Interview

Sexe et impôts : une autre histoire de la famille moderne

le 29/11/2022 par Sandro Guzzi-Heeb, Marina Bellot
le 27/10/2022 par Sandro Guzzi-Heeb, Marina Bellot - modifié le 29/11/2022

Comment l'État et la fiscalité ont-ils façonné la famille moderne ? Quels héritages pèsent sur nos conceptions de la sexualité et des relations conjugales ? À travers de nombreuses études de cas, l'historien suisse Sandro Guzzi-Heeb revisite les liens entre sexe, impôt et parenté.

RetroNews : Votre ouvrage présente de nombreux cas d'étude qui illustrent la manière dont les comportements sexuels sont liés aux idéologies politiques et à l’appartenance sociale. Pourquoi avoir choisi cette approche ?

Sandro Guzzi-Heeb : À la lecture des ouvrages de synthèse qui existent sur le thème de la sexualité et de la parenté, j'étais un peu frustré car, sous l'influence de Michel Foucault et surtout de ses disciples, toute la recherche a été orientée vers les approches culturelles, certes intéressantes, mais dont le poids est selon moi disproportionné. Dans cet ouvrage, je propose de lier davantage l’histoire de la sexualité à des approches d'histoire sociale, qui prennent en compte les réalités très différentes vécues par les différentes couches sociales.

Dans le cadre de mes recherches en Suisse occidentale, j’ai beaucoup travaillé sur une source qui a été négligée ces dernières années : les registres de paroisses, où l'on trouve toute une série d’informations très précieuses sur la famille, la reproduction, la sexualité… Ces registres ont été en partie saisis dans des bases de données de taille impressionnante et très bien faites, auxquelles j’ai intégré d’autres sources classiques, notamment les archives judiciaires ou notariales. J’ai ainsi pu regarder de près comment les comportements sexuels sont liés ou non aux idéologies politiques et aux conflits sociaux. 

À quelle époque apparaît selon vous en Occident ce qu’on peut définir comme la « famille moderne » ?

De nombreux historiens font naître la famille moderne au XVIIIe siècle. Je ne suis pas d’accord : selon moi ce sont la Réforme et la Contre-Réforme, au XVIe siècle, qui redéfinissent le mariage et fondent les bases de la famille moderne telle qu’on l’a connue jusqu’aux années 1960-70. La famille devient un sujet public défini juridiquement par l'État, qui en fait le seul lieu où la sexualité est validée, reconnue et acceptée.

« De nombreux historiens font naître la famille moderne au XVIIIe siècle. Je ne suis pas d’accord : selon moi ce sont la Réforme et la Contre-Réforme, au XVIe siècle. »

À partir de quand sexualité et interventionnisme de l’État deviennent-ils étroitement liés ? 

L'émergence de la fiscalité est la raison fondamentale pour laquelle l'État commence à s'intéresser à la sexualité et à la vie privée de ses sujets. Et il commence très tôt à intervenir dans ce domaine : dès le XVe siècle, la répression de la sorcellerie, toujours associée à une imagerie sexuelle, est un laboratoire exceptionnel pour l’État, qui peut intervenir pour exercer une répression et une action de plus en plus profonde dans les sociétés locales, où il était jusque-là très peu présent. Des tribunaux, des comités d’experts et un appareil de répression se mettent en place avec l’instauration des bûchers. De plus en plus de femmes, mais des hommes aussi, sont condamnées et brûlées. Puis, avec la Réforme et la Contre-Réforme, l’État intègre la religion officielle et instaure de façon rigide et contraignante le mariage comme seul lieu de sexualité légitime.

 

Comment et pourquoi une « police du sexe » se met-elle en place ? Avec quels objectifs ?

Au XVIIIe siècle, des médecins mettent en place une série de réflexions sur la manière dont l’État peut guider, orienter, la reproduction en vue d’améliorer la santé publique, mais surtout d’accroître la population. C’est la nouvelle grande préoccupation : on considère qu’une société riche est une société où la population croît. Si ce n'est pas le cas, alors le gouvernement n’est pas un bon gouvernement - Jean-Jacques Rousseau exprime cette idée de façon claire dans Le Contrat social.

Un ouvrage lausannois aura à cet égard une influence énorme : le traité de Samuel Auguste Tissot contre l’onanisme, qui serait source de maladies graves et parfois fatales. Dans la mentalité de l'époque, la masturbation est en relation avec l'accroissement de la population puisque la semence qui devrait être réservée à la fertilité de la population se retrouve « gaspillée ». Autre exemple : la prostitution, vue comme un mal inévitable, doit être contrôlée, encadrée, bien administrée.

Un nouvel aspect sera déterminant à la fin du XVIIIe siècle : l’éducation, qui devient de plus en plus importante dans la mentalité bourgeoise, et par laquelle on essaie d'inculquer ces valeurs aux enfants. 

 

Dans quelle mesure les évolutions économiques contribuent-elles à saper la discipline familiale traditionnelle ?

Des phénomènes économiques changent les rapports entre les générations et sapent la discipline familiale traditionnelle : la circulation de l’argent, la diffusion du travail salarié dans plusieurs secteurs ou en général de nouvelles opportunités professionnelles tendent à rendre les jeunes moins dépendants de leurs parents et de l’héritage familial : par ce biais, l’autorité parentale tend à s’assouplir.

De fait, de plus en plus de couples ont des rapports sexuels avant et en dehors du mariage, dans les villes comme dans les campagnes. Il y a donc une contradiction entre la morale bourgeoise puriste et répressive et les réalités influencées par les évolutions économiques. De fait, tandis que de nouvelles valeurs bourgeoises se développent, dans les couches populaires, l'illégitimité continue d’augmenter fin XVIIIe et tout au long du XIXe siècle.

Quelles résistances politiques à cet interventionnisme de l’État dans l'intimité de ses administrés se mettent alors en place ?

Ce ne sont pas toujours des résistances conscientes et ciblées contre l’État, mais les groupes tendent à faire ce qu’ils veulent. En France, au moment où les autorités proclament la nécessité de l’augmentation de la fertilité de la population, en réalité dans les villes comme dans les campagnes les couples pratiquent la contraception par le coït interrompu. Ce qui provoque le dédain des démographes comme Jean-Baptiste Moheau, par exemple.

Au moment où l’on souligne la valeur de la famille, dans les classes populaires, l’illégitimité progresse presque partout… La Révolution française a contribué à une accélération de la contraception et de l'illégitimité et, en introduisant la possibilité du divorce, a changé les dynamiques familiales. D’ailleurs, l'augmentation de la population étant synonyme de plus d'entrées fiscales pour l’État, une certaine tolérance se met parfois en place : Benjamin Franklin, en Amérique, dit en substance : « enfant légitime ou pas légitime peu importe, l’important est de contribuer à l’augmentation de la population ». Mais cela reste alors une opinion minoritaire.

Sandro Guzzi-Heeb est professeur d’histoire moderne à l’université de Lausanne. Son ouvrage Sexe, impôts et parenté, Une histoire sociale à l'époque moderne est paru en 2022 aux éditions du CNRS.