Interview

Une affaire de fantôme à la cour de Louis XIV : entretien avec Lucien Bély

le 16/02/2022 par Lucien Bély, Benoît Collas
le 15/02/2022 par Lucien Bély, Benoît Collas - modifié le 16/02/2022

Plongée avec l’historien Lucien Bély dans un mystérieux épisode de la fin du règne de Louis XIV : son entretien avec un maréchal-ferrant provençal, François Michel, venu lui porter un message transmis par un supposé spectre.

Lucien Bély, professeur d’histoire moderne à Sorbonne Université, est spécialiste de la diplomatie et des relations internationales aux XVIIe et XVIIIe siècles. Il a notamment publié Les Secrets de Louis XIV et a récemment dirigé le Dictionnaire Louis XIV.

Dans Louis XIV, le fantôme et le maréchal-ferrant (PUF, 2021), Lucien Bély s’est attaché à minutieusement étudier les différents contextes – politique, religieux, social, etc. – de la fin du XVIIe siècle dans lesquels s’inscrit cette histoire, et inversement les zones d’ombre que ces enquêtes peuvent éclairer.

Propos recueillis par Benoît Collas

RetroNews : Tout d’abord, pouvez-vous présenter cette histoire de la rencontre secrète entre Louis XIV et un maréchal-ferrant provençal François Michel, et nous expliquer pourquoi vous lui avez consacré un tel ouvrage ?

Lucien Bély : À la fin de l’année 1696, un maréchal-ferrant de Salon en Provence, François Michel, affirme avoir « entendu une voix » et peut-être vu un fantôme qui lui a donné l’ordre de se rendre auprès de Louis XIV pour lui porter un message. Il se rend chez l’intendant de la province qui le fait partir pour Versailles avec une troupe de soldats. La nouvelle de cette apparition se répand vite, et on l’associe à des vers de Nostradamus car ce dernier a vécu autrefois à Salon. A Versailles, un secrétaire d’État – probablement Barbezieux – le reçoit. Ce qui est plus incertain est son entrevue avec Louis XIV : peut-être l’a-t-on présenté au roi lorsqu’il sortait se promener, peut-être se sont-ils entretenus beaucoup plus longuement. En tout cas, ni le roi ni François Michel ne parleront de ce qu’ils se sont dit.

L’origine de ma curiosité pour cette affaire, ce sont les belles pages que le duc de Saint-Simon a consacrées à cette affaire. C’est ensuite que j’ai découvert qu’il existait un livre dense, celui de l’écrivain Jean-Pierre Tennevin, qui avait repris après bien d’autres cette affaire, en donnant tous les textes dont on disposait et en en trouvant même un nouveau, très détaillé, qui se trouve à la bibliothèque municipale de Lyon. Il montre comment chaque période a un peu inventé ou ajouté à cette histoire, et est dans une démarche de recherche de vérité.

Mon idée était plutôt de situer cet évènement dans le règne de Louis XIV, dans un contexte dramatique qui est celui d’une guerre très longue et d’une crise économique, et de voir ce que cette affaire peut révéler de cette époque-là. Le but est de montrer comment on peut l’utiliser pour lancer d’autres enquêtes sur des sujets importants : le rapport au surnaturel, la notion du « secret » dans la monarchie française, la culture des artisans, le rapport du Roi à ses sujets les plus humbles, etc. Il y a donc un évènement qu’il s’agit de comprendre et d’analyser, il y a ce qu’il invite à connaître de la société du temps, et ensuite j’ai voulu voir comment cette histoire a pu se transformer sous le regard des générations suivantes.

En cette fin de XVIIe siècle, la presse joue-t-elle déjà un rôle important de diffusion d’un tel évènement ?

On peut tout à fait qualifier cet évènement de « médiatique » : ce tournant des XVIIe et XVIIIe siècles correspond à un nouveau moment de la presse et de l’opinion publique. L’histoire de François Michel intéresse indéniablement et l’impact est fort, il s’agit d’une « nouvelle extraordinaire » qui circule amplement, y compris à l’étranger. On a retrouvé une chanson et même des gravures : alors qu’on ignore à quoi ressemblaient certains grands personnages du temps, on dispose de portraits de François Michel. Ainsi la société d’Ancien Régime est moins immobile et compartimentée qu’on ne l’a parfois pensé. 

Toutefois, si la presse étrangère – francophone, mais aussi de langue allemande notamment – est très loquace, la presse française est en revanche totalement muette, et il n’a pas été conservé de document officiel, comme si l’on n’avait pas voulu laisser de traces de cette affaire. On en parle particulièrement dans le milieu des protestants français réfugiés à l’étranger après la révocation de l’édit de Nantes en 1685, car ils ressentent très vite cette apparition comme une menace – et je pense qu’ils n’avaient pas tort.

Quelle est la position de l’Église vis-à-vis des fantômes et des visions ?

Caroline Callard, spécialiste de l’histoire de la spectralité, m’a indiqué que cet évènement est contemporain de la publication en 1691 d’un livre très important en Hollande, Le Monde enchanté de Balthazar Bekker, qui a lancé une grande offensive contre toute la crédulité à l’égard des fantômes et qui suscite beaucoup de débats, même dans un pays protestant où l’on est peu sensible aux fantômes. En effet la foi protestante a très tôt nié les revenants car elle ne croit pas au purgatoire. Or on ne peut pas revenir du paradis ni de l’enfer : un fantôme revient du purgatoire pour réparer une erreur, une injustice, etc., mais ce n’est jamais joyeux. Néanmoins, Bekker se retrouve privé de ses revenus : les autorités religieuses considèrent qu’il ne faut pas aller trop loin dans la chasse aux superstitions, qui restent utiles pour les gens peu cultivés.

L’Eglise catholique est elle-même très prudente : les fantômes peuvent être une manifestation diabolique, elle appelle donc à la méfiance. Mais elle ne nie pas complètement les revenants, et l’Eglise accrédite de manière générale beaucoup de miracles. Le XVIIe siècle est une grande époque des apparitions de la Vierge, souvent à des bergères ou des enfants.

Les Capucins, dont un couvent est voisin de la maison de François Michel, sont très sensibles aux formes extraordinaires de la dévotion, aux mises en scène : quelqu’un – en particulier son confesseur – n’aurait-il pas été tenté, pour faire passer un message au roi, d’instrumentaliser le pieux maréchal-ferrant ? L’idée de sa manipulation émerge vite, mais on considère dans tous les cas qu’il n’est pas complice.

Comment expliquer que François Michel soit cru par ses contemporains ?

En effet, à aucun moment on ne soupçonne François Michel d’attentat ou de mauvaises intentions, ce qui peut vouloir dire qu’il avait de mystérieux soutiens. Au Moyen Âge on trouve beaucoup de prophètes et prophétesses qui ont un message à transmettre au Roi – Jeanne d’Arc en est le modèle –, mais à l’époque moderne on en recense moins.

François Michel est un artisan, ni riche ni pauvre, mais un maréchal-ferrant n’est pas un artisan comme les autres : au contact du feu et du cheval, tous deux symboliquement très forts dans la société d’Ancien Régime, une certaine mystique l’entoure. Très pieux et d’une famille honorable, Michel vient de la très catholique Provence entourée de terres protestantes, et plus particulièrement de Salon, ville de Nostradamus. On met vite son aventure en relation avec le vers final d’un quatrain du célèbre médecin : « Et délivrera un grand peuple d’impôts ». Car, en pleine guerre contre l’Europe depuis 1688, Louis XIV a créé un nouvel impôt, la capitation, qui est mal accepté.

En 1696 la prudence reste néanmoins de mise car quelques années auparavant, tout le monde s’est fait duper par un homme prétendant résoudre un meurtre avec une baguette magique. « Cet homme est fou, ou bien le roi n’est pas noble », dit de François Michel le maréchal de Duras, proverbe commun mais ici audacieux puisque prononcé devant le roi. Louis XIV accrédite alors aux yeux de tous la démarche du maréchal-ferrant en le disant de bon sens. Le Roi-Soleil ne dit pas qu’il croit aux fantômes, et cela n’exclut pas la possibilité que François Michel soit manipulé, mais ce dernier n’est ni un danger ni un fou à embastiller.

Quel est le rapport de Louis XIV, et plus généralement du Roi, à ses sujets ? Que nous dévoile cet évènement sur le « Roi-Soleil » ?

En France, du Moyen Âge à l’époque moderne, il y a de moins en moins de représentation des sujets. Les derniers États généraux, par exemple, sont réunis en 1614. Une communication informelle existe à travers les seigneurs et surtout les intendants, représentants de l'État royal en province, mais dans une monarchie absolue, le dialogue avec les sujets est évidemment très limité.

Louis XIV a beaucoup voyagé au cours de son règne pour divers motifs, et notamment dans sa jeunesse, partout en France sauf dans le Massif central. Mais entouré de soldats, le contact avec les populations locales est limité. Toutefois dans son quotidien, il est au contact de personnes issues des classes populaires : jardiniers, serviteurs, etc. Eu égard à sa position, Louis XIV reste quelqu’un de relativement simple, comparé à Louis XV, plus sophistiqué, mais il ne met pas en valeur son rapport au peuple comme savait le faire Henri IV ; il marque au contraire une certaine distance altière.

Il n’est pas étonnant que le roi accueille bien François Michel : il attend ce que l’historien Alphonse Dupront a appelé une « recharge sacrale », un signe approbateur de ses choix de la part de Dieu. En effet Louis XIV, approchant alors les 60 ans, règne depuis qu’il a 5 ans, a déclaré des guerres à toute l’Europe et chassé les protestants de son royaume : il a pris de terribles décisions et assume son rôle dans une forme de solitude.

Quelle est la postérité de ce mystérieux épisode du règne de Louis XIV ?

Après la mort de Louis XIV, la première trace de soupçon à l’égard de Madame de Maintenon figure dans une lettre de la princesse Palatine, belle-sœur du roi, au savant Leibniz. Ensuite, une réédition du Grand dictionnaire historique de Louis Moreri comprend une notice sur François Michel dans laquelle il est affirmé que cette histoire était une mystification dont le but était de faire déclarer reine Madame de Maintenon, et qui aurait été orchestrée par sa complice Madame de Rus, dame extravagante alors en Provence.

Il est possible que la diffusion de cette théorie provienne de Madame Dunoyer, journaliste en Hollande qui publie à partir de 1707 ses Lettres historiques et galantes dans lesquelles elle traite successivement de François Michel, de Madame de Maintenon et de Madame de Rus, mais sans faire de lien entre ces personnages : peut-être est-ce pour le sous-entendre, ou bien s’agit-il d’un hasard.

C’est cette théorie que reprend, de manière très prudente, le duc de Saint-Simon au milieu du XVIIIe siècle, et il ajoute que François Michel aurait pu voir le fantôme de la reine Marie-Thérèse, décédée en 1683. La mystification liée à François Michel dans le but de faire déclarer Madame de Maintenon est progressivement admise au cours du XVIIIe siècle.

Au XIXe siècle, cette affaire, qui incarne l’alliance du trône et de l’autel, intéresse les royalistes catholiques, et plus largement les milieux curieux d’ésotérisme et réactionnaires. D’autant qu’en 1816, une histoire semblable se produit : Louis XVIII reçoit un certain Martin, laboureur d’Eure-et-Loir, qui affirme avoir vu l’archange Raphaël.

Finalement, quelle est l’explication la plus vraisemblable de ce mystérieux épisode ?

Il y a probablement plusieurs éléments dans le message du fantôme. D’abord, l’idée que la France va gagner la guerre qu’elle mène, les dernières campagnes militaires étant favorables.

Ensuite, l’idée que le roi devra profiter de la paix amenée par cette victoire pour réformer le royaume : secourir ses peuples en abrogeant la capitation comme il l’a promis (ce qu’il fera, avant de la rétablir pour la guerre suivante), et surtout lutter pour la « vraie foi », c’est-à-dire s’assurer que la révocation de l’édit de Nantes est bien appliquée, ainsi que rendre l’éducation obligatoire jusqu’à l’âge de 14 ans et imposer un maître et une maîtresse d’école dans chaque paroisse. En effet ce projet, formulé en 1698 sans aboutir, n’a pas pour but de rendre les populations savantes mais d’extirper les restes de protestantisme dans la société.

Enfin, il serait logique de donner la place qu’elle mérite à celle qui est si bonne pour la foi catholique : il faut « que la justice récompense la vertu », c’est-à-dire proclamer reine Madame de Maintenon en officialisant son mariage avec Louis XIV. Déjà à l’époque, Courtilz de Sandras – célèbre pour l’écriture des mémoires de D’Artagnan – affirme que cette affaire cache « une réforme religieuse et morale ». Le fantôme ne porterait ainsi pas un message de contestation mais au contraire d’approbation de la politique royale.

Il est donc probable que cette officialisation du mariage soit en fait la conclusion d’un message plus long sur le renforcement de l’emprise du catholicisme, et François Michel peut avoir été manipulé par les Capucins ou une amie de Madame de Maintenon, de laquelle l'Église est très reconnaissante pour son influence pieuse sur le roi – peut-être lui-même est-il au courant de la machination ? Quoi qu’il en soit, si beaucoup sont au courant de leur mariage secret et qu’elle fait pleinement partie de la sphère publique, Madame de Maintenon ne devient jamais reine, son rang social n’étant pas considéré comme assez élevé pour cela.

Quant à François Michel, il reprend sa vie à Salon et n’en dit jamais rien, jusqu’à sa mort en 1726 dans la commune voisine de Berre.

Louis XIV, le fantôme et le maréchal-ferrant est paru aux Presses universitaires de France en 2021.