Interview

Le « médiévalisme » : quand le Moyen Âge est source de fantasmes

le 07/11/2022 par Marina Bellot, William Blanc
le 28/09/2022 par Marina Bellot, William Blanc - modifié le 07/11/2022

Le Moyen Âge imaginaire est partout : sur nos écrans, en littérature, musique, bande dessinée... Pour comprendre notre rapport à cette période tantôt idéalisée tantôt rejetée, nous nous sommes entretenus avec William Blanc, contributeur de RetroNews et co-auteur du Dictionnaire du Moyen Âge imaginaire.

RetroNews : Le terme « médiévalisme » est parfois utilisée de manière péjorative pour dénoncer une vision erronée ou idéalisée du Moyen Âge. Dans quel sens l’employez-vous ici ?

William Blanc : Si le terme de « médiévalisme » a pu en effet être utilisé pour désigner péjorativement les productions culturelles et littéraires populaires détachées de tout rapport authentique avec le Moyen Âge, ou pour qualifier une vision réactionnaire et fantasmée du passé, il est ici employé de manière globale et neutre. Il s’agit de comprendre comment un public post-médiéval s’est emparé du Moyen Âge, soit pour l’idéaliser, soit pour le rejeter. Et parfois les deux à la fois. Quelqu’un de progressiste peut avoir une vision négative des châteaux, sièges de l'aristocratie, et dans le même temps une image très positive des cathédrales, assimilées à des maisons du peuple… Certains vont également s’emparer d'objets inexactement assimilés au Moyen Âge : les druides ou les sorcières, par exemple, sont des figures médiévalistes car on en trouve dans de nombreuses œuvres, alors même qu’ils ne datent pas du Moyen Âge…

Depuis une vingtaine d'années, nombre de chercheuses et chercheurs réunis notamment autour de l’association Modernités Médiévales, fondée en 2004, ont tenté d’analyser ce phénomène. Notre dictionnaire est l’aboutissement de ces deux décennies de questionnements, une synthèse pluridisciplinaire dirigée par deux spécialistes de littérature comparée, Anne Besson et Vincent Ferré, et moi-même qui suis historien. Nous proposons un ouvrage transversal, le plus exhaustif possible, en élargissant la focale à de nombreux pays et régions du monde (Brésil, Chine, Japon, Turquie, etc.), afin d’étudier le médiévalisme pour ce qu’il est : un phénomène complexe, tant politique que littéraire, tant économique que social ou culturel. 

À quelles difficultés avez-vous été confrontés, notamment dans le choix des limites chronologiques et géographiques de l’ouvrage ?

Par convention, le Moyen Âge finit au XVe siècle, soit en 1453 au moment de la chute de Constantinople, soit en 1492 avec l’arrivée de Colomb en Amérique. Mais ces bornes chronologiques ne font pas l’unanimité. En France, par exemple, Jacques Le Goff a proposé de faire perdurer le Moyen Âge jusqu'à la Révolution française. 

Et ces bornes diffèrent beaucoup selon les pays. Aux États-Unis, où le médiévalisme est très fort, la rupture ne remonte pas au XVe siècle mais au moment de la Révolution américaine : tout ce qui se passe avant l’indépendance est associé au Moyen Âge, puis on entre dans la modernité : la démocratie, le capitalisme…

Dans de nombreux pays, les ruptures sont beaucoup moins claires. En Inde, le concept de Moyen Âge a été importé par les Occidentaux. Tout ce qui est situé entre la fondation du sultanat de Delhi au début du XIIIe siècle et l’affirmation de la puissance coloniale britannique au XVIIIe siècle est assimilé au Moyen Âge. Au Japon, le période « médiévale » renvoie à tout ce qui est avant l’ère Meiji, c’est-à-dire l’ouverture du pays lors de la seconde moitié du XIXe siècle et l'entrée de plain-pied dans la modernité industrielle. En Afrique, dans certaines régions, il n’y a pas du tout de médiévalisme, ce sont d’autres époques qui sont mises en avant…

Par ailleurs, il est intéressant de constater que la géographie peut elle aussi être médiévalisée. On assimile ainsi en Occident des espaces au Moyen Âge dans le but de créer une distance, d’affirmer sa modernité – et donc sa supériorité – sur des régions qui, elles, seraient restées bloquées dans le féodalisme. C’est notamment le cas de l’Orient fantasmé par l’Occident. D’ailleurs, l’orientalisme et le médiévalisme, à partir du XVIIIe siècle, semblent aller de concert. Dans le discours colonial, les Touaregs sont ainsi comparés à des chevaliers au début du XXe siècle – on leur invente même des ancêtres croisés. C’est est une manière de dire qu’ils auraient stagné au Moyen Âge, ce qui fait d’eux autant des figures repoussantes que des objets de fascination pour le public de la Belle Époque.

Quelles sont les grandes séquences historiques du médiévalisme ?

Pour y voir clair, nous proposons de distinguer trois vagues de médiévalisme. En Occident, la première commence au XVIe siècle, au moment de la Renaissance. On se rend alors compte qu’on a quitté une ère pour entrer dans une autre. Il y a, à ce moment-là, une nostalgie pour l’époque des chevaliers, ou une parodie de cette nostalgie avec une œuvre comme Don Quichotte par exemple.

La deuxième vague débute au XVIIIe, notamment dans le premier pays qui connaît la modernité au sens où on l’entend, l’Angleterre. La révolution industrielle y est concomitante d'une révolution politique. Là, encore plus qu'au XVIe siècle, la conscience d’une rupture est très forte et on se met à penser le Moyen Âge comme une antithèse de la modernité, l’opposé de ce que l’on est. L’une des premières grandes figures de cette seconde vague est Walter Scott avec son roman Ivanhoé (1819) et l’imagerie chevaleresque qui y est associée. Ce roman popularise le médiévalisme et incite d’autres auteurs à écrire des œuvres ayant le Moyen Âge pour toile de fond. En France, on pense immanquablement à Victor Hugo avec Notre Dame de Paris (1832).

À partir de ce moment-là, le Moyen Âge devient soit un idéal qu’il faudrait retrouver, soit un repoussoir. Pour les révolutionnaires, c’est ainsi le temps qu’il faut quitter, l’Ancien régime « féodal » qu’il faut abattre à l’instar de la Bastille, forteresse médiévale détruite en 1789

La troisième vague du médiévalisme est plus récente. Elle débute après Seconde Guerre mondiale, et se développe dans les années 1950 et encore plus 1960. L’apparition de la bombe atomique, la prise de conscience écologique, les doutes par rapport au progrès…. tout cela alimente le médiévalisme. La fin du monde paysan dans les années 60 constitue aussi une énorme rupture, et le médiévalisme vient en quelque sorte remplir ce vide.

À cette période, on recommence à rêver du Moyen Âge. Mais cette fois c’est un Moyen Âge de plus en plus imaginaire, lié au genre de la fantasy dont la grande figure est sans conteste J.R.R. Tolkien et son Seigneur des Anneaux (1954-1955), une œuvre qui marque son époque et exerce une énorme influence, notamment auprès de la jeunesse contestataire dans les pays anglophones. Le médiévalisme devient alors un objet contre-culturel, un moyen de protestation et de critique face aux dérives de la modernité industrielle.

 

Aujourd'hui, dans quelle mesure la fantasy a-t-elle encore une portée politique ?

La fantasy a beau s’être muée en un objet de consommation de masse, elle reste à mon sens très politique. L’imagerie de la série Game Of Thrones est ainsi utilisée dans des manifestations pour le climat… Le Moyen Âge qui est employé ici est le plus souvent positif. C’est un temps connecté avec la nature, que symbolise par exemple la figure du druide, dépeint désormais comme un proto-hippie communiquant avec les animaux, ou celle de la sorcière, reprise par les féministes.

Autre exemple parlant : les dragons. Utilisés pendant la Première Guerre mondiale comme repoussoir, comme symbole de la barbarie et de la violence, ils sont aujourd’hui représentés le plus souvent comme des bêtes gentilles que l’on peut chevaucher, par exemple dans la franchise de dessin animé Dragons, commencée en 2010… il ne faut pas se laisser abuser par l’aspect parfois enfantin de ces représentations. Celles-ci font au contraire écho à nos angoisses contemporaines face à l’urgence climatique face auxquelles on se plaît à rêver d’un monde pré-industriel idéalisé. En cela, le médiévalisme est aussi une utopie imaginaire qui vient remplacer celles qui ont échoué au XXe siècle...

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William Blanc est historien, spécialiste de la fantasy et des usages contemporains du Moyen Âge. Il a co-écrit Le Dictionnaire du Moyen Âge imaginaire, paru en 2022 aux éditions Vendémiaire, avec deux spécialistes de littérature comparée, Anne Besson et Vincent Ferré.