Interview

L’invention de la baguette de pain : histoire d’un mythe français

le 01/12/2022 par Loïc Bienassis, Benoît Collas
le 29/11/2022 par Loïc Bienassis, Benoît Collas - modifié le 01/12/2022

Délicieux pain de forme oblongue moelleux et croustillant, la baguette naît à la fin du XIXe siècle dans les boulangeries parisiennes. Elle deviendra après-guerre l’un des grands symboles internationaux d’un certain « art de vivre » français.

Historien, professeur agrégé d’histoire, Loïc Bienassis est chargé de mission scientifique au sein de l’Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation (Université de Tours). Il a fait partie du conseil scientifique de la candidature des « savoir-faire et de la culture de la baguette de pain » au patrimoine culturel immatériel de l'UNESCO.

Propos recueillis par Benoît Collas.

RetroNews : Quelles sont les origines de la baguette de pain ?

Loïc Bienassis : On s’imagine spontanément que la baguette existe « depuis toujours », or il s’agit d’un produit historiquement récent. La baguette apparaît à Paris au tournant des XIXe et XXe siècles : il s’agit d’un pain qui s’avère plus coûteux et qui correspond à de nouveaux modes de vie urbains. En effet il ne se conserve que très peu de temps : on doit ainsi l’acheter tous les jours voire deux fois par jour.

À Paris, la tradition des pains allongés est relativement ancienne. En 1767, le chimiste Paul-Jacques Malouin, auteur de Description et détails des arts du meunier, affirme que les boulangers de Paris produisent désormais davantage de pains longs que de pains ronds. Pour lui, cela s’explique par le goût des Parisiens pour la croûte. Parmentier, dans son Parfait boulanger (1778) avance la même explication. Mais attention, il ne faut pas imaginer des pains longs de la forme de la baguette : des pains longs ce sont d’abord des pains qui ne sont pas ronds – oblongs et massifs.

Comment passe-t-on de ce goût pour les pains allongés à l’hégémonie de la baguette ?

Au XIXe siècle, on constate que parmi la multitude des pains produits, ce goût des Parisiens pour les pains allongés s’affirme encore davantage, avec parfois des formes vraiment très allongées, certains pains pouvant mesurer 1,50 mètre. Il y a par exemple le jocko ou le « pain de marchand de vins » car cette forme permet à ces établissements – appelés bistro(t)s à partir de la fin du XIXe siècle – de les débiter facilement en portions individuelles. Les pains de forme allongée sont donc bel et bien présents mais aucun pain n’est qualifié de baguette, hormis parfois les gressins.

La technique des grignes se développe aussi à cette période : le boulanger met des coups de lame sur le pain pour qu’il lève mieux et de manière plus harmonieuse, technique caractéristique de la baguette jusqu’à aujourd’hui. Dans un Guide du boulanger paru en 1834, l’auteur, un certain Vaury, parle de flûtes crevées longues de 8 pouces (21 centimètres), coupées au canif sur le dessus.

On peut en tous les cas raisonnablement supposer qu’au XIXe siècle, parmi la très grande variété de pains existant, émerge déjà à Paris certains pains se rapprochant de notre baguette. Pour autant, la première occurrence connue du mot baguette pour un type de pain proche de celui qui nous est familier date de 1904, dans le Manuel du boulanger et de pâtisserie-boulangère écrit par Étienne Favrais. Il mentionne à plusieurs reprises ces baguettes, une dénomination à l’évidence banale à ses yeux. Il précise qu’il existe des baguettes de 200 grammes et une planche d’illustrations présente deux baguettes, l’une sans grignes, l’autre avec. Favrais signale que le poids et la longueur de ces baguettes varient selon les attentes des clients. C’est un point intéressant car ce flottement va durer plusieurs décennies. Rappelons que de nos jours, même s’il n’existe pas de définition officielle, la baguette est un pain d’environ 65 centimètres de long et d’un poids oscillant entre 250 et 300 grammes.

La baguette est au départ plutôt une consommation de luxe, même si elle se démocratise rapidement. Dans l’entre-deux-guerres, le terme se banalise complètement, y compris dans de grandes villes de province. Il fait même son apparition dans certains textes réglementaires. Mais il y a un évident flottement dans les usages : baguette ne qualifiant pas un type de pain très précis, on le trouve appliqué à des pains de 80, 100, 300 ou même 700 grammes.

« Avant même l’émergence du terme baguette, les pains longs frappent dès le XIXe siècle les étrangers à Paris, notamment les Anglais et les Américains, habitués à des pains très différents. »

Est-ce donc seulement après la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1950 et 1960, que le terme baguette prend son sens précis ?

Tout à fait, preuve en est de sa consécration dans les statistiques officielles : à partir de septembre 1956, le Bulletin Mensuel de Statistique, pour les prix de vente au détail à Paris et dans l’agglomération parisienne, intègre le pain baguette de 300 grammes. Cela témoigne bien de la consécration de ce pain comme produit de base. Notons d’ailleurs que pour des raisons règlementaires, quelques années plus tard, ce sont les baguettes de 250 grammes qui deviennent la norme. Au début des années 1960 la baguette est donc incontestablement le pain parisien par excellence, et ce n’est qu’à cette époque qu’elle se diffuse vraiment dans les campagnes, voire seulement durant les années 1970.

Est-ce dans ces années 1960 que la baguette devient alors un symbole de Paris et des Français en général ?

Comme je l’ai dit, avant même l’émergence du terme baguette, les pains longs frappent dès le XIXe siècle les étrangers à Paris, notamment les Anglais et les Américains, habitués à des pains très différents. On dispose de nombreux témoignages relevant cette singularité parisienne – qui, vue de l’extérieur, devient par là même une singularité française. Et quand la baguette s’impose progressivement comme le pain parisien par excellence, l’association France-pain long se transforme en association France-baguette.

Ainsi, ce sont avant tout ces étrangers qui ont fait de la baguette un symbole de Paris et des Français. Dès les années 1920 on trouve le terme dans des journaux américains : par exemple un journaliste définit les baguettes comme « these picturesque long sticks of bread that every traveler associates with the Paris scene ».

Dans d’autres exemples, l’association est telle que dès qu’un Français mange du pain, le mot « baguette » est employé même lorsqu’il est évident qu’un autre type de pain est concerné. C’est tout à fait révélateur, car un cliché se met en place à partir d’un précédent cliché : on lit le réel au prisme d’une représentation préétablie, et cette représentation en sort confortée.

Diriez-vous que cette association France-baguette a d’abord été ignorée par les Français eux-mêmes ?

C’est possible : dans un court documentaire réalisé par Pierre Prévert en 1958, Paris mange son pain, les scènes montrant des Parisiens de tous milieux manger du pain s’enchaînent, des dizaines et des dizaines de pains longs sont montrés, or cette spécificité n’est jamais relevée. Paris mange son pain, ce pain est long, cela va de soi. Le mot baguette n’est quant à lui jamais employé. Et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres.

En fait, c’est grâce au regard de l’autre que les Français prennent conscience de cette spécificité, un processus assez classique en somme. L’exemple de la célèbre photographie Le Petit Parisien de Willy Ronis, qui date de 1952, me paraît très révélateur. On a a priori affaire à un artiste français photographiant un gamin de Paris. Sauf que ce cliché a été pris pour un reportage intitulé Revoir Paris racontant l’histoire d’un Parisien qui, après quinze ans passés à New York, revenait dans sa ville natale et relevait toutes les particularités de la ville : « Parmi toutes ces choses distinctives, il y avait bien entendu le grand pain parisien », écrit Ronis. Pas une baguette donc, mais un pain presque aussi grand que le petit garçon qui le porte sous son bras.

Après la prise de conscience de l’existence de ce cliché côté français, l’étape suivante a été d’en jouer, de s’en emparer par la caricature. J’ai repéré les premières apparitions de caricatures françaises de Franchouillards à baguette à partir de la fin des années 1960, chez Sempé par exemple. En 1972, la couverture du magazine Gault & Millau présente une caricature semblable, un bonhomme rigolard, debout sur une boîte de camembert, béret sur la tête, une bouteille de vin rouge à la main droite, une baguette sous le bras gauche. Au même moment, Gotlib crée son personnage de Superdupont – sorte de parodie de Superman – et songe à le doter d’une baguette de pain tirant des rayons laser, attribut dont il ne l’affuble finalement pas. Chez d’autres, c’est d’ailleurs sans bienveillance que la baguette, composante de l’uniforme du franchouillard, est convoquée lorsqu’il s’agit d’évoquer le Français réactionnaire et étroit d’esprit. Quoi qu’il en soit, emblème « pour rire » ou non, la baguette n’en devient pas moins un emblème.

Quand est-ce que la baguette a-t-elle dépassé cette fonction caricaturale ?

En effet, elle a ensuite été investie d’autres valeurs. Dans les années 1980 – même si des processus de ce type ne peuvent être véritablement datés –, la baguette, qui est de fait le pain le plus consommé en France, devient l’objet d’un discours sur le savoir-faire artisanal national. C’est un discours nostalgique sur le bon pain, les traditions qui se perdent, un discours à la fois sur l’excellence de l’artisanat français et son déclin. C’est d’ailleurs assez paradoxal puisque le succès de la baguette a joué un rôle décisif dans la réduction de la diversité des pains en France.

Cet anoblissement de la baguette trouve sa plus belle traduction dans le « décret pain » de 1993, conséquence, parmi d’autres, des lancinants débats autour de la qualité. Ce décret précise que, pour être vendu sous la dénomination « pain de tradition française », un pain ne doit avoir subi aucun traitement de surgélation durant son élaboration, ni contenir d’additif. Tous les pains sont concernés mais la traduction visible de cette loi pour le consommateur a été l’émergence de la « baguette tradition » ou, plus couramment, la « tradition », une formulation qui résonne comme une explicitation du statut hors norme de la baguette, de la charge identitaire dont elle est investie.

La baguette combine donc cette double image, cliché que les Français ont repris à leur compte après l’avoir découvert dans le regard de l’autre – on a ainsi pu voir des supporters français venir avec leur baguette sous le bras à la coupe du monde de football 2018 en Russie –, et symbole culinaire, motif de fierté.

Historien, professeur agrégé d’histoire, Loïc Bienassis est chargé de mission scientifique au sein de l’Institut Européen d’Histoire et des Cultures de l’Alimentation (Université de Tours). Il a fait partie du conseil scientifique de la candidature des « savoir-faire et de la culture de la baguette de pain » au patrimoine culturel immatériel de l'UNESCO.