Roche vit sur le trottoir opposé un atelier de fabrication de lits métalliques, dont la porte était ouverte. Devant elle se trouvait une camionnette que déchargeaient deux ou trois ouvriers. Roche songea immédiatement à leur demander secours. Il fit donc un bond vers le milieu de la chaussée, acheva de la traverser en courant, réussit à franchir le seuil, mais là, heurta un pavé formant saillie et tomba sur le dos. Dans cette position, Albert Roche s’efforça de refermer la porte avec ses pieds, mais le Belge le poursuivant, surgit dans l'atelier, tira le battant derrière lui et déchargea cinq balles de revolver qui atteignirent en plein ventre Roche couché par terre et sans défense.

– Miracle qu'il m'ait pas repassé ! avait déclaré Albert Roche aux jurés. J'ai senti les cinq balles arriver et entrer : elles ont provoqué seize perforations d'intestin...

C'était un jeune garçon qui marchait difficilement, plié sur une béquille, le regard noir, une mèche de cheveux bruns sur l'œil.

Le docteur Paul était ensuite venu, longuement expliquer à la barre comment les coups avaient occasionné, en effet, seize blessures et, à son tour, il avait insisté sur ce miracle – mais, miracle de la science, messieurs ! – auquel le jeune garçon devait d'être encore vivant.

Nul ne s’était alors plus inquiété de savoir si cette partie de dés, qu'un inspecteur avait cependant signalée, représentait la véritable cause de la double fusillade. Et, la décision du jury, lue à voix haute, le président, s’appuyant sur différents articles du code pénal, avait prononcé la sentence, condamnant Lucien Roche et André le Belge à la même peine : dix ans de travaux forcés et vingt ans d'interdiction.

C'était maintenant cette peine que, dans les galeries du Palais, partisans et ennemis des frères Roche ou d’André-le-Belge s'accordaient à trouver monstrueuse, tandis que, lentement, chacun se dirigeait vers la sortie. Il faisait sombre. Le bruit des pas sur les dalles couvrait la sourde rumeur des conversations et, mêlé à cette foule où tricheurs, policiers, brigands, indicateurs et faux témoins se coudoyaient, sans se provoquer ni se fuir, je parvins aux grands escaliers de la cour principale puis aux grilles qu'un garde maintenait ouvertes, sur le boulevard du Palais.

– Ben, m'sieur Francis, qu’est-ce que vous en pensez ? me demanda soudain une voix traînante.

Je tournai la tête et reconnus Bob-le-Flambeur qui, de toute évidence, avait considéré comme un devoir d'assister à l'affaire jusqu'au bout.

– C’est bien payé, pas ? Vous êtes seul ?

– Tu vois.

***

« C'est pas samedi. Là-bas, dans ce quartier d'purées, ils n'ont de fric qu'un jour la semaine. Aussi on n'leur met pas le couvert n'importe quand. »

Nous nous serrâmes la main. Un courant d'air glacé, qui venait de la Seine, nous contraignit à relever nos cols de pardessus. Je dis à Bob :

– A ton idée, cette histoire de passe anglaise, c'est exact ?

– Naturellement, répondit Bob. Tout c'qu'il y a de plus exact... d’officiel. Roche en était, avec Parent : il avait même amené des pigeons pour les tondre. Pensez : Parent, François Parent est un vieux renard, il scie lui-même ses dés... il achète directement l'ivoire.

–  Et il les vend ?

– Oh ! il vend tout c'que vous voudrez, car, en plus de scier des dés, c'est un indic.

En prononçant ce mot. Bob avait instinctivement baissé la voix et nous cheminâmes quelque temps, l'un près de l'autre, sans parler. Tout à coup, Bob proposa :

– Ça vous intéresserait d'voir le bistro où l'affaire a commencé ? C'est aux Gobelins. Si ça vous dit, on pourrait y aller.

– Maintenant ?

– Pas maintenant, répliqua Bob. C'est pas samedi. Là-bas, dans ce quartier d'purées, ils n'ont de fric qu'un jour la semaine. Aussi on n'leur met pas le couvert n'importe quand.

– Quoi ? Quel couvert ?

– Mais la couverture, m'sieur Francis, ou si vous préférez le terme exact : la berlue. Mettre le couvert, ça veut dire préparer l'tapis sur lequel on apporte les plats.

– Oui, les dés.

– Y en a de trois sortes : les bourrés, les plats et les doubles. Les premiers ont du plomb dedans ; les plats ont une face plus large que les autres. Quant aux doubles, je vous expliquerai. On s'en sert qu'avec des hommes saouls.

Bob, les mains plongées dans les poches de son pardessus, me regardait d'un air glorieux. Son chapeau mou rabattu sur les yeux, sa grosse figure joviale et colorée, son foulard, son manteau marron et je ne sais quelle familiarité courtoise et bon enfant lui assuraient partout la sympathie. Nous nous connaissions de longue date. Nous avions fréquenté jadis les musettes de Montreuil, « fait » les courses de Vincennes, hanté le « Petit Pot » à Nogent, le Petit Trésor rue de Picpus et assisté deux ou trois fois ensemble, à Grenelle, dans des arrière-salles de bistro, à des combinaisons dont il vaut mieux ne point parler. Bob était, cette nuit, très excité par la condamnation de Roche et d'André-le-Belge et je me promis d'en profiter pour qu'il me conduisît, à défaut des Gobelins, dans un autre quartier où je pourrais m'essayer, avec lui, à une partie de dés.

– Où voulez-vous qu'on aille ? fit-il. 

– Choisis toi-même.

– Eh bien ! puisqu'on est par ici, amenez-vous. J'connais un coin sur les quais ; on va tenter de forcer la consigne et vous vous amuserez. C'est entre mariniers qu'on s'explique. Vous verrez voir : ça vaut l'dérangement.

Nous passâmes un pont et n'eûmes point à parcourir huit cents mètres. Bob, me touchant le coude, m'indiqua, formant l'angle d'une rue et du quai, un marchand de vins qui « tenait hôtel » et paraissait fermé. Une fort belle grille, agrémentée d'une décoration dix-huitième de pampres et de raisins, protégeait les carreaux.

–  Eh ! mordez ! jeta Bob.

Je vis alors, sur le comptoir de la salle éteinte, une discrète flamme de gaz brûler sous le percolateur et je compris à ce signe que nous étions en bonne voie. Mais la triste perspective des quais, le voisinage de l’eau noire où la clarté des réverbères se reflétaient et laissaient deviner des barques, des péniches endormies et des bateaux-lavoirs, donnaient à cet endroit un caractère sinistre qui me troubla. Un type à cache-nez de couleur descendit de l'hôtel. Nous attendîmes qu'il se fût éloigné puis, Bob me précédant, nous entrâmes tranquillement dans le bistro où la serveuse vint nous demander ce que nous voulions.

– Deux fines, dit Bob. Et avertis le singe.

La salle où la bonne nous servit avant de se retirer me parut quelconque, avec un vieux comptoir d'étain, trois rangées de fioles contre une glace, des guéridons de marbre à pieds de fonte, une banquette et des chaises. Le marbre des guéridons portait aux angles des cassures où il apparaissait plus blanc, d’un grain serré, friable. Une couche de sciure de bois matelassait le parquet. Enfin, la pendule-réclame Guérin-Boutron, fixée près d’une cabine de téléphone, marquait une fois pour toutes la demie de minuit, en cas de contestation.

Du zinc, où nous nous tenions accoudés, on découvrait à droite la perspective d’un pont et d'une partie des quais aux boutiques closes, et, à gauche, la morne enfilade de la rue. Mais il n'y avait personne, ni dans la rue, ni sur le pont, et la maison semblait plongée dans un profond sommeil, sans rêves, comme poisseux.

– N'ayez crainte, me confia Bob. On dort trop bien pour qu'ça soye pas du cri.

– Comment ça ?

– Oui. Du boniment, précisa-t-il en s’allumant une cigarette à la flamme du percolateur.

Au même instant surgit le patron. Il était en bras de chemise, les pieds nus dans des chaussons, sans faux col, dépeigné.

– Alors ça s'ra trois fines, annonça Bob d'un air aimable.

– Non, merci.

Bob regarda le tenancier, sourit, hocha la tête et dit :

– T'as raison d'avoir du feu à la disposition des clients. L'tabac est fermé.

– Ici aussi, c'est fermé, grogna son interlocuteur. J'étais en train d'en écraser quand la bonne m'a prévenu. Qu'est-ce que vous désirez ?

– On vient de la part à Bernard, le gros Bernard. Entrèves-tu ?

– Quel gros Bernard ?

– Le Nantais.

– Je connais pas d'Bernard-l’Nantais, lui répondit l'homme d'un air maussade. A pareille heure, je connais que mon lit.

–  Allons, fais pas la gourde !

– Et de quoi qu'il s'agit ?

Le tenancier nous manifestait si peu de prévenance que je m'attendais à voir Bob se fâcher. Il n'en fit rien. Après un court instant, il prit son verre, le porta lentement à ses lèvres puis, clignant l'œil, s'informa :

– On peut monter ?