Long Format

Aux origines de la contraception « naturelle » : la méthode Ogino

le par - modifié le 13/12/2021
le par - modifié le 13/12/2021

Grâce au scientifique Ogino, à partir des années 1930 les femmes savent que leur période d’ovulation survient à intervalles réguliers une fois par cycle menstruel. Conséquence immédiate : les couples peuvent désormais coucher sans procréer, à l'aide d'un simple calendrier.

En 2012-2013, les pilules contraceptives de 3e et 4e génération ont été mises en cause pour leurs conséquences sur la santé des femmes. Cette « crise de la pilule » a abouti au déremboursement de ces contraceptifs hormonaux, mais aussi à une transformation des pratiques contraceptives : selon l’étude Fecond menée par l’Inserm et l’INED en 2013, une femme sur cinq a alors changé de contraception.

Nombre d’entre elles se sont alors tournées vers les méthodes dites « naturelles », comme le coït interrompu… ou l’abstinence périodique, qui consiste à n’avoir des rapports sexuels qu’en dehors des périodes de fécondité. Retour sur l’histoire de cette pratique née il y a près d’un siècle.

Podcast : « Séries noires à la Une »

La presse et le crime, un podcast de RetroNews

Peur sociale, fiction de l’anarchie, crimes politiques, chroniques du Paris des Apaches… Découvrez chaque mois un phénomène criminel par la presse dans Séries Noires à la Une.

Écouter les épisodes

Un siècle de progrès dans la connaissance du cycle féminin

Pour comprendre le développement de la méthode de continence périodique dans l’entre-deux-guerres, il faut revenir sur l’histoire des connaissances relatives à la procréation et au cycle menstruel féminin. Dans les années 1830-40, les travaux des docteurs Pouchet, Négrier et Raciborski mettent en évidence le caractère spontané de l’ovulation chez la femme et son lien avec la menstruation :

« Un prix de 2 500 francs a été accordé à M. Négrier, qui, dans une série de travaux remontant aux années 1827 et 1831, a mis hors de doute la cause physiologique du flux menstruel chez les femmes.

D’après l’Académie, c’est M. Négrier qui aurait démontré le premier que ce flux se trouve lié à l’évolution périodique des ovules, et que chaque époque menstruelle coïncide avec la maturité ou la chute d’un des ovules engendrés par l’ovaire. 

Ce grand fait de physiologie a été mis plus tard tout à fait hors de doute par les travaux d’un grand nombre d’observateurs : par MM. Pouchet, de Rouen ; par MM. Bischoff, Raciborski, etc. »

Si l’on sait donc à partir de cette date que le rapport sexuel ne joue pas de rôle dans l’activation de la « ponte » de l’ovule, et que les menstruations sont liées à l’ovulation, les médecins peinent malgré tout à établir avec certitude le moment où cette dernière se produit. Tout au long du xixe siècle, on pense ainsi qu’elle a lieu pendant les règles, et au milieu des années 1920, la plupart des médecins considèrent encore qu’elle se produit juste avant ou juste après la menstruation.

Sur ces bases incertaines, des ouvrages commencent à théoriser une méthode de contrôle des naissances basée sur le cycle menstruel… qui se révèle donc bien peu fiable, puisqu’elle se fonde sur une date d’ovulation erronée.

Les choses changent avec l’apparition de la « méthode Ogino-Knaus » dans les années 1930. Elle doit son nom au gynécologue japonais Kyusaku Ogino, qui découvre dans les années 1920 la loi dite d’Ogino, selon laquelle l’ovulation se produit une fois par cycle menstruel, entre le douzième et le seizième jour après le début des règles. En combinant cette donnée avec la durée de vie des spermatozoïdes, il devient possible, pour les couples qui veulent un enfant, de savoir à quel moment les rapports sexuels ont le plus de chance d’être fécondants. Ces découvertes sont confirmées en 1928 par le gynécologue autrichien Hermann Knaus, qui les détourne de leur but initial, en faisant de la méthode des cycles un moyen d’éviter la conception.

Nombre de médecins sont toutefois dubitatifs quant à la fiabilité de ce procédé et mettent en garde leurs lecteurs, à l’instar du Docteur Coron dans L’Humanité :

« Nous estimons qu’il ne faut pas la considérer comme absolument certaine et prouvée, quoiqu’elle contienne – certainement – une part de vérité.

Nous pensons qu’il faut encore attendre pour se faire une opinion réelle, sinon cette méthode pourrait devenir… une méthode de repopulation. »

Le marché des calendriers périodiques

Malgré les incertitudes, la méthode Ogino-Knaus ne tarde guère à faire l’objet d’une marchandisation, et l’on voit rapidement apparaître dans les journaux des publicités rédactionnelles faisant la promotion de brochures ou de calendriers basés sur les découvertes des deux gynécologues.

Ces calendriers destinés aux femmes ne sont pas entièrement nouveaux : on trouvait déjà à la fin du xixe siècle des annonces proposant l’envoi discret d’un « calendrier perpétuel des Dames, petit carnet de poche indispensable à toutes les dames soucieuses », qui servait sûrement à prévoir la date des menstruations (La Lanterne (supplément), 15/10/1898, p. 4), ou encore, dans les années 1920, le « calendrier conceptionnel » du docteur Frank Duprat, « qui donne, par simple lecture et pour l’année courante, les jours automatiquement propices à la procréation d’un garçon et ceux où il ne peut être conçu que des filles » (Le Régiment, 09/06/1921, p. 12).

Mais à partir de 1935, on voir fleurir dans la presse des publicités pour des ouvrages expliquant la méthode Ogino-Knaus, généralement accompagnés de calendriers permettant de la mettre facilement en application :

« Un livre que toute femme doit avoir lu – La Femme devant la conception par le docteur Y. Dufour et P. Dhaudroy : un clair exposé de la géniale découverte d’Ogino et de Knaus établissant que la femme ne peut devenir mère que pendant quelques jours chaque mois.

Un calendrier médical perpétuel et absolument nouveau indiquant à toute femme, sans erreur possible, quels sont ces jours. En librairie : 12 fr. Expédié contre 13 fr. 50 par P. Dhaudroy, éditeur, 99 rue des Petits Champs, Paris, Compte ch. Postal 2015-52. »

Les Éditions Vita, 2 rue Fléchier à Paris, proposent quant à elles pour 10 francs un « Indicateur périodique » donnant automatiquement les « jours de fécondabilité » et ceux de « stérilité physiologique » (Gringoire, 06/03/1936, p. 18).

Prospectus pour le calendrier « Le Périodique » (détail), 1934 – source : Centre national des Archives de l’Église de France
Prospectus pour le calendrier « Le Périodique » (détail), 1934 – source : Centre national des Archives de l’Église de France

Ces publicités jouent sur les ambiguïtés fonctionnelles de ces calendriers périodiques, qui peuvent à la fois servir à favoriser la procréation et à l’éviter. Après la saignée démographique de la Première Guerre mondiale, qui a redoublé les angoisses liées à la dépopulation française, des mesures ont été prises pour lutter contre la dénatalité et renforcer la répression des pratiques contraceptives et abortives : la loi du 31 juillet 1920 interdit ainsi la vente, l’offre ou la promotion des méthodes anti-conceptionnelles.

La découverte de la méthode Ogino étant postérieure à cette date, son cas spécifique n’est pas prévu par la loi, mais on constate que les vendeurs de calendriers Ogino s’arment malgré tout de prudence dans leurs réclames. Les publicités pour « Le Périodique », un « calendrier physiologique perpétuel » vendu par Madame Grenier, 17 rue du Château-d’Eau à Paris, sont de ce point de vue éloquentes :

« Pour la femme qui désire la maternité, leur utilisation permet de concevoir à son heure dans les meilleures conditions physiologiques.

Si la maternité est déconseillée pour des motifs graves d’ordre pathologique ou moral, elles constituent le seul moyen naturel dont l’application est irréprochable au point de vue légal et religieux. […]

“Le Périodique” donne automatiquement les dates : des périodes de fécondité et de stérilité ; de retour normal de la menstruation ; de l’accouchement s’il y a lieu. […] “Le Périodique” est le baromètre de la santé féminine. »

Le calendrier est donc présenté avant tout comme un moyen de favoriser la fécondation, de prévoir l’arrivée des règles et de savoir quand est prévu l’accouchement. Son utilisation à des fins contraceptives n’est mentionnée qu’en passant, et limitée seulement aux cas de force majeure – si une grossesse représentait un danger pour la vie de la femme, par exemple.

L’Église et le problème de la continence périodique

Si les promoteurs de cette méthode se montrent prudents, ce n’est pas seulement en vertu des risques d’une répression judiciaire : l’Église catholique regarde elle aussi les pratiques anticonceptionnelles d’un œil sévère. L’encyclique Casti connubii (« chaste union ») écrite par le pape Pie XI le 31 décembre 1930 rappelle ainsi que l’acte du mariage est « par sa nature même, destiné à la génération des enfants » et réaffirme avec force son opposition aux pratiques anticonceptionnelles :

« Certains, s’écartant manifestement de la doctrine chrétienne, ont jugé bon, récemment, de prêcher d’une façon retentissante, sur ces pratiques, une autre doctrine.

L’Église catholique, investie par Dieu de la mission d’enseigner et de défendre l’intégrité des mœurs et l’honnêteté, élève bien haut la voix et promulgue, à nouveau, que tout usage du mariage, quel qu’il soit, dans l’exercice duquel l’acte est privé artificiellement de la puissance de procréer la vie, offense la loi de Dieu et la loi naturelle et que ceux qui auront commis quelque chose de semblable seront souillés d'une faute grave. »

Quelques mois auparavant, les évêques anglicans, réunis à la conférence de Lambeth, ont en effet admis le recours à d’autres méthodes anticonceptionnelles que la continence dans les cas où une restriction de la fécondité s’imposait et où l’abstinence n’était pas envisageable. Il s’agit donc pour le pape de réagir à ces déclarations et de réaffirmer que la continence sexuelle est la seule méthode licite de contrôle des naissances.

Le rigorisme de la déclaration papale est cependant mal perçu par de nombreux couples catholiques, comme en témoigne la volumineuse correspondance reçue par l’abbé Jean Viollet. Dans leurs lettres au directeur de l’Association du Mariage Chrétien, hommes et femmes font part de leur désarroi face à la sévérité de l’encyclique Casti connubii et interrogent l’abbé sur la licéité de la méthode Ogino.

Pour certains ecclésiastiques, celle-ci apparaît de fait comme un moyen plus acceptable de réguler les naissances, comme le montre cet article paru en 1933 dans La Lumière :

« Les congrès de morale sexuelle catholiques insistent beaucoup, depuis quelque temps, sur l’utilisation rationnelle de la période agénésique, c’est-à-dire de cette période de la vie féminine pendant laquelle les risques de conception sont réduits au minimum. […]

Aussi pouvez-vous lire dans les rapports du dernier Congrès de la Natalité […] :

“Si, d’une part, obéissant aux devoirs positifs vis-à-vis de l’humanité, les époux élèvent la famille que leur situation leur impose, et si, d’autre part, ils reculent devant la charge écrasante d’une progéniture trop nombreuse, qu’ils utilisent dans leur vie d’amour les lois biologiques qui régissent la personne humaine comme unité totale. […]”. »

Et de même, le Dr Laduron, dans l’organe de l’Association du mariage chrétien, précisant la règle formulée par Ogino et Knaus, écrit :

« C’est à nous médecins chrétiens, à la faire connaître à ces ménages – et ils sont nombreux – tiraillés entre les soucis des devoirs et les exigences d’une nature déchue. »

Toutefois, il ne s’agit pas d’une approbation pleine et entière : s’il y a bien une différence entre le contrôle des naissances par des moyens artificiels et celui qui repose sur la connaissance scientifique des périodes d’infertilité, la fin recherchée par les époux (éviter la conception) et surtout, les conséquences de ces pratiques (la baisse de la natalité) sont les mêmes. Dès lors, la méthode ne constitue-t-elle pas un nouveau moyen de détourner le mariage de sa fin première, la procréation ?

La question divise et provoque de nombreux débats au sein de l’Église, comme en témoigne ce compte-rendu du Congrès international de la famille chrétienne (1937) :

« Deux thèses s’affrontent, opposées au moins au point de vue théorique. Les uns se prononcent en faveur de la licéité intrinsèque de la méthode. Mais cette théorie prête le flanc à de nombreux écueils et risque de fournir aux époux que ronge l’égoïsme de la chair le moyen de pratiquer légitimement la politique du vide dans le foyer et d’arriver ainsi, plus ou moins consciemment, au néomalthusianisme.

Les autres portent un jugement de condamnation sur la méthode Ogino, estimant que cette intervention de la volonté en vue de frustrer la nature, même par des moyens honnêtes, d’une de ses fins fondamentales, ne peut être correcte et licite sans motifs suffisants.

Le chanoine Dermine s’efforça de trouver entre ces deux thèses une solution qui ramène à une synthèse acceptable les éléments de vérité contenus dans chacune d’elle et élimine les éléments critiquables. Il faut certes tenir compte des données nouvelles du problème, qui modifient les conditions d’application de la morale. Mais il n’en reste pas moins vrai qu’en règle générale la loi de la fécondité s’impose à ceux qui se sont volontairement engagés dans le mariage. »

Il est impératif pour l’Église que la tolérance à l’égard de la méthode Ogino ne devienne pas la porte ouverte à un néomalthusianisme effréné. Ce n’est donc que très prudemment que les ecclésiastiques autorisent le recours à cette méthode, comme le rappelle cet article paru dans Combat en 1950 :

« L’Église ne permet pas sans grave raison la pratique de la méthode Ogino.

Parmi ces raisons graves […], citons : la nécessité d’espacer raisonnablement les naissances de dix-huit à vingt mois, ne pas fatiguer une femme convalescente, éviter une conception dans des moments vraiment importuns (au cours d’une fuite devant l’ennemi, pendant un changement de résidence…), épargner à une femme qui approche de la ménopause une grossesse qui serait dangereuse, éviter une misère telle qu’on ne pourrait subvenir aux frais accrus (le prétexte qu’on ne pourra plus garder la même facilité de vie, qu’il faudra réduire le train de maison, n’a aucune valeur). »

C’est en 1951 que le pape Pie XII, tout en affirmant le devoir de fécondité des époux, apporte finalement la caution de l’Église à la continence périodique :

« L’Église sait considérer avec sympathique et compréhension les réelles difficultés de la vie matrimoniale de nos jours.

C’est pourquoi, dans notre dernière allocution sur la morale conjugale, nous avons affirmé la légitimité et en même temps les limites, en vérité bien larges, d’une réglementation des naissances. Cette réglementation, contrairement à ce qu’on appelle le contrôle des naissances, est compatible avec la loi de Dieu. »

D’aucuns moqueront d’ailleurs cette méthode contraceptive approuvée par l’Église en la surnommant « roulette du Vatican » : une manière d’insinuer que si l’Église valide ce procédé, c’est peut-être justement en raison de son inefficacité…

Pauline Mortas est doctorante en histoire au Centre d'histoire du XIXe siècle de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Spécialiste d'histoire des sexualités aux XIXe et XXe siècles, elle est l'auteure du livre Une rose épineuseparu aux Presses Universitaires de Rennes en 2017.