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Le Dragon, une légende de la Grande Guerre

le par - modifié le 09/06/2022
le par - modifié le 09/06/2022

Durant la Première Guerre mondiale, le dragon devient une créature polysémique : elle incarne désormais autant l’ennemi que la folie meurtrière du conflit chez des auteurs comme J.R.R. Tolkien. 

On le sait, le Moyen Âge a vu naître nombre de légende de saints tueurs ou dompteurs de dragons, la plus connue restant de loin celle de saint Georges popularisée par La Légende Dorée de Jacques de Voragine au XIIIe siècle. Mais de nombreux autres récits, plus locaux, existent aussi, comme celui décrivant saint Clément de Metz domptant une créature appelé le Graoully ou sainte Marthe de Tarascon soumettant la Tarasque.

Dans ces textes hagiographiques, le monstre incarne non seulement le Mal (en référence au dragon de l’Apocalypse) que finit par vaincre le héros (ou l’héroïne) chrétien, mais aussi la nature sauvage apprivoisée par une civilisation urbaine. C’est généralement ce premier aspect qui est retenu à la Belle Epoque, durant laquelle on n’hésite pas à comparer l’ennemi du moment à ces créatures horrifiques.

En décembre 1906, dans une évocation de Metz, ville faisant alors partie de l’Empire allemand, Le drapeau, journal nationaliste proche de la Ligue des Patriotes, dresse par exemple un parallèle des troupes du Kaiser au dragon local :

« Comme les consciences, les pierres gardent ainsi à Metz l’empreinte du joug de servitude ; elles le rappellent à ceux qui seraient tentés de l’oublier, et les traits de Guillaume II, en se gravant au portail, ont gravé plus profondément encore le souvenir dans les cœurs. C’est dans ce monument des ancêtres […] que l’on peut voir aussi l’effigie du Graouli qui rappelle une bien vieille légende messine.

Le Graouli, bête monstrueuse dont le corps ressemblait assez à un dragon ailé, s’abattit un jour sur la ville et sema la panique et la terreur en choisissant pour proie les femmes et les enfants.

Saint Étienne, seul, put terrasser le monstre et rendre la sécurité à Metz. La coutume voulut alors depuis que pour célébrer cette victoire, le Graouli soit promené en effigie à travers toute la ville et fouetté solennellement par les enfants, en présence de graves magistrats et de toute la garnison en armes, avant d’être reconduit à la cathédrale. […] Hélas, un nouveau fléau s’est abattu sur la vieille cité lorraine et désole sa contrée tout entière, le monstre brutalement s’est emparé des hommes cette foi., et exige tous leurs enfants. Le Graouli a revêtu l’uniforme allemand et coiffé le casque à pointe...

Saint Étienne puisse-t-il bientôt venir ! Puissions-nous revoir un jour les enfants de Metz battre le Graouli, devant la cathédrale ! »

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RetroNews | la Revue n°3

Au sommaire : un autre regard sur les explorations, l'âge d'or du cinéma populaire, et un retour sur la construction du roman national.

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L’erreur que commet le journal nationaliste – le Graoully fut vaincu par saint Clément, pas par saint Étienne – montre bien que l’unique fonction de ce type de discours n’est pas de faire découvrir un pan du folklore local, mais d’assimiler les Allemands à des monstres, procédé rhétorique qui, au déclenchement de la guerre en 1914, devient vite une arme de propagande prête à l’emploi.

Ainsi, dès le 20 septembre 1914, Le Petit Journal dépeint en Une les combattants de l’Entente faisant face à un dragon coiffé du casque à pointe, comme évoqué dans Le Drapeau huit ans plus tôt. Dans le texte explicatif, on décrit la bête comme un monstre associé à la barbarie auquel s’opposeraient les « peuples civilisés ». Quelques semaines plus tard, alors que le conflit s’enlise déjà, c’est cette fois à saint Georges que l’académicien Maurice Donnay fait appel en Une du Figaro :

« La Légende Dorée nous raconte qu’un bel et brave prince de Cappadoce tua également un dragon qui allait faire sa proie de la fille du roi de Libye.

Sous Dioclétien, un jeune homme qui avait embrassé la carrière des armes déchira, un jour, un édit de persécution contre les chrétiens, affiché à la porte du palais impérial, à Nicomédie. Il mourut, martyr.

Plus tard, on le représenta sous l’image d’un cavalier, volant au secours d’une vierge qui l’implore, et transperçant un dragon de sa lance. Cela signifiait que saint Georges avait vaincu le paganisme ; la vierge, dans ces circonstances, est la foi […].

Aujourd’hui, la vierge, c’est la France, et le dragon, la bête monstrueuse, saurienne, écailleuse, immonde, c’est le militarisme allemand, qui menace la civilisation. »

Mais l’auteur va plus loin. Évoquant l’image de « une » du Petit Journal, il affirme qu’à « l’égal d’un tableau célèbre ou d’un groupe fameux, cette composition m’émeut ».

« Et puis, elle parle bien au peuple, au peuple admirable. Oui, chaque soldat de France, sur la Marne, sur l’Aisne, sur l’Oise, sur la Meuse, chaque soldat de France, pour délivrer la belle jeune fille, combat le dragon avec le courage des héros et la foi des martyrs.

Qu’importe l’arme, massue d’Hercule, arc de Persée, cimeterre du prince de Cappadoce, lance de saint Georges, ou bien ta baïonnette au bout du Lebel, cher soldat de France ! L’arme éternelle des héros, c’est un cœur d’airain. La défense du droit et de la liberté a fait surgir des milliers de Georges. »

Alors que le front se fige dans les tranchées et que les morts se comptent déjà en très grand nombre, voilà la guerre moderne et industrielle transformée en une sainte croisade chevaleresque.

La pratique, qui permet de justifier un conflit de plus en plus sanglant, n’est pas une spécificité française. On la retrouve par exemple chez les Britanniques, dans une affiche de propagande sortie en 1915 montrant un dragon terrassé par un guerrier féodal en armure et à cheval, évoquant évidemment saint Georges, personnage lié à la couronne anglaise (via l’ordre de la Jarretière) depuis le XIVe siècle. On voit des images similaires en Russie tsariste, où le saint sauroctone est associé à un ordre fondé par Catherine II au XVIIIe siècle, mais aussi du côté des puissances centrales, notamment en Autriche-Hongrie, où les Habsbourg dirigent également un ordre de chevalerie portant le nom de saint Georges. Une affiche réalisée en 1917 pour leur sixième emprunt de guerre semble d’ailleurs s’inspirer directement de celle produite par les Anglais deux ans plus tôt.

Affiches de propagande de guerre britannique et austro-hongroise s’inspirant du mythe de Saint Georges, 1915 et 1917 – source : WIkiCommons
Affiches de propagande de guerre britannique et austro-hongroise s’inspirant du mythe de Saint Georges, 1915 et 1917 – source : WIkiCommons

Cette bataille symbolique autour de la figure du saint tueur de dragon n’échappe pas à certains commentateurs contemporains. Dans La Revue du 15 mai 1915, on se moque par exemple d’une tentative allemande de décorer la gare de Metz d’une statue de saint Georges terrassant le dragon, en affirmant ainsi :

« Sans nulle vanité, le saint, c’était eux, et le dragon, c’était nous. »

Mais le monstre légendaire va soudain, du côté de l’Entente du moins, devenir de moins en moins péjoratif pour se muer en une créature positive. Le premier conflit mondial voit en effet apparaître – ou se développer – de nouvelles technologies, qui changent le visage de la guerre et la rende encore plus meurtrière : les gaz, les avions, et, pour ce qui nous concerne ici, les chars d’assaut. Ces armes inédites paraissent de prime abord tellement fantastiques que ceux qui les décrivent dans la presse emploient souvent des métaphores tirées des légendes anciennes ou de la science-fiction pour mettre en avant leur caractère presque irréel. 

Ainsi, dans Le Temps du 24 septembre 1916, dans un article titré « Tank », on peut lire, à propos des premiers emplois de ces machines durant la bataille de la Somme :

« Cet engin, qui s’avance lourdement, coupant les arbres, défonçant les murs, passant les fossés, descendant et remontant les pentes des cratères, fait encore plus de ravages dans les imaginations. On se le représente sous les formes les plus variées et les moins précises des monstres légendaires.

Quel Léviathan, quel dragon, quelle tarasque pourraient lui être comparés ? […]

La vérité et la fiction se mêlent et font du Tank quelque chose de surnaturel, une de ces “striding-machines”, de machines à grandes enjambées que Wells attribue aux habitants de Mars. »

Mais le journaliste est surtout certain que c’est outre-Rhin que l’imagination fera encore « plus de ravages ». Il en est déjà convaincu : on dépeindra dans le Reich le soldat allemand qui s’opposera aux tanks « sous les traits de Siegfried, le héros qui ne connaît pas la peur ».

« Le Tank deviendra, sous la plume ou le crayon boche, le monstre effroyable, le serpent-dragon, le “Schlangenwurm” qui s’avance en lançant, par sa gueule, des fumées et des flammes empoisonnées, la bête horrible et irrésistible en laquelle s’est mué de géant Fafner. » 

Il s’agit là sans doute d’une manière de dépeindre les Allemands comme un peuple superstitieux (on retrouve une idée similaire dans le journal australien le Lachlander and Condobolin and Western Districts Recorder du 25 avril 1917, qui décrit les troupes du Reich comme des grands enfants apeurés face au nouveau dragon), abreuvé de vieux mythes païens à cause des opéra de Wagner, tout en oubliant que des comparaisons similaires sont faites du côté de l’Entente.

Car le tank-dragon, parce qu’il apporte un espoir de victoire, de monstre se change en fidèle allié. Le 30 mai 1917, Excelsior s’extasie ainsi devant ces créatures d’un type nouveau qui terrorisent les soldats du Kaiser :

« Ainsi, il y a quelques mois, notre curiosité fut vivement intriguée par la nouvelle que nos alliés anglais avaient trouvé le moyen de domestiquer un monstre mécanique, extraordinaire d’aspect et d’allure, qui franchissait en se jouant tranchées, fils barbelés et obstacles de toute nature pour aller comme un dragon aux gueules de feu remplir les Allemands d’horreur et les écraser. »

Ce type de descriptions enthousiastes est loin d’être isolé. La même année, Le Ver luisant, un journal des tranchées « Organe de la 223e Section d Autos-Projecteurs de Campagne », publie un poème dans lequel les dragons et les « saint George » modernes s’allient pour vaincre l’ennemi commun :

« Dragon d’Apocalypse ou de la préhistoire, 

Qui que tu sois, le monde applaudit ta victoire, 

Car ton vieil adversaire, allié d’aujourd’hui, 

Oui, saint George lui-même à l’assaut te conduit ! […] 

Mais, bientôt, sur tes pas, ô Dragon, nous verrons, 

Déchaîné par saint George, un grand vol d’escadrons 

Perçant par où ta masse ardemment s’est ruée, 

Sabre au clair, à grands cris, bondir par la trouée, 

Et puis, te dépassant, d’un élan souverain, 

Activer son galop vers l’horizon du Rhin ! » 

Cette mise en scène d’une alliance entre « George » et le dragon s’explique par le fait que le Premier ministre qui mène alors l’Empire britannique dans la guerre, Lloyd George, a pour nom de famille le prénom du saint tueur de dragons. Voilà sans doute pourquoi l’auteur de ce poème a choisi d’épeler « George » en suivant l’orthographe anglaise, sans le « s » final.

Ce lien se retrouve aussi dans la presse anglophone. Au début 1917, le journal anglais illustré The Bystander publie une image d’un tank portant la tête de Lloyd George avec pour sous-titre « George devient le dragon » (« George as the dragon »), iconographie reprise par exemple en Australie dans le Bowen Independent le 24 mars 1917.

« M. Lloyd George en dragon », The Bowen Indepedant, 1917 – source : Trove.nla.gov
« M. Lloyd George en dragon », The Bowen Indepedant, 1917 – source : Trove.nla.gov

Voilà donc le dragon apprivoisé pour les besoins de la propagande. De monstre terrifiant incarnant l’ennemi, celui-ci devient le symbole de la puissance militaro-industrielle supérieure de l’Entente. Pourtant, cette vision n’est pas partagée par tous.

Revenu du front de la Somme où il a combattu, le jeune officier J. R. R. Tolkien, en convalescence en Angleterre, prend fin 1916 la plume pour écrire un récit dans un monde médiévaliste qu’il invente de toute pièce. Appelée « La Chute de Gondolin », cette histoire imaginaire – la première située dans l’univers de fiction où se déroulera quelques décennies plus tard l’action du Hobbit (1937) puis du Seigneur des Anneaux (1954-1955) – narre la destruction d’une ville elfique par une troupe de créatures monstrueuses, notamment des dragons.

À travers leur description, qui renvoie clairement à celles des tanks et aux métaphores comparant ces véhicules blindés à des bêtes légendaires, Tolkien se situe à l’exacte opposé de l’enthousiasme provoqué par l’irruption des chars d’assaut. Pour lui, ceux-ci symbolisent surtout le déchaînement d’une industrie de guerre qui n’apporte que souffrances et massacres, d’une modernité devenue folle menaçant l’humanité. Cette pulsion de mort est incarnée dans « La Chute de Gondolin » par Melko, le seigneur du Mal, qui, explique le texte, façonna :

« [D]es bêtes comme des serpents et des dragons dont la puissance serait irrésistible afin qu’ils rampassent au-dessus des Collines Encerclantes et arrosassent cette plaine et sa douce cité de flammes et de mort. »

Plus loin, Tolkien, continuant de décrire les sombres menées du maître des maléfices, écrit :

« Melko rassembla tous ses plus adroits forgerons et sorciers, et de fer et de flamme ils façonnèrent une armée de monstres comme on n’en vit qu’en ce temps et qui ne seront plus jusqu’à la Grande Fin.

Certains étaient tout de fer si adroitement relié qu’ils pouvaient couler comme de lentes rivières de métal ou bien s’enrouler autour et par-dessus tout obstacle qui se présentait à eux, et ceux-ci étaient emplis dans leurs intérieurs profonds par les plus sinistres des Orques armés de cimeterres et de lances ; d’autres de bronze et de cuivre reçurent des cœurs et des esprits de feu brûlant, et ils réduisaient en cendres tout ce qui se trouvait devant eux par la terreur de leur souffle ou écrasaient tout ce qui échappait à leur ardeur ; 

encore d’autres étaient des créatures de pure flamme qui se tordaient comme des cordes de métal fondu, et ils ruinaient tout tissu dont ils s’approchaient, et le fer et la pierre fondaient devant eux et devenaient comme de l’eau. »

Mettre en scène une pareille armée ravageant une cité idyllique est, chez Tolkien, un moyen d’exorciser les horreurs du front en décrivant, grâce à l’emploi d’un vocabulaire lié à la monstruosité, mais aussi au feu et à la fumée rappelant les gaz et les tirs des canons, un spectacle si irréel qu’il en devenait presque indicible.

Car comme les tanks, les dragons que décrit Tolkien aplatissent la terre (« la terre tremble et elle est piétinée car les dragons œuvrent en puissance pour aplatir le chemin »), ont besoin d’être ravitaillés pour cracher leurs flammes (« car les chaleurs émanant de ces dragons ne duraient point éternellement, et ne pouvaient être ravitaillées qu’à partir des puits de feu que Melko avait fabriqués dans la forteresse de ses propres domaines ») et pollue l’environnement même lorsqu’ils sont détruits (« ils entourèrent de toutes parts l’un des Dragons-de-feu malgré toutes ses flammes, et le forcèrent jusque dans les eaux mêmes de la fontaine de sorte qu’il y pérît. Or ce fut la fin de cette douce eau ; et ses étangs se transformèrent en vapeur et sa source se tarit »).

En somme, Tolkien réagit sans doute à la propagande qui se félicitait que l’Entente avait réussi à créer des dragons modernes. Pour ce catholique convaincu, pas question d’applaudir, comme dans Le Ver Luisant, au « Dragon d’Apocalypse », mais bien de prendre conscience que le déchaînement de fer et de feu provoqué par la Première Guerre mondiale annonçait des menaces plus grandes encore, sans doute celles mêmes qu’Aragon, en 1942, dénoncera dans son poème arthurien Brocéliande dans une description surréaliste des hordes nazies :

« Il pleut des diamants taillés des javelots des malédictions

Des bêtes aux articulations soignées

Des dragons maigres affamés de pâtures

Des monstres hybrides à cheval sur le fer et la méchanceté de l’homme

Des animaux faits de rumeur et de dévastation 

Dont le nom simple à cette minute échappe à ceux qu’ils tuent

Avec de grands yeux bleus dans leurs ailes vertes afin de tromper le ciel [...]

Oui, c’est la grêle et les magiciens sur la montagne 

Seront écharpés pour avoir appelé le fléau. » 

– 

Pour en savoir plus :

William Blanc, « Les Moyens Âges de la Grande Guerre », in : Histoire et Images médiévales, n° 57, 2014. p. 20-27 

William Blanc, Benjamin Brillaud, « Comment sont nés les dragons ? », in: Nota Bene, 27 avril 2020

John Garth, Tolkien et la Grande guerre, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2014

Nicholas-Henri Melty, « Le monstre allemand dans l’image entre 1914 et 1918 », in: Revue de la BnF, n°56, 2018

J.R.R. Tolkien, Christopher Tolkien (ed.), Tina Jolas (trad.), Daniel Lauzon (trad.), Adam Tolkien (trad.), La Chute de Gondolin, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2019