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Historiquement, la BnF est la première bibliothèque nationale au monde, avant même la British Library.
Gilles Pécout
La grande bibliothèque britannique, la British Library, est née en effet après la BnF. Elle a d’abord été conçue comme bibliothèque du British Museum. Mais dès le XIXe siècle, elle fait déjà partie des « grandes bibliothèques » – la toute première de ces grandes bibliothèques, on ne peut pas dire nationale mais presque « étatique », c'est la bibliothèque du Vatican. C’est également au XIXe siècle que s'affirme la bibliothèque d'Allemagne, la Nationalbibliotheke et puis les deux bibliothèques nationales centrales d'Italie, à partir de 1861.
La bibliothèque nationale française est celle toutefois qui s'affirme le plus précocement comme une bibliothèque d'État. Avec tout ce que cela représente et déjà, avec toute la puissance structurelle dont peut jouir la bibliothèque d'un grand pays centralisé.
Celle que l’on appelait jusqu’alors la « Bibliothèque royale » devient-elle « nationale » au moment de la IIIe République ?
Elle est une première fois bibliothèque nationale au moment de la Révolution française. Elle devient bibliothèque impériale à partir du Premier empire. Puis de nouveau bibliothèque royale, car elle suit les régimes. Elle devient vraiment bibliothèque nationale à compter de la seconde moitié du XIXe siècle. Et, même quand elle est bibliothèque impériale sous Napoléon III, on considère qu'elle est bibliothèque nationale.
Elle est donc bibliothèque de la « nation », indépendamment de ces régimes et bibliothèque nationale de la République à partir de la Seconde puis de la IIIe République.
Le fait qu’elle soit « nationale » sous-entend un rapport étroit avec le rayonnement de la France, et la diplomatie au sens large.
La Bibliothèque nationale a souvent été créditée d'un rôle diplomatique, c’est exact. Elle a eu, et continue d’exercer un rôle international, elle « représente » la France. Il s’est agi parfois d’une diplomatie d'influence afin de faire avancer l’image de la France ou les intérêts français. Et cette « image » de la France renvoie directement à la culture, à l’activité intellectuelle et scientifique. Avec ses missions patrimoniales, scientifiques et culturelles, la bibliothèque incarne précisément cette image de la France. On voit à l’œuvre une forme de « diplomatie du livre » qui se veut diplomatie de réciprocité, diplomatie de solidarité – et celle-ci s’affirme de plus en plus.
Comment s’incarne cette notion de solidarité ?
Elle se révèle, par exemple, par notre présence dans un certain nombre de programmes d'aide au Proche-Orient. Nous sommes présents dans un certain nombre de théâtres ou de bibliothèques de pays en guerre, où les patrimoines nous paraissent les plus menacés. C’est ce qu’a entrepris mon prédécesseur dès les débuts du conflit en Ukraine, et nous tâchons de poursuivre cet effort.
Très récemment, nous réaffirmons notre présence dans le réseau francophone numérique afin d’aider les bibliothèques francophones des pays du continent africain. C’est une direction que je souhaite vivement développer. Non pas pour l’image que cela nous renvoie mais parce que la troisième bibliothèque du monde se doit de peser dans le monde par les politiques de solidarité qu’elle entreprend.
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Vous insistez beaucoup sur les concepts de solidarité et d’altérité. Ça me fait penser à l'entre-deux-guerres et à cette arrivée massive de chercheurs internationaux ayant fui leur pays d’origine – notamment Walter Benjamin. Comment mettez-vous en valeur cette histoire, celle de la recherche ?
Paris fut en effet une véritable capitale culturelle et de ressources documentaires dans l’entre-deux-guerres. Il était déjà connu qu’il y avait à Paris et notamment à la bibliothèque nationale, des ressources documentaires qui ne concernaient pas que la France. Les chercheurs venaient – et viennent toujours – travailler à la BnF parce qu'ils venaient aussi trouver refuge en France, de la même façon qu’ils trouveront aussi refuge aux États-Unis, à Princeton ou à Harvard. Mais la France intellectuelle et universitaire des années 1920 et 30 attirait du monde. Un grand nombre de ces chercheurs européens venaient travailler à Paris dans le domaine de l’histoire de l’Europe et de l’historiographie.
Aujourd’hui comme alors, lorsqu’un historien travaille sur la France, il ne travaille pas seulement à la BnF, il travaille aux archives. Mais lorsqu’il fait de l’historiographie ou de la bibliographie, il vient obligatoirement travailler à la bibliothèque nationale. De plus, avoir acquis un grand nombre de publications en langue étrangère est l’un des grands mérites de la bibliothèque. Depuis ses débuts, elle a maintenu une politique d'acquisition d’ouvrages en langue étrangère, et aujourd’hui encore – je suis d’ailleurs très vigilant là-dessus.
Combien compte-t-on de livres en langues étrangères acquis chaque année ?
Environ 50 000 ouvrages achetés sur la décennie 2010 à 2020.
En tant qu’historien, vous avez d’ailleurs beaucoup travaillé sur l’étranger – et notamment sur l'Italie du XIXe.
J'ai travaillé sur l'Italie, mais j'ai aussi travaillé sur la France. J'ai écrit notamment sur la l'historiographie des campagnes françaises, et plus particulièrement sur la politisation des campagnes françaises au XIXe siècle. Mais en effet, je suis spécialiste de l'altérité dans l’histoire d'autres pays, et des relations de ces derniers avec la France. Mon travail s’intéresse notamment aux pays d'Europe méditerranéenne comme la Grèce et plus particulièrement l'Italie.
Il m'a été demandé de donner la conférence inaugurale des Rendez-Vous de l’Histoire, non pas comme historien de la France, mais tout simplement parce que je suis désormais à la tête de la Bibliothèque nationale. La BnF renvoie de fait cet écho national et français. Je rappelle que les Rendez-Vous de l'Histoire sont présidés par un historien de la France qui est lui-même ancien président de la Bibliothèque nationale de France, Jean-Noël Jeanneney !
J’ai donc décidé de parler de la France en parlant d'autrui et de m'interroger sur ce que la Bibliothèque nationale nous dit de la relation qu'entretient notre pays avec le monde. Ce qui veut dire rappeler que la Bibliothèque nationale, toute nationale qu'elle est, est une bibliothèque à vocation universelle. L’histoire culturelle de la nation, c'est l'histoire de ses relations avec le reste du monde.
Relations qui ne furent pas nécessairement de tout repos.
Cette universalité a eu, c’est certain, plusieurs visages dans l'histoire depuis le XIXe siècle. Evidemment, la colonisation et les accaparements ont fait que celle-ci a pu être conflictuelle, voire hégémonique. Je cherche à montrer ce rapport multiple, parfois contradictoire, que la Bibliothèque nationale donne à voir entre la France et le reste du monde et des connaissances. C'est un rapport somme tout positif, qui explique l'importance que la France peut jouer dans l'économie des connaissances internationales.
Quelle est la spécificité des Rendez-vous de l’Histoire de cette année, dont le thème est « la France », selon vous ?
La spécificité de cette année tient à cette idée de mettre en évidence toutes les problématiques autour de ce que l’on nomme « l'histoire de la France ». Il y a un point d'interrogation, comme l'a rappelé dans un bon article le président de notre Conseil scientifique Pascal Ory, concernant la façon de qualifier la France. Il ne remet pas en question la problématique sur la France ; le point d'interrogation concerne la façon de qualifier cette France. Que veut-on faire dire ? Comment qualifier l'histoire de France à travers ces Rendez-vous de l’Histoire ?
Pour la première fois depuis longtemps les Rendez-vous de l'Histoire s'interrogent sur la façon de penser l'histoire de notre pays, la façon de l'écrire et toutes les problématiques qui y sont liées. Je pense aux usages historiographiques, publiques et médiatiques de l'histoire en France et de l'histoire de notre pays. Évidemment, ça renvoie à des questionnements bien connus autour de questionnements politiques, autour du fameux « roman national » ou du processus identitaire.
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Selon vous, y a-t-il une volonté de la part du festival de confronter le fait que des personnes qui ne sont pas historiens parlent de la France et de son histoire comme d'un bloc caricatural et monolithique ?
Il faudrait leur demander s'il y a une volonté politique. Il y a la volonté de travailler objectivement, de donner un état des lieux sur ce que représente des gens qui pensent différemment mais qui ont tous la même méthode historique. Il s’agit de prendre du recul sur l'usage qu'on fait de la France et de l'histoire de France dans le débat public. Il est fait l'état de comment nous approchons historiquement, historiographiquement et scientifiquement, la France. Mais aussi comment nous enseignons l'histoire de France.
Nous essayons de voir quelle vision de l'histoire nous souhaitons proposer. Très vite, on peut tomber dans le débat public et politique, dans l'espace public en tout cas. Encore une fois, il ne s’agit pas de dire que l'idée du récit national est en soit stupide ; Les Lieux de mémoire de Pierre Nora ont proposé une forme de récit national ouvert, intelligent. Il s'agit simplement de se dire que, comme dans tous les pays, lorsqu’on simplifie l'histoire nationale, il faut savoir qui en use…
La BnF a-t-elle également à cœur d’organiser à l’international un partage des savoir-faire ?
Oui. Quand je parlais de diplomatie de solidarité, elle comprend aussi une forme de diplomatie professionnelle et de partage des savoir-faire. On a beaucoup à apprendre des autres dans le domaine de la bibliothéconomie. Quand on signe une convention avec un pays étranger, il y a toujours un premier volet qui porte sur l'échange professionnel : on reçoit, on accueille et on envoie.
Il existe un second volet concernant les processus documentaires : nous possédons des archives sur ces pays qu’ils ne détiennent pas et que nous pouvons numériser. En retour, ces pays disposent d’archives qui nous intéressent et que nous recevons. Il y a aussi un volet plus général, culturel, linguistique : nous faisons en sorte que la France soit présente dans le pays signataire.
La Bibliothèque nationale de France n'est pas une bibliothèque qu'on puisse comparer à toutes les bibliothèques nationales par son ampleur et sa diversité de collections. Il s’agit du premier établissement culturel de France. On joue donc un rôle que n’ont pas forcément les autres bibliothèques nationales.
C'est un atout. De même dans le discours public français, on s'écharpe sur le savoir – ou les savoirs –, ce qui n'est peut-être pas le cas dans d'autres pays…
Il y a en effet un sens plus facilement polémique et médiatique du savoir, et de l'histoire – ce n’est pas le cas partout. Mais il faut y voir un bon aspect. Si ce n’est pas forcément dans la polémique ou dans le la médiatisation que la meilleure des faces du savoir est éclairée, cela signifie que le sujet intéresse.
Par sa grandeur imposante dans l’espace public urbain, la Bibliothèque nationale s’affirme clairement sur ses deux ou trois sites. Tous les visiteurs étrangers à Paris, même s’ils ignorent ce qu’est précisément la BnF, ont forcément remarqué les quatre tours du site François Mitterrand. C’est également le cas pour la Library of Congress, à Washington. En revanche, cela ne s’applique pas à d’autres bibliothèques – sans que cela remette bien sûr en cause la qualité de leur travail, ni la richesse exceptionnelle de leurs collections.
Comment imaginez-vous la BnF d’ici cinq, dix ou quinze ans ?
Je la vois comme une bibliothèque qui fera face à des défis extrêmement importants. Tout d’abord celui de l'espace ; c’est la raison pour laquelle nous construisons le dépôt d'Amiens.
Celui de l'intelligence artificielle d’autre part, et au-delà, celui de la multiplicité des supports de l'écrit, de la connaissance. Ce défi est d’autant plus présent depuis la création du dépôt légal numérique.
Enfin, il y a la difficulté croissante à arbitrer entre les diverses missions que l'on peut donner à une bibliothèque. Elle est bibliothèque patrimoniale, avec le dépôt légal : nous devons garder et acquérir. Elle est ensuite bibliothèque de recherche, il ne faut jamais l'oublier. La recherche n'est pas en contradiction avec la démocratisation parce nous pouvons la démocratiser. Elle est aussi bibliothèque de culture publique, et nous sommes de fervents défenseurs de sa mission sociale.
Avec l’équipe de direction, nous voulons ouvrir et démocratiser la BnF mais sans jamais oublier les vocations premières de la bibliothèque qui sont d'être une bibliothèque de patrimoine, une bibliothèque de recherche et une bibliothèque où l’on partage la connaissance.
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