RetroNews : Alors qu’il n’y a encore aucune femme professeure en histoire à la Sorbonne, vous choisissez la discipline historique en 1946. Est-ce le « poids de la guerre » qui vous pousse à étudier l’histoire ?
Michelle Perrot : Oui, en partie, mais pas seulement, il y a aussi des raisons toutes bêtes. Mon niveau n’était pas suffisant pour que je fasse des sciences alors que j’aurais bien fait médecine. Mon père m’y poussait parce que c’est ce qu’il aurait aimé faire, mais il y a eu 14-18. Bon, poids de la guerre.
J’aimais beaucoup la littérature et l’écriture alors j’ai hésité avec l’histoire, et puis cela m’a paru futile. Au fond j’avais un esprit de sérieux, imposé par l’époque. Je me suis dit que l’histoire permettait de comprendre un certain nombre de choses, dont la guerre dont je sortais et que j’avais subie sans la comprendre (mais en ayant réalisé la coupure que ça avait été).
On n’est pas indemne quand on entre dans la guerre à 11-12 ans et qu’on en sort à 16-17 ans. J’ai quand même vécu cette période cruciale dans la vie d’une personne pendant la guerre, donc oui ça a eu une influence sur mes choix. Mais une influence qui me convenait dans le fond, parce que je ne l’ai jamais regrettée. J’ai trouvé dans l’histoire quelque chose qui m’allait bien et que j’ai toujours pratiqué avec plaisir en changeant de sujet, de méthode. Souvent encore, entre un roman – j’aime bien les romans contemporains – et un essai d’histoire, je vais prendre l’essai d’histoire, ou l’essai sociologique…
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À quel moment vous êtes-vous sentie autorisée à vous engager en historienne ?
Quand j’étais étudiante je n’étais pas spécialement engagée. Je venais d’une éducation chrétienne, mais je trouvais que le christianisme de mon époque n’était pas assez social. Je ne voulais surtout pas être une bourgeoise !
Il y a quelque chose qui m’avait beaucoup intéressé : la guerre d’Indochine. À la Sorbonne de mon époque il y avait beaucoup de jeunes communistes, mais j’ai adhéré avec Jean-Claude [Perrot] au Parti communiste en 1954. Quand j’étais étudiante il y avait Annie Kriegel – qui a eu une évolution vers la droite par la suite… – qui était alors une militante communiste qui préparait l’agrégation d’histoire. Pour moi elle a figuré la première militante que je voyais. Je la trouvais formidable. Un jour, j’avais demandé à venir dans une réunion de cellule, ce qui ne se fait pas du tout. Ils m’avaient accueillie et Annie Kriegel avait dit à ses camarades : « voilà une étudiante chrétienne qui vient voir comment nous sommes ».
Mais la guerre d’Algérie, ça a été quelque chose qui s’est imposé à nous tout de suite. Nous étions à Caen à ce moment-là, une ville assez conservatrice, pas du tout à gauche. Qu’est-ce qu’on pouvait faire à Caen pour l’Algérie ? Des manifs. On écrivait des tracts avec les moyens de l’époque et j’avais adhéré à l’Union des Femmes Françaises, l’organisation pour les femmes du PCF. C’était sympa mais elles étaient très ménagères. C’était des femmes d’un certain âge, quelques-unes venaient de milieux résistants. Elles m’avaient dit « on pourrait peut-être tricoter pour les petits Algériens… », ça ne m’intéressait pas beaucoup. Je leur ai proposé une manif de femmes.
Comme la préfecture avait su que nous préparions cette manifestation, j’avais été convoquée et reçue par le secrétaire général de la préfecture, qui m’avait courtoisement admonestée. « Mais madame vous êtes professeur, vous avez des élèves dans votre lycée. Vous croyez que c’est un bon exemple à leur donner que de donner une manif contre un conflit dans lequel la France est engagée ? ». Évidemment pour lui, l’Algérie était française – c’était le discours officiel. J’étais un professeur de l’enseignement public, je ne devais pas faire ça. Finalement on a réussi à avoir 80 à 100 personnes.
Vous avez travaillé sur les grèves, la prison, vous avez donné la parole aux détenus, aux femmes, aux ouvrières, à Lucie Baud, à George Sand, aux filles de Marx, etc. Y a-t-il des sujets que vous auriez aimé traiter et que vous n’avez pas pu ?
Le sujet des migrants m’intéressait beaucoup sans que je l’aie beaucoup traité, et à chaque fois je l’ai traité d’un point de vue masculin. J’avais fait une communication à la Société d’histoire moderne et contemporaine, qui tenait des réunions une fois par mois le dimanche matin à la Sorbonne. Labrousse y était très important et poussait ses élèves à être présents. J’avais parlé des rapports entre ouvriers français et ouvriers étrangers. J’ai d’ailleurs, dans ma thèse, consacré un grand chapitre à ça. Je me souviens que Labrousse n’était pas emballé ; il était socialiste et se disait que les conservateurs allaient en profiter. Mais je pense que la question des migrantes est une question importante, que j’aurais dû davantage étudier.
Pourquoi avoir choisi d’étudier le XIXe siècle ?
Le XIXe siècle m’intéressait beaucoup en soi. On en était proches d’abord, on avait l’impression de venir de là. Je voulais faire – en maîtrise – un sujet sur le féminisme. Je l’avais proposé un peu comme ça, mais Labrousse m’avait dit : « non non non » travaillez donc plutôt sur les grèves » [rires]. En maîtrise j’avais travaillé sur la Monarchie de Juillet, mais au moment de la thèse la Troisième République m’intéressait davantage. Il faut aussi se souvenir que pour consulter les archives à ce moment-là il fallait 50 ans. Donc pour un sujet de thèse d’histoire en 1950, on est ramenés à avant 1914 !
Vous avec ouvert le champ de l’histoire des intimités. Votre intérêt pour la vie privée et la vie domestique est-il lié à un intérêt de votre génération de féministes pour ces mêmes sujets ?
Non, pas du tout, c’est plutôt une commande. Georges Duby et Philippe Ariès avaient entrepris cette Histoire de la vie privée, qui a compté. C’était très neuf à l’époque. Pour diriger le XIXe siècle Michel Winock, qui s’occupait de ça au Seuil, a conseillé mon nom à Georges Duby, qui m’a confié la direction du volume sur le XIXe siècle. C’était passionnant : pendant deux ans je n’ai fait que ça. J’ai embauché Alain Corbin, Anne-Martin Fugier, Roger-Henri Guerrand, Catherine Hall, Lynn Hunt. C’est devenu un véritable sujet d’étude par ce travail-là et parce que ça intéressait beaucoup les étudiants.
À partir de l’Histoire de la vie privée, la littérature personnelle (journaux intimes, correspondances, autobiographies), qu’on utilisait de manière épisodique, est devenue un champ qu’on découvrait, et que les littéraires, quittant les textes canoniques, découvraient aussi.
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Récemment Alain Corbin a dit que c’est vous qui aviez dirigé cette Histoire de la vie privée. Aussi, la couverture de l’Histoire des femmes en Occident place le nom de Georges Duby à côté du vôtre, alors que vraisemblablement vous n’avez pas travaillé à égalité. N’avez-vous pas l’impression d’avoir subi un traitement différencié dans ces deux grandes entreprises éditoriales ?
Concernant l’Histoire des femmes en Occident, il est évident que Duby n’a pas fait grand-chose. La genèse est la suivante. Un jour, je reçois un coup de téléphone de Duby, que je connais donc très bien. Il me dit « écoutez, il y a un éditeur italien, Laterza, qui propose de faire une Storia della donna [L’histoire de la femme] ». Il a traduit en italien La storia della vita privata. Voyant le succès de la « vie privée », il s’est dit pourquoi pas une histoire de la femme…
Je travaillais avec des historiennes, Pauline Schmitt, Geneviève Fraisse, Arlette Farge, Christiane Klapisch, Françoise Thébaud et quelques autres. On se réunissait entre nous pour faire un séminaire. On s’était engagées dans le féminisme, à des degrés divers, et on se rendait compte qu’on ne savait rien, tandis que les Américaines avaient fait beaucoup. Et je leur dis, voilà ce qu’on nous propose. Chacune était embarquée dans son travail, dans son livre, et me dit non. Mais Duby est revenu à la charge, et m’a demandé de recevoir les Laterza ! On a fini par accepter, et chacune a pris la responsabilité d’un volume. Georges Duby, en effet, était très content que ça se fasse [rires].
Il trouvait ça très bien, mais les réunions avec l’équipe étaient très rares. C’était moi qui étais son interlocutrice. Il y avait quand même une réunion où je lui avais dit, « vous savez les directrices aimeraient bien vous voir ». Un jour Duby est venu, au centre italien de la rue de Varenne, et il gardait son statut de grand professeur au Collège de France. Je me rappelle que les Américaines avaient été choquées. Elles trouvaient que, quand même, elles n’avaient pas travaillé pour ce « grand monsieur » qui les prenait comme ça de haut !
L’introduction c’est marrant parce que c’est moi qui l’ai écrite. Et je l’ai transmise à Duby. Il me demande quelques petites corrections, un ou deux ajouts, et il me dit enfin : « écoutez, je ne vais pas signer ça c’est vous qui l’avez fait ». Je lui ai dit qu’on ne pouvait pas publier une histoire sous nos deux noms et qu’il ne signe pas la préface. Ça peut paraitre curieux au fond, mais j’ai pensé au prestige qu’apportait Georges Duby pour l’histoire des femmes. Peut-être qu’on n’aurait plus besoin de ça maintenant, et que ça paraîtrait même ridicule…
Quand on lit des égo-histoires d’historiennes, souvent on y trouve souvent des marques de discrimination sexiste. Pourtant, rien de tout cela dans votre récit.
Je considère que j’ai été très favorisée. J’ai eu beaucoup de chance, avec mes hommes, et pas de difficultés professionnelles. C’est plus facile au fond d’être une exception – et vous voyez dans quel sens je le dis, au sens quantitatif évidemment – que d’être une femme quand il y en a beaucoup. Parce que quand vous êtes toute seule, ce qui était mon cas, on vous fait bon accueil. Quand je suis arrivée à la Sorbonne il n’y avait pas d’autre femme. Quand les professeurs réunissaient tout le monde aux réunions à la Sorbonne, pour la période des examens – le moment vraiment intense – j’étais la seule fille et les professeurs disaient « Messieurs ». [rires]. Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse d’être appelée monsieur ? Moi je trouvais ça marrant.
Je pense que les difficultés viennent après, quand davantage de femmes arrivent, plus nombreuses. Celles par contre parmi mes élèves qui étaient en train de faire des thèses, et qui ensuite posaient leur candidature quelque part, elles ont eu des difficultés.
Je suis en ce moment en train de travailler sur Édith Thomas. Une historienne méconnue, remarquable. À la vérité c’est elle la pionnière, pas nous. Elle était toute seule, chartiste, et elle a écrit les premières biographies d’histoire des femmes. Par exemple Pauline Roland, Louise Michel, les Pétroleuses… tout ça dans les années 1950. Je l’ai connue de loin mais nous n’étions pas de la même génération. Elle, elle a eu le sentiment d’un obstacle. Elle est morte en 1970. Dans les années 1950-1970, avec ces sujets-là, socialisme et féminisme, c’était probablement beaucoup plus difficile. Mais comme l’Histoire des femmes en Occident a été un projet collectif, je n’ai pas vu les difficultés. J’étais déjà professeure, je n’avais plus grand-chose à redouter de personne.
Si la condition des historiennes a évolué depuis le début de votre carrière, l’égalité n’est pas atteinte dans la profession : les femmes représentent près de la moitié du corps des maîtres de conférences mais ne sont plus que 29% dans le rang professoral et 25% au sein des directions de recherche au CNRS. Aussi, des différences de genre se maintiennent dans les espaces de pouvoir académique : les grandes conférences d’ouverture et de clôture des Rendez-vous de l’histoire de Blois, dans ses prix, ses tables-rondes, dans les directions de publication, de revues, de collections. Quels conseils donneriez-vous à de jeunes historiennes ?
Il faut surtout faire ce qu’on a envie de faire, en pensant que c’est toujours possible.
Je voudrai dire que j’ai beaucoup bénéficié de mon université. Après 1968 le gouvernement a créé plusieurs universités nouvelles. Paris 7 a été une université très ouverte sur le plan disciplinaire et antihiérarchique… l’université du rêve finalement. J’ai eu assez rapidement un poste de professeure, donc j’ai eu toute liberté pour faire ce que je voulais, avec le soutien de mes collègues, qui tous étaient partants. Ma collègue Catherine Coquery-Vidrovitch a pu développer ses recherches sur l’Afrique et le « tiers-monde » comme on disait à l’époque. Dans les années 1970-1980, on a été soutenues par un mouvement collectif tout à fait intéressant. Tout le monde considérait que c’était bien de travailler sur les femmes, les marges, tout ça correspondait à un mouvement collectif.
Donc ça, c’est un conseil que je pourrai donner aux jeunes historiennes : il faut pouvoir être dans son bureau et avoir la solitude nécessaire pour mettre son écriture en forme – l’histoire n’étant pas vraiment une science exacte, l’écriture est très importante, et on y a droit – mais cette solitude nécessaire à laquelle on a le droit, pour écrire, ne doit pas oublier le collectif, le travail avec les autres. Ne pas être isolée, ça c’est quelque chose que je pourrai dire aux jeunes historiennes : moi, aussi. C’est comme #metoo [rires].
Ecrit par
Mathilde Castanié est autrice. Elle a rédigé un mémoire de Master 2 sur l’histoire sociale et culturelle des victimes de viol au XIXe siècle à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.