Interview

« Les luttes et les rêves », une histoire des dominés de 1685 à nos jours

le 04/05/2020 par Michelle Zancarini-Fournel
le 17/06/2019 par Michelle Zancarini-Fournel - modifié le 04/05/2020
«  Famille de paysans dans un intérieur », tableau de Louis Le Nain, circa 1645 - source : Museoteca Louvre-Domaine Public
«  Famille de paysans dans un intérieur », tableau de Louis Le Nain, circa 1645 - source : Museoteca Louvre-Domaine Public

Dans son livre somme Les Luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours, l'historienne Michelle Zancarini-Fournel raconte les multiples vécus d’hommes et de femmes qui ont résisté à l’ordre établi et aux pouvoirs dominants. Entretien.

Dans son dernier ouvrage, l'historienne Michelle Zancarini-Fournel livre « une histoire populaire des dominé.e.s, une histoire située des subalternes qui s’appuie autant que possible sur leur expérience [...] tout en étant attentive aux cadres sociaux, c’est-à-dire aux contraintes qui ont pesé sur elles et sur eux. » Un récit extrêmement documenté qui invite à revisiter des épisodes méconnus de l'histoire nationale et à y donner toute leur place à ces anonymes, contraints de résister pour exister.

Propos recueillis par Marina Bellot

Pourquoi avoir fait commencer votre récit en 1685 ?

Le choix de la date de départ a été compliqué, car beaucoup de révoltes paysannes ont évidemment eu lieu bien avant. Mais cette date correspondait vraiment à mon projet, dans la mesure où je voulais intégrer l'histoire des colonisés, des immigrés et des femmes dans mon récit, ce qui n’est pas fait habituellement dans les histoires généralistes.

J’ai cherché une date qui corresponde aussi à mes capacités historiennes je suis familière de la période moderne et contemporaine, je le suis beaucoup moins de la période médiévale.

1685 m’a donc paru une date légitime. D’abord, c’est la date de publication du premier code juridique sur l’esclavage, que l’on a appelé plus tard le Code noir, qui est un édit de police religieuse puisque le premier article concerne les juifs et non les esclaves. C’est un signe du sens profond de cet édit royal. Reprenant la conception héritée du droit romain, ce code considère l’esclave comme un bien meuble, tout en préconisant de le catéchiser et de le faire baptiser, ce qui est évidemment contradictoire.

1685 est aussi la date  de la signature de l’édit de Fontainebleau, c’est-à-dire de la révocation de l’édit de Nantes accordé par Henri IV, qui interdit aux protestants de pratiquer leur religion.

Et enfin, du point de vue social, un autre édit royal limite la possibilité de déplacement des mendiants et les fait enfermer dans l'hôpital général, puis au bout de deux ou trois enfermements les envoie aux galères.

1685 est une année terrible, du point de vue des effets de la domination et du pouvoir absolu de Louis XIV, un moment-clé à la mitan de son règne.

 

RetroNews : Votre livre donne la parole au peuple grâce aux archives. Pour l’Ancien Régime, les sources étant peu nombreuses, comment avez-vous travaillé ? Quels étaient les « luttes et les rêves » d’un paysan de l'époque ?

Michelle Zancarini-Fournel : Effectivement, il y a peu de documents écrits émanant des « gens de peu » ; il est très compliqué de savoir ce que pensait un paysan de l’Ancien Régime. Cependant, il y a quelques éléments, en particulier des « journaux de raison », dont une petite vingtaine qui ont été débusqués par les historiens de l’époque moderne, et notamment les historiens ruraux.

Je vais vous donner un exemple, celui d’un paysan, Ponce Millet, né en 1673 et mort en 1725. C’est le fils d’un couple de manouvriers de la vallée de l’Aisne. Très jeune, il est employé à faire paître les bêtes ; il est censé avoir une vie attachée à la terre avec un horizon limité. Mais il devient domestique par l’intermédiaire d’un oncle qui le place à Paris chez un conseiller d’État, qui va entreprendre son éducation. Il apprend alors à lire et à écrire et il va faire l’aller-retour entre cette condition de domestique et son village où il revient fréquemment, avant de s’y installer de nouveau définitivement, quand il a accumulé un peu d'argent. Dans son livre de raison – qui est aussi un livre de comptes –, Ponce Millet fait le récit de la vie au village, des fêtes, de son quotidien, ce qu’il boit et mange. On apprend qu’il donne de l’argent au curé, à sa filleule, il aide sa sœur à payer ses impôts… Il met en avant des scènes de convivialité et il souligne qu’il n’est plus dans la dépendance d’un maître, dépendance qu’il ne supportait plus. Se dessine ainsi un paysage et se devine une envie de liberté.

De même, à travers les textes judiciaires ou les rapports de police, on peut percevoir la vie et les espoirs d’un esclave, par exemple lorsqu'il part en marronnage ou quand il vient témoigner devant un juge de ses mauvaises conditions de vie et de travail.

 « Populaire » et classes populaires se confondent-ils, selon vous ?

L'histoire populaire pour moi, c’est l’histoire des subalternes, des gens qui dans un moment donné, dans une conjoncture spécifique, subissent une domination politique et sociale. C’est plus extensible que la notion de classes populaires.

Les protestants au XVIIe siècle, par exemple, ne sont pas tous pauvres, ils sont de toutes les conditions sociales, mais ils sont tous poursuivis très violemment par le roi  on parle de dragonnades, le fait que les soldats s’installent chez eux, prennent leurs biens, parfois leurs filles… Bref, mènent une conduite d'occupation et de pillage. Les protestants n’appartiennent donc pas tous aux classes populaires. Les plus riches peuvent éventuellement s’exiler, mais les plus pauvres sont condamnés à rester sur place ; ils développent alors des pratiques de résistance (culte pratiqué en secret, prophétisme, etc.)

Vous avez choisi d’intégrer pleinement l’histoire des colonies à l’histoire de France. En quoi le « cas colonial » est-il caractéristique de la spécificité politique française ?

On oublie souvent, depuis la fin de la guerre d’indépendance de l'Algérie en 1962, que la France était le second empire mondial après l’Angleterre. L’histoire des colonies s’est étendue sur une très longue durée, du milieu du XVIIe à la fin du XXe (et certains disent même que les territoires d’outre-mer sont encore des colonies, sous certaines formes).

L’histoire des colonisé.e.s fait intrinsèquement partie de l’histoire française. C’est important pour comprendre les politiques menées aussi bien dans l’hexagone que dans les territoires colonisés. Les sujets colonisés sont soumis à un régime de discriminations : le régime de l’indigénat. Les Algériens, qui sont de nationalité française dès 1865, ne sont pas des citoyens et n’ont ni droits politiques, ni égalité juridique. Les Africains, les Indochinois et les Malgaches sont soumis jusqu’à 1946 au travail forcé.

Vous montrez également que les femmes ont toujours joué un rôle dans les moments de révolte – et notamment pendant la Révolution.

Oui, elles ont joué un très grand rôle pendant la Révolution. On dispose de nombreuses représentations iconographiques, notamment des estampes sur les femmes artistes qui vont devant l’assemblée nationale à Versailles en septembre 1789 pour offrir leurs bijoux à la nation parce que la France est extrêmement endettée. C’est la première action collective par des femmes peintres en faveur de la Révolution.

Les gouaches de Lesueur montrent aussi les femmes en action, ainsi que les récits du libraire Hardy. On connaît le détail de la manifestation des femmes des 5 et 6 octobre 1789, qui a joué un très grand rôle dans le cours de la Révolution. Elles obligent le Roi et la famille royale à revenir à Paris, ainsi que les clubs et l’assemblée. Toutes les institutions politiques nouvelles se trouvent sous le regard du peuple parisien. La manifestation des femmes a changé le cours de la Révolution française.

Le Club patriotique de Femmes de Lesueur, 1791 - source : Domaine public
Le Club patriotique de Femmes de Lesueur, 1791 - source : Domaine public

Toutefois, l’égalité politique est encore loin…

Les femmes artistes demandent de pouvoir porter la cocarde, le symbole de la citoyenneté – ce qu'on leur refuse. On leur a très longtemps refusé le port de la cocarde et toujours l’usage des armes. La Révolution a considéré que les femmes avaient, du fait du droit naturel, un rôle de mère, d’épouse, et donc la mission de former les futurs citoyens. Elles devaient rester à leur place et ne pas intervenir dans l’espace public raison pour laquelle les clubs de femmes ont été interdits en 1793.

Cette exclusion du politique a duré très longtemps puisqu'en 1848, on donne un suffrage dit universel qui s'avère en réalité exclusivement masculin. Il faut attendre 1944 pour le droit de vote et d’éligibilité soit accordé pour les femmes métropolitaines. Les Algériennes ne l’obtiendront qu’en septembre 1958.

Entre 1685 à 2005 – année avec laquelle se termine votre ouvrage –, diriez-vous que ce qui unit ces « dominés » est résumé dans la répression et les violences endurées ?

On a pu me dire parfois que mon livre était pessimiste. J’ai essayé de montrer ce qui se passe dans le moment même, dans une conjoncture spécifique, quels sont ces espoirs – qui sont, effectivement, le plus souvent réprimés. Mais, même inaboutis, ces espoirs ont existé et il est important de faire connaître dans le présent leur existence. J’ai mis en avant dans ces luttes l’idée de ce qui dans le moment est juste ou injuste : on se bat contre l’injustice. C’est extrêmement important de montrer cette capacité d’agir des dominé.e.s, des subalternes.

Les luttes et les rêves ne sont-ils pas finalement selon vous les moteurs de l’histoire ?

Oui, je pense. Et je pense aussi que c’est notre rôle en tant qu’historien ou historienne de montrer ces espoirs – même s’ils n’ont pas abouti. Cela donne l’idée d’un champ de possibles, de capacités d’agir, même dans les pires situations, même si ça ne peut pas aboutir sur le moment. Les esclaves ont toujours entrepris des tentatives de résistance et d’insoumission : marronnage, femmes qui avortaient pour ne pas condamner un enfant de plus à l’esclavage, etc. Ces résistances montrent la volonté, la capacité d’être considéré comme un être humain quelle que soit sa condition.

Votre milieu social d'origine (votre père était ouvrier qualifié, votre mère institutrice ayant abandonné ses études de lettres classiques à cause de la guerre) a-t-il influencé votre manière de faire de l’histoire ?

Ce milieu familial et les discussions qui y avaient lieu m’ont servi en quelque sorte de travaux pratiques d'histoire sociale et ont permis de développer très tôt une conscience féministe, qui m’a conduite à l’histoire des femmes.

Tout historien écrit avec ce qu’il est, son expérience sociale. Le tout est de prendre de la distance avec cette expérience, d’employer les procédures du métier qui permettent d’écrire en confrontant les sources dans un souci de vérité, en tout cas celui d’avancer des preuves pour sa démonstration. Les choix de terrain, d’écriture en découlent aussi. J’ai toujours considéré que l'histoire ne devait pas rester dans les cercles savants, qu’elle devait être communiquée, accessible à tous. Avec Les Luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France, les réactions de lecteurs et lectrices me laissent penser que c’est un pari gagné. J’ai reçu des lettres qui m’ont étonnée, bouleversée, c’est quelque chose de très émouvant et gratifiant.

Est-il difficile d’écrire une histoire des classes populaires dans le contexte actuel, davantage que dans les années 1970, au moment où Howard Zinn publiait son Histoire populaire des États-Unis ?

Howard Zinn a été ostracisé par ses pairs, pour ses écrits et ses positions politiques. La période était certes une période de mouvements sociaux, mais pour autant, ses écrits n’ont pas été acceptés par la communauté historienne – y compris par la presse. Cependant son ouvrage s’est diffusé sur la longue durée.

Il y a un renouveau, que je date d’après 1995. Les années Mitterrand étaient terribles de ce point de vue : on ne pouvait même plus employer le mot classe. De jeunes historiens et historiennes ont repris le flambeau, car ils ont été formés par les mouvements de grève de 1995. En 1997, un étudiant est venu me voir en me disant qu’il voulait faire une thèse sur les ouvriers… C’était renversant, car ce n’était pas du tout à la mode à cette époque.

On est aujourd’hui dans un changement, pas du point de vue économique et social, mais du point de vue de la prise de conscience de ce terrain de la part d’un certain nombre de jeunes chercheurs et chercheuses. Ce sont eux peut-être qui nous ont réincités à à promouvoir de nouveau cette forme d’histoire.

Les Luttes et les rêves de Michelle Zancarini-Fournel, initialement paru en 2016, est toujours disponible dans la collection Zones des éditions La Découverte.