Interview

Dans les années 1920, les danses afro-américaines remuent la France

le 29/11/2022 par Sophie Jacotot, Marina Bellot
le 28/10/2021 par Sophie Jacotot, Marina Bellot - modifié le 29/11/2022

Durant l'entre-deux-guerres, une multitude de danses "venues des Amériques" font leur apparition en France, suscitant attrait et rejet. Un phénomène qui questionne le rapport de la France à la culture afro-américaine, comme l'explique l'historienne Sophie Jacotot.

Fox-trot, tango, samba, rumba, biguine... Au lendemain de la Première Guerre mondiale, une multitude de danses venues d'outre-Atlantique arrivent à Paris, où la « dansomanie » s'empare des Françaises et des Français avides de loisirs et de liberté. C'est une petite révolution : la syncope ouvre un nouvel univers rythmique, les joues et les bustes sont en contact, l'improvisation est encouragée...

Pourtant, dans une société française où la xénophobie est très présente et le rapport à l’autre, notamment afro-américain, pétri de clichés, ces nouvelles danses suscitent rejet et réprobation d'une partie de la population. Entretien avec l'historienne et danseuse Sophie Jacotot.

Propos recueillis par Marina Bellot

-

RetroNews : Quand le terme de dancing apparaît-il en France ? Quelles réactions suscite-t-il ?

Sophie Jacotot : J’en ai trouvé la première occurrence en 1919 au lendemain de la Première Guerre  mondiale. La danse reprend son activité, quelques mois après l’Armistice, et dans la presse apparaît ce terme, notamment dans des revues spécialisées en danse de bal, Dancing et Paris-Dancing, qui naissent au lendemain de la guerre.

Le phénomène d’introduction des nouvelles danses qui viennent des Amériques est associé à la naissance d’un nouveau type de lieu, comme si le mot « bal » ne suffisait plus pour désigner les établissements qui accueillent ces nouveaux genres musico-chorégraphiques. Il y a une volonté de trouver un terme pour parler de ce nouvel écrin qui accueille les nouvelles danses mais, quand on y regarde de plus près, le dancing n’est qu’un nouvel avatar du bal : sa principale caractéristique est d’accueillir les orchestres de danses nouvelles (orchestres de jazz, de tango, caribéens…).

Avec sa sonorité américaine, et donc étrangère, le terme « dancing » suscite la réprobation d’une partie de l’opinion. Dans le même temps, il apparaît comme un étendard pour une certaine jeunesse et pour l’élite sociale, ou plus largement pour une partie de la population qui a envie de tourner la page avec la société d’avant-guerre et d’aller vers une modernité qui est alors placée sous le signe de l’Amérique.

Quelle est la réalité de cette opposition entre bal populaire et dancing bourgeois ?

C’est une image très présente dans les imaginaires, que les romans populaires et le cinéma mettent en scène pendant l’entre-deux-guerres. C’est toutefois davantage une représentation qu’une réalité : les dancings sont très différents les uns des autres - certains sont populaires, avec un prix d'entrée bas, d’autres sont très onéreux et sélectifs. Le mot bal va perdurer pour désigner les petits bals de quartiers, où l’on continue à danser des danses d’avant-guerre comme la polka, la mazurka, la valse ou encore la java. En réalité, ces « bals musette » vont très vite devenir le lieu d’un métissage musical et chorégraphique puisque la rumba, le jazz ou le tango vont y être introduits également. 

Le terme dancing vient donc de surajouter sans pour autant créer une catégorie qui s’oppose à celle du bal. Des clients circulent entre ces types d'établissement et au sein même d’un dancing on peut avoir une clientèle mixte socialement.

Comment s’exprime la « dansomanie » dans la société d’après-guerre ?

La dansomanie, qui désigne la « folie de la danse », est un terme qui existe à d'autres périodes de l’histoire. On le retrouve notamment au lendemain de la Révolution française, puis sous la Monarchie de juillet avec la polkamanie, et il revient en force en 1919 et dans les années 1920. Il y a une perception très forte par les contemporains d'un phénomène d’engouement inédit, lié au fait qu’on sort de la Première Guerre mondiale, période au cours de laquelle les loisirs dansants étaient en sommeil. Au lendemain de la guerre, les hommes et les femmes se retrouvent : il y a un sursaut hédoniste très fort et la danse de bal est une manière de reprendre possession de son corps et de sa vitalité. Véritable loisir de masse dans l’entre-deux-guerres, la danse de bal, qui prend alors la forme d’une danse en couple, vient opérer un rapprochement des corps, et joue un rôle fondamental dans la rencontre amoureuse.

La dansomanie est donc une perception qu’ont les contemporains, mais aussi une réalité statistique si l’on observe l’accroissement du nombre de nouvelles danses et la multiplication d’ouvertures de dancings. On voit aussi des restaurants qui, du jour au lendemain, dégagent un espace au centre de leur établissement pour permettre aux gens de danser au cours du repas ou à la fin de la soirée. Des théâtres, également, se transforment certains soirs de la semaine en lieux où l’on danse. Paris est alors une ville où l’on trouve des bals à presque tous les coins de rue !

Quelles sont les caractéristiques des danses à succès de l’entre-deux-guerres ?

Les nouvelles danses bouleversent les pratiques des Françaises et des Français et renouvellent le répertoire dansé au bal. Une quinzaine de danses venues des Amériques sont lancées au cours de la période et sont couramment pratiquées dans l'entre-deux-guerres, ce qui est énorme. Ce sont des danses distinctes les unes des autres mais qui ont des caractéristiques communes (notamment la forme du couple), et qui sont différentes de celles qu’on dansait avant. Elles apportent dans la manière de bouger et les rythmes des éléments inédits qui apparaissent, selon le point de vue, choquants ou excitants.

Désormais, on ne danse plus que des danses de couple, et le couple dansant lui-même se resserre, avec le tango notamment qui devient une danse à succès massif dans les années 1920. Les bustes sont en contact, c’est totalement inédit - et surprenant pour certains observateurs. Par ailleurs, certaines parties du corps sont mobilisées de manière tout aussi inédite : la rotation interne des jambes dans le charleston, par exemple, et au début des années 1930, avec le succès des danses caribéennes comme la rumba, la mobilisation du bassin ; on se déhanche, alors que le bassin était jusque-là une zone qu’on dissimulait… Sur le plan musical, la présence de la syncope ouvre un nouvel univers rythmique et l’improvisation devient l’une des caractéristiques de ces danses.

 

Que dit l’accueil de ces danses nouvelles du rapport de la société française à la culture afro-américaine ?

Ces danses sont en grande majorité d’origine afro-américaine, mais cette origine est plus ou moins perçue : dans le tango, on met plutôt en exergue son origine sociale populaire et son lien avec les bas-fonds de Buenos Aires. Pour la biguine, qui vient des Antilles françaises, l’origine afro-américaine est très claire et, sans doute en raison du fait qu’elle provient d’un territoire colonial, la biguine est rejetée davantage que d'autres danses - seuls les dancings de Montparnasse lui ouvrent leurs portes. C’est moins le cas pour le tango ou le fox-trot : il y a la volonté chez les professeurs de danse de cacher leurs origines, et aussi de transformer ces danses pour les rendre plus « correctes », plus « élégantes », plus « conformes au bon goût français » ; par exemple gommer le déhanchement, ou mettre une distance de 20 cm entre les bustes des partenaires…

Il s’agit pour certains d'effacer les traits caractéristiques de ces danses, mais les films documentaires de l’époque montrent que la liberté était néanmoins très grande, et que l’appropriation de ces danses par les danseurs et les danseuses était réelle. Dans la société française de l’époque, la xénophobie est très présente et le rapport à l’autre, notamment afro-américain, est pétri de clichés et de méconnaissance. Il y a un amalgame très fort entre les cultures afro-américaines et les cultures africaines - pensons à l’exemple de Joséphine Baker dans le music hall. Il y a donc à la fois un rejet et un attrait très grands pour ces danses qui mobilisent le corps de façon inédite, mais en dépit de leur succès massif très peu de discours en défendent l’origine.

Dans quelle mesure la danse est-elle un élément de la conquête de l’émancipation des femmes ? Et quelles sont les limites à cette liberté nouvelle ?

Ces nouvelles danses offrent effectivement une liberté inédite pour les femmes dans l'espace public. Liberté de corps, de mouvement, mais également liberté de sortie : dans les années 1920, des femmes de différents milieux sociaux s’autorisent des sorties, seules ou entre elles, ce qui était très rare avant la Grande Guerre.

Néanmoins, ma pratique du tango dans les deux rôles - guide et guidée - m’a permis d’apporter une nuance forte au constat d’une liberté motrice nouvelle. En effet, l’improvisation (choix de l’ordre des pas, de leur rythme…) qui caractérise les danses nouvelles de l’entre-deux-guerres renforce le pouvoir de la personne qui guide, c’est-à-dire l’homme dans le cas des couples hétérosexuels. Plusieurs femmes témoignent alors de cette réalité en disant : avec la valse ou la polka, il y avait une égalité dans le couple, maintenant, les prérogatives du cavalier sont plus fortes. Les préoccupations d’aujourd’hui - fluidité dans la communication, échange des rôles, voire fusion des rôles…- n’étaient cependant pas du tout celles de l’époque.

-

Sophie Jacotot est historienne, chercheuse associée au Centre d'histoire sociale du XXe siècle (CHS). Son ouvrage Danser à Paris dans l'entre-deux-guerres est paru en 2013 au Nouveau Monde.