Madeleine Pelletier (1874-1939), première femme interne en psychiatrie, socialiste, est restée dans les mémoires comme la féministe « intégrale » de la Troisième République. En parallèle de son métier de psychiatre, elle fréquente les mouvements communistes et anarchistes, quoique ses positions soient jugées extrêmes, y compris chez les autres féministes.
L’historienne Christine Bard publie ses Mémoires aux éditions Gallimard.
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RetroNews : Comment nous sont parvenus ses Mémoires ?
Christine Bard : Trois textes autobiographiques sont réunis sous le titre Mémoires d’une féministe intégrale dans ce Folio histoire. Le plus développé, dont le titre original est « Mémoires d’une féministe », a été donné par son autrice à l’archiviste des féministes radicales, Marie-Louise Bouglé, en 1933, juste après la publication du roman autobiographique La Femme vierge. Le deuxième est un « Journal de guerre » manuscrit confié à la Bibliothèque Marguerite Durand et le troisième, également à la Bibliothèque Marguerite Durand, est un récit que Madeleine Pelletier, en 1939, alors qu’elle est internée à Perray-Vaucluse, a dicté à son amie la féministe Hélène Brion.
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Madeleine Pelletier, la « féministe intégrale »

Sa pratique de la psychiatrie et son intérêt pour la psychanalyse ont-ils des effets sur ses pratiques d’écriture de soi ?
Certainement, même si elle n’explicite pas ce lien. Madeleine Pelletier admire l’œuvre de Freud. Elle accorde dans ses mémoires une place importante à l’enfance et à tout ce qui est relatif à la sexualité, ce qui n’est pas banal à l’époque, surtout dans des mémoires qui ont avant tout l’ambition de témoigner d’un engagement militant.
Elle relie l’intime et le public de façon très moderne. Lorsqu’elle se décrit sous les traits de Marie dans La Femme vierge, elle caractérise la petite fille comme « garçonnière », « pas du tout vicieuse » et hantée par des cauchemars : « elle rêve d’un homme qui court après elle pour lui couper le pouce ». Sa peur et son refus de la « castration » sont explicites ; très tôt, Marie prend conscience de la banalité des violences sexuelles. Madeleine Pelletier n’a toutefois pas fait – à ma connaissance – d’analyse et elle endosse des fantasmes de sa mère qui pèseront lourd dans sa vie. Par exemple, sa mère, perturbée par son statut d’enfant naturelle abandonnée à la naissance, pensait avoir la lettre « P » gravée sous le menton ! On rêverait d’un commentaire par Madeleine Pelletier elle-même. Le P est l’initiale du patronyme maternel, Passavy, mais évoque aussi le péché et la putain. Bien entendu, on ne marque pas les enfants de l’Assistance au XIXe siècle…
Autre fait troublant : Madeleine Pelletier, pourtant si engagée dans le combat pour la libre disposition par les femmes de leur corps, ne commente pas le fait suivant, qu’elle nous livre ainsi, brut : sa mère eut onze grossesses (!), et seuls deux enfants survécurent. Madeleine Pelletier porte sur elle un regard qui cerne bien sa personnalité, si singulière, mais c’est aussi avec un sens aigu de la sociologie qu’elle observe sa trajectoire de transclasse. Issue d’un milieu misérable, elle porte loin son ambition, étudie la médecine, et devient la première femme interne des asiles d’aliénés, tout en publiant par ailleurs dans les revues d’anthropologie physique.
On sait aussi qu’elle a écrit beaucoup d’articles, pour lesquels elle n’était pas toujours payée, comme lorsqu’elle écrivait pour La Guerre sociale. Quel était son rapport à la presse ?
Bien sûr, la presse militante n’avait pas les moyens de payer les auteur.ices d’articles. Madeleine Pelletier a écrit dans un très grand nombre de journaux féministes, socialistes, anarchistes, maçonniques tout au long de sa vie. C’est un moyen de dissémination de ses idées essentielles, de même que les brochures à petit prix.
Elle a éprouvé le besoin d’avoir sa propre revue, dont elle est la rédactrice principale. La Suffragiste, tirée à 1 000 exemplaires, dont la moitié assurée par abonnement, a eu une longue vie, de 1907 à 1920. Elle a eu besoin de cette liberté pour défendre ses idées les plus audacieuses. L’article le plus retentissant est « La femme soldat », en octobre 1908.
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Pendant la Grande Guerre, Madeleine Pelletier semble plus marginalisée que jamais, parmi les médecins, parmi les féministes, et parmi les femmes. « Je n’ai pas fait depuis onze ans de la propagande féministe pour en arriver à tricoter des chaussettes » écrit-elle dans ses Mémoires, alors que l’ensemble des féministes se mettent aux travaux d’aiguille dans un but philanthropique. Comment Madeleine Pelletier a-t-elle vécu la Grande guerre ?
C’est le journal qu’elle tient au début du conflit, en 1914, qui nous informe sur son état moral, ses activités, ses observations politiques. Elle s’écarte d’emblée de « l’Union sacrée » défendue par la plupart des féministes et des socialistes. Elle se désole de la flambée de chauvinisme. En même temps, elle se démène pour être « envoyée aux armées » comme médecin ; elle voudrait être utile socialement mais se heurte à un refus et souffre de se sentir à nouveau reléguée, parce que femme.
Avec un brassard de la Croix-Rouge, elle se rend sur le champ de bataille de la Marne juste après les sanglants affrontements qui ont bloqué à l’avancée allemande, aux portes de Paris. On sent sa sidération, qui va renforcer sa misanthropie. Une dépression va l’écarter de l’action militante pendant toute la durée de la guerre. C’est dans l’étude qu’elle se console. En 1918, elle obtient sa licence ès-sciences en chimie.
En 1939 elle est arrêtée pour « crime d’avortement » alors qu’elle a aidé une jeune fille violée par son frère. Sait-on comment Madeleine Pelletier a vécu son enfermement ?
Elle l’a vécu dans le désespoir, sachant qu’elle ne sortirait pas vivante de cette forme d’incarcération, car elle connaît le fonctionnement des asiles et sait que l’heure est à la répression la plus ferme de l’avortement. Le certificat du Dr Heuyer l’estime « en état de démence » au sens du Code pénal. Elle souligne l’ironie qu’il y a à être ainsi traitée au « pays des Droits de l’homme ». Son amie Hélène Brion ne peut pas « la tirer de cette horreur ».
Grâce à leur correspondance, on sait quel est l’état d’esprit de Madeleine Pelletier. Handicapée par son accident vasculaire cérébral, elle peine à écrire, mais n’est pas folle du tout. Elle est encore en mesure de dicter à Hélène Brion le début de ses mémoires, republié dans ce volume réunissant les manuscrits inédits Mémoires d’une féministe intégrale. Ses souvenirs restent précis et cohérents. Elle meurt le 29 décembre 1939 d’une « crise d’apoplexie », six mois après son placement d’office à l’asile de Perray-Vaucluse, en banlieue parisienne.
Pour en savoir plus
L’édition critique des Mémoires d’une féministe intégrale de Madeleine Pelletier, dirigée par Christine Bard, est disponible en format poche dans la collection Folio Histoire des éditions Gallimard.
Ecrit par
Mathilde Castanié est autrice. Elle a rédigé un mémoire de Master 2 sur l’histoire sociale et culturelle des victimes de viol au XIXe siècle à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.