Interview

« Appel aux citoyennes de Paris ! » : L'Union des femmes pendant la Commune

le 24/05/2021 par Florence Braka, Constance Esposito Ferrandi - modifié le 26/08/2022

Un temps oubliées, les femmes de la Commune s’inscrivent dans une action jusqu’alors inédite par son homogénéité sociale et par son efficacité. Relieuses ou ouvrières qualifiées, elles défendent l’insurrection en s’organisant via l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins aux blessés.

Dans l’ouvrage coordonné par Michel Cordillot La Commune de Paris - 1871, l’historienne Florence Braka consacre deux notices aux communardes afin de « les remettre dans leur juste réalité et dans leur véritable action ». Nous nous sommes entretenus avec elle à leur sujet, revenant sur leur implication décisive, notamment au travers d’un groupe politique exclusivement féminin, l’Union des femmes.

Propos recueillis par Constance Esposito Ferrandi


RetroNews : Vous concluez votre notice sur l’Union des femmes en soulignant son aspect très structuré. Comment se constitue le mouvement, qui en est à l’origine et quelle en est l’organisation ?

Florence Braka : Le mouvement est créé entre le 8 et le 11 avril. L’Appel aux citoyennes de Paris est publié le 11 avril et le soir même les statuts de l’organisation sont actés… 

A l’origine de l’Union des femmes, du moins dans sa forme politique, on trouve Elisabeth Dmitrieff, une jeune femme russe de vingt-trois ans envoyée par Marx observer la crise politique que traversait alors Paris. Elle reste en France et s’investit totalement dans la Commune en créant cette organisation. Elle fait partie de la tendance marxiste de l’Association Internationale des Travailleurs (AIT) et donne donc à l’Union des femmes son aspect très hiérarchisé. Vingt comités d’arrondissements sont créés. Ceux-ci sont chapeautés par un comité central de onze membres au sein duquel siège une commission exécutive de sept membres, parmi lesquelles, Nathalie Lemel, relieuse, membre comme Dmitrieff de l’Internationale. 

 

Les réunions sont très fréquentes : les comités d’arrondissement siègent en permanence, nuit et jour, avec au minimum un tiers de présence. Tous les membres sont révocables. Le comité central, lui, se réunit au moins deux fois par jour. À l’échelle de l’arrondissement on trouve des commissions plus spécifiques dédiées aux fourneaux ou aux ambulances. Pour faire partie de l’organisation, chaque citoyenne doit s’acquitter d’une somme de dix centimes reversée à la caisse d’arrondissement – à l’époque c’est le prix de 190 grammes de pain. Les subventions financent les salaires des volontaires, le matériel, les fourneaux…

Encore une fois, on est face à une structure très rigide, pensée pour être efficace. Lors des séances, les oratrices ont un temps de parole limité, dix minutes, et une même oratrice ne peut aborder plus de deux fois le même sujet au cours d’une séance. Cette dernière mesure n’est pas anodine ; elle s’inscrit en totale opposition avec ce qui existe au sein de la commission exécutive, où les élus se perdent dans de nombreuses et vaines palabres. 

Cette organisation rigide permet donc une grande efficacité des volontaires. Ce processus leur permet d’exécuter quel type de missions ? 

La mission de l’Union des femmes est double. Il faut d’une part défendre Paris et la nouvelle liberté née de la Commune, de l’autre conquérir des conditions de travail décentes et égales à celles des hommes. On doit informer les citoyennes et les aider à trouver du travail.  L’Union des femmes s’occupe aussi de l'enregistrement et de l’affectation des citoyennes volontaires à servir comme ambulancières. Il faut également porter secours aux pauvres et aux nécessiteux. En effet, il s’agit de substituer aux religieuses, qui s’acquittent normalement de ces tâches, du personnel laïc. Certains logements vacants sont réquisitionnés pour abriter les familles dont les habitations ont été bombardées par les Prussiens puis par les Versaillais.

Vous parlez de revendications salariales et d’émancipation ouvrière. L’Union des femmes voit-elle « plus loin » que cette situation d’urgence ? 

L’organisation voit bien plus loin et c’est justement pour cela que ces femmes prônent la guerre à outrance. La victoire est une condition sine qua non de l’évolution de la société et de l’instauration d’un nouvel ordre social reposant sur un travail réorganisé et une égalité entre les sexes. Il ne s’agit pas de suppléer temporairement au travail des hommes accaparés par le conflit, certaines d’ailleurs y prennent part, mais bien de s’emparer de nouveaux postes de façon durable. 

Ces femmes ne répondent pas au réquisitionnement d’un Etat comme on le verra lors des conflits mondiaux postérieurs, mais elles aident spontanément les hommes pour permettre à cette nouvelle société, dans laquelle elles espèrent avoir une place plus grande, de voir le jour. 
 

Le mouvement que l’on considère comme pionnier en matière de féminisme voit le jour dans un contexte de crise politique. Peut-on parler d’idéologie derrière le mouvement ?

Évidemment l’idéologie est très présente puisque l’Union des femmes s’inscrit dans le cadre de l’Association Internationale des Travailleurs. On aide les hommes à se battre parce que l’on espère qu’une évolution découlera de leur victoire. Les revendications sociales et économiques sont plus importantes que les revendications politiques. Les femmes, dans leur grande majorité, ne demandent d’ailleurs pas le droit de vote parce qu’elles estiment qu’elles ne sont pas encore en capacité de voter, faute d’éducation suffisante et d’émancipation par le travail.

Elles ont alors des revendications concrètes, immédiates. Les femmes doivent être formées professionnellement et intellectuellement (selon la théorie de l’éducation intégrale de Vaillant) avant de pouvoir s’impliquer par le vote dans la vie de la société. L’Union des femmes se bat également pour des changements sociétaux : elle parvient à faire interdire les maisons de tolérance, la prostitution sur la voie publique et à autoriser l’union libre.

Concernant leur professionnalisation, quelles avancées obtiennent ces femmes ? Quels métiers occupent-elles ? 

Lors de la guerre franco-prussienne, elles avaient commencé à s’impliquer dans des sociétés d’assistance et d’ambulances qui les ont formées aux premiers secours. Elles sont volontaires et ont, de fait, appris sur le tas avec les médecins présents. Elles organisent des fourneaux pour donner des repas aux nécessiteux dans la continuité de La marmite sociale créée par Varlin et Lemel avant-guerre. 

Par ailleurs, l’Union des femmes installe un atelier de travail pour six-cents ouvrières afin de confectionner les uniformes des Gardes nationaux. Gustave Cluseret, alors délégué à la Guerre, va aider les femmes de ces ateliers à obtenir un salaire décent, censé leur permettre de vivre dignement.

Pendant la Commune, l’Union des femmes se rapproche même de la Commission du travail et de l’échange. Le 10 mai, Léo Frankel proclame la réunion de l’intégralité des corporations ouvrières, masculines comme féminines. Les espoirs de cette collaboration efficace sont brisés par la Semaine sanglante et la fin tragique de la Commune.
 

Comment évolue la perception versaillaise de cet activisme ? Comment expliquez-vous la construction de la figure de la « pétroleuse » ? 

Les femmes de la Commune passent rapidement du statut de victimes à celui d’instigatrices du mal et de la terreur, soupçonnées par leur intervention dans l’espace public d’avoir engendré le soulèvement des hommes.

Il faut savoir que les femmes ont été présentes dès le tout début de la Commune. En effet, le 18 mars au matin, lorsque Thiers envoie ses hommes récupérer les canons mis à l’abri par les gardes nationaux durant les dernières semaines sur la butte Montmartre, ce sont les femmes qui, les premières, voient les soldats arriver alors qu’elles commencent leurs tâches de la journée en allant chercher de l’eau. Elles interpellent les soldats, leur donnent à boire et à manger et galvanisent leurs hommes venus les rejoindre. Ayant accompagné les insurgés tout au long de cette journée qui a débouché sur le double meurtre des généraux Lecomte et Clément-Thomas, elles sont vites assimilées à des furies et à des mégères.

Elles ont quitté le foyer pour investir la sphère publique à l’égal des hommes, et ce, jusque sur les remparts de Paris, ce qui du côté versaillais est perçu comme une mise sans dessus-dessous d’une société jusqu’alors régie par les hommes, une atteinte intolérable à l’ordre bourgeois. 

S’ensuivra le mythe de la pétroleuse : une image tenace alors que l’on sait aujourd’hui que les femmes n’ont mis le feu à aucun bâtiment. Ces derniers ont été incendiés par les canons de Versailles lors des combats mais aussi par certains hommes de la Commune au moment de la semaine sanglante.

Les versaillais ont construit cette figure de la pétroleuse parce que les femmes de la Commune leur ont fait peur. Au lieu de rester à la maison sans s’occuper de politique, ou tenter de raisonner leurs hommes pour les amener à une conciliation – ce qui à leurs yeux étaient les caractéristiques propres à la féminité – elles ont ont au contraire encouragé les hommes et pris leur part dans la lutte contre Versailles. Alexandre Dumas fils écrira à leur sujet : « Nous ne dirons rien de leurs femelles par respect pour les femmes auxquelles elles ressemblent lorsqu’elles sont mortes». Elles ont remis en question par leur action l’autorité de l’homme au sein du foyer et par conséquent les principes du Code Civil et de la propriété. 

Lors des procès de ces communardes, les bourgeois, les Versaillais sont plutôt désorientés à la vue de ces femmes si différentes des caricatures qu’on avait fait d’elles dans les journaux : grimaçantes et déformées, telles des sorcières. Elles apparaissent au contraire d’une dignité et d’un calme inattendus, assumant parfaitement leur action politique qui ne relève ni de l’hystérie, ni des pressions psychologiques du Siège comme ont pu l’avancer certains médecins. 

Notons qu’il n’y a à cette époque, aucune solidarité féminine de la part de la majorité des femmes de la bourgeoisie. Ces dernières ne se sentent pas concernées par la lutte des communardes, n'appartenant pas à la même classe sociale. Pire, elles participent à la meute qui insulte et moleste ces prisonnières lorsqu’elles marchent en procession vers le camp de Satory. 

Au sein de la Commune, l’Union des femmes a-t-elle rencontré un accueil plus favorable de la part de ses compagnons de lutte ? 

Il y a plusieurs tendances chez les communards. La nouvelle génération d’internationaux, parmi lesquels Eugène Varlin, Benoît Malon et Léo Frankel, leur sont favorables. Benoit Malon explique à propos des femmes de la Commune qu’« elles ont senti que le concours de la femme est indispensable au triomphe de la révolution sociale arrivée à sa période de combat » car « la femme et le prolétaire […] ne peuvent espérer leur affranchissement qu’en s’unissant fortement contre toutes les formes du passé. »

En revanche, les femmes sont mal perçues par les communards de la branche proudhonienne. Pour Proudhon, décédé avant la Commune mais dont l’héritage idéologique est encore présent, les femmes sont « nagères ou courtisanes». Il affirme que « la femme, qui court mal, est aussi mauvaise piéton. Ce qui lui convient, c’est la danse, la valse où elle est entraînée par son valseur, ou le pas lent des processions.» Les femmes honnêtes ne doivent pas travailler parce qu’elles prendraient alors le travail des hommes. Elles sont aussi trop faibles pour occuper un emploi et risqueraient de sombrer dans l’hystérie, dans la maladie. 

Pendant les comités, les femmes demandent des crèches pour pouvoir travailler avec plus de facilité – ce que les communards ne leur accorderont pas. Certaines légions de communards iront parfois jusqu’à repousser des femmes venues se battre. Il y aurait également eu des cas d’agressions sexuelles contre des cantinières ou des femmes ambulancières.

Florence Braka est historienne, docteure de l'Université Paris Sorbonne, et directrice générale de la Fédération Française des Agences de Presse. Elle travaille sur le second XIXe siècle et a notamment publié une version abrégée de sa thèse L’Honneur perdu du général Cluseret (2018, Hémisphères)