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L’invention d’une « malédiction des Templiers »

le par - modifié le 04/11/2021
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L'ordre des Templiers a été la source de nombreuses légendes – notamment celle concernant leur « trésor ». Mais l’une des plus tenaces reste l’idée conspirationniste qu’il existerait un lien entre cet ordre, disparu au XIVe siècle, et la franc-maçonnerie.

L’Ordre du Temple a connu une fin brutale, lorsqu’après l’arrestation de nombre de ses membres sur ordre du roi Philippe le Bel en 1307, il a été, au terme d’une longue procédure, dissout par le pape en 1312 pendant le concile de Vienne. Nombre de templiers avaient en effet avoué, sous la torture, avoir pratiqué des rituels secrets et entretenu entre eux des relations homosexuelles.

Mais l’épisode qu’a retenu le plus la postérité reste sans conteste l’exécution du grand maître Jacques de Molay à Paris en 1314, en présence du roi de France. Cette fin tragique donna en effet naissance, au bout de plusieurs siècles, à une légende tenace qui affirme que le haut responsable de l’ordre aurait prononcé une malédiction à l’encontre du roi qui, il est vrai, mourut quelques mois plus tard.

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L’idée apparaît vers 1330, lorsqu’un auteur italien, Ferrero de Ferretis, rapporte qu’un templier (mais pas Jacques de Molay), brûlé après le concile de Vienne en 1312, se serait écrié devant le pape :

« Dans un an et un jour, avec Philippe responsable aussi de cela, tu comparaîtras pour répondre à mes objections et donner ta défense. »

Il faut toutefois attendre le XVIe siècle pour que des érudits, notamment Paul Émile dans son De rebus gestis francorum (1548), dramatise l’exécution de Molay en lui faisant prononcer une malédiction contre Philippe le Bel.

Cet épisode fictif connaît un regain de popularité au XVIIIe siècle avec la création de la franc-maçonnerie spéculative. Dès 1736, durant l’une des premières grandes réunions du groupe en France, Andrew Michael Ramsay prononce un discours devenu célèbre, où il trace une filiation directe entre l’organisation et la chevalerie du Moyen Âge. De là à faire le lien vers les templiers, il n’y a qu’un pas, franchi très rapidement dans de nombreux textes comme l’un des premiers pamphlets antimaçonniques, Nouveau catéchisme des francs-maçons, contenant tous les mystères de la maçonnerie (1748) de Louis Travenol dans lequel on peut lire :

« Les Instituteurs de la Maçonnerie, & leurs dignes Proselytes, ne tenoient-ils pas quelque chose de cet ancien Ordre [du temple] ?

Et depuis que l’on ne dit plus, ils boivent comme des Templiers, ce proverbe, que l’éloignement des temps nous a fait perdre, ne se remplaceroit-il pas naturellement par celui-ci, ils boivent comme des Francs-Maçons. »

L’idée d’une filiation templière des groupes maçonniques est reprise explicitement par les maçons eux-mêmes lorsque l’un d’entre eux, le baron Karl Gotthelf von Hund, fonde en 1755 en Allemagne le rite de la Stricte observance templière, qui va rapidement connaître une grande popularité en France avant d’être rejeté par une majorité des pratiquants lors du convent général de Wilhelmsbad en 1782.

L’affaire aurait donc pu en rester là sans l’éclatement de la Révolution française. Certains auteurs qui lui sont hostiles, plutôt que de critiquer la monarchie ou l’injustice foncière de la société d’ordres, cherchent rapidement des causes simples à son éclatement.

D’abord discrètes, ces théories deviennent de plus en plus populaires après la poussée des royalistes dans l’opinion suite à l’étouffement des insurrections du 12 germinal (1er avril 1795) et du 1er prairial an III (20 mai 1795), l’instauration du Directoire puis l’échec de la conjuration des égaux de Gracchus Babeuf. La parution monarchiste Le Miroir du 12 juin 1796 raconte ainsi :

Interrogation de Jacques de Molay, gravure, circa XIXe siècle - source : WIkiCommons
Interrogation de Jacques de Molay, gravure, circa XIXe siècle - source : WIkiCommons

« Les brochures commencent à reparaître ; nous en avons une sous les yeux d’une singularité piquante.

L’auteur établit par une suite de rapprochemens [sic] très ingénieusement enlacés, et par dés prédictions bisares de nos pères, mais la plupart vérifiées, que les jacobins sont les descendans des francs-maçons, qui l’étaient des templiers, lesquels axaient juré la destruction des rois, et notamment, des descendans de Philippe-le-Bel, qui les avait brûlés tout vifs pour avoir leurs richesses ;

et surtout Jacques Molai leur grand maître. »

Six jours plus tard, une autre publication va plus loin. Parlant de la même brochure, Le Censeur des journaux écrit ainsi :

« Ceux ci s’imagineront, peut-être avec fondement, reconnoître dans les excès populaires la vengeance des protestans. Ceux-là, partisans de la fatalité, ne verront d’autre cause à tout ceci, que le hasard, que le tems qui élève et détruit les empires.

Ce n’est rien de tout cela. C’est la vengeance des Templiers qui s’accomplit.

Les Templiers avoient formé, dans le quatorzième siècle, le projet d’usurper la souveraineté de tous les empires, comme ils avoient déjà usurpé leurs plus beaux domaines.

Philippe le Bel qui en fût averti, les fit tous arrêter le même jour, savoir le 13 octobre 1309 [sic] : Et le 18 mars 1314 il en fit brûler 69, le grand-maître à la tête […]. Ce grand-maître s’appelloit Jacques Molay. Du fond de sa prison, il établit quatre loges mères ; Naples à l’Orient ; Édimbourg à l’Occident ; Stockolm au Nord ; Paris au Midi.

De là l’origine de la Franc Maçonnerie. [Son] but étoit d’exterminer tous les rois de la race des Bourbons, de détruire la puissance du pape, de prêcher la liberté des peuples, et de fonder une république universelle. […]

Les modernes initiés à cette épouvantable ligue, sont Philippe d’Orléans, grand maître de l’ordre, Mirabeau, Fox, Clootz, Danton, Dumouriez […] C’est sur la tombe de Jacques Molay, qu’ils juroint le renversement des trônes, et l’anéantissement de toutes les religions.

Leur mot d’ordre est Jakin Boos Mac-Benach Adonnaï 1314, dont les lettres initiales signifient Jacobus Burgundus Molay Beatificatus, anno Domini 1314, etc.

Telle est l’origine, tels sont les projets de cette vaste conspiration qui devoit couvrir l’Europe de sang et d’immenses débris. »

La brochure dont il est question s’intitule Le tombeau de Jacques Molai ou Histoire secrète et abrégée des initiés, anciens et modernes, des Templiers, francs-maçons, illuminés, etc. Elle a été écrite par Charles-Louis Cadet de Gassicourt, royaliste convaincu qui explique tous les grands événements de la Révolution à la lumière d’un vaste complot. Pour lui, aucun donc, le 14 juillet 1789 est avant toute une vengeance des descendants spirituels et politiques de de Molay, accomplissant ainsi sa malédiction.

Il n’hésite pas, au passage, comme Le Censeur des journaux, à enlever la particule du nom du grand-maître (« Jacques de Molay ») pour en faire un homme du Tiers-État (« Jacques Molai »), et à tracer un lien entre les templiers et les protestants suisses (venus de Morat, dans l’actuel canton de Fribourg) pour faire croire à l’existence d’une cabale dirigée depuis l’étranger.

« Quoique les loges maçonniques soient fermées en France, le chapitre créé par Jacques Molai existe toujours, et jamais les Templiers Jacobins ne furent plus puissans.

Des Calvinistes, des hommes de toutes les sectes, des personnages considérables […] membres des premières assemblées, conspirent encore ; un club établi a Morat, est le foyer de la conspiration […].

C’est par la prise de la Bastille que commença la révolution, et les initiés la désigneront aux coups du peuple, parce qu’elle avait été la prison de Jacobus Molai. »

Mais c’est nettement le livre du jésuite Agustin Barruel, Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, publié en 1797 et régulièrement réédité, qui va le plus diffuser la théorie d’une filiation entre les templiers, les francs-maçons et les jacobins. Ceux-ci sont accusés pêle-mêle de vouloir détruire le catholicisme (alors qu’une majorité des maçons sont à l’époque chrétiens, au point parfois de refuser dans leur sein des juifs) et la monarchie (alors qu’une bonne partie des maçons étaient nobles et que certains d’entre eux émigrèrent dès 1789). On peut lire ainsi dans son vaste ouvrage :

« L’initié se change en assassin ; mais le Maître des Frères à venger n’est plus Hiram, c’est Molay, le Grand-Maître des Templiers ; et celui qu’il faut tuer, c’est un Roi, c’est Philippe le Bel, sous qui l’ordre des Chevaliers du Temple fut détruit. »

Puis, plus loin :

« Tout, des Cathares aux Albigeois, aux Chevaliers du Temple, et ceux-ci aux Maçons Jacobins ; tout indique un père commun.

Il se montre bien plus spécialement encore dans cette égalité et cette liberté désorganisatrices, qui ne connoissent d’obéissance due ni aux puissances spirituelles, ni aux puissances temporelles. »

Les thèses de Barruel, véritables pierres fondatrices du conspirationnisme, vont connaître une postérité à géométrie variable. En France, c’est notamment après chaque épisode révolutionnaire qu’on les voit resurgir sous la plume d’auteurs réactionnaires.

Ainsi, en 1850 alors que la IIe République peine à s’affirmer, La Voix de la Vérité, dirigé par le très conservateur abbé Migne, place dans ses colonnes des citations in extenso du texte de Barruel (publié précédemment dans le journal ultramontain L’Univers, notamment le passage où l’auteur contre-révolutionnaire tisse un lien entre les templiers et les maçons.)

Quarante ans plus tard, Léo Taxil, grand promoteur de la thèse du complot maçon, évoque lui aussi régulièrement l’ordre du Temple et la malédiction prononcée par son grand maître. Un de ses articles paru dans Le Gaulois et cité dans La Croix du 21 janvier 1890 explique ainsi :

« Au grade de chevalier Kadosch, on baise respectueusement une tête de mort couronnée de laurier, figurant la tête de Jacques Molay, et l’on perce de coups de poignard deux autres têtes de mort, l’une ayant une couronne, l’autre une tiare, représentant les têtes de Philippe le Bel et du pape Clément V. »

Pareillement, l’affiche de promotion des publications de Léo Taxil imprimée en 1896 figurant en son centre une créature humanoïde à tête de chèvre renvoie, elle aussi, à l’ordre médiéval. En effet, sur son bras gauche, on peut lire le mot « Baphomet », terme désignant une idole qu’auraient adoré les templiers au Moyen Âge. Que cette accusation s’appuie sur des aveux livrés sous la torture au début du XIVe siècle importe peu. Elle permet surtout d’associer les chevaliers du Temple, donc les maçons, à un culte idolâtre, voire infernal.

La seconde moitié du XIXe siècle voit également le concept de complot templier évoluer pour le lier non seulement avec les francs-maçons, mais aussi avec les Juifs. Une pareille idée se retrouve par exemple dans le livre Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens (1869) du chevalier Gougenot Des Mousseaux :

« “La grande association cabalistique connue en Europe sous le nom de maçonnerie apparaît tout à coup dans le monde au moment où la protestation contre l’Église vient de démembrer l’unité chrétienne.”

Or les maçons ont “les Templiers pour modèles, les Rose-croix pour pères, et les Johannites pour ancêtres.” […] ces Juifs antiques qu’Éliphas appelle nos pères dans la science, et que le Christ appelait les fils du démon […], ont pour fils les élus de Juda dans lesquels nous devons reconnaître les philosophes, les hauts docteurs et les chefs mystérieux de la grande association cabalistique connue en Europe sous le nom de maçonnerie. »

L’idée fait florès dans la décennie 1880 après l’échec d’une éventuelle restauration monarchique, l’instauration de la Troisième république et l’accession des Juifs algériens à la citoyenneté. La Croix, le 12 décembre 1883, sur la page de Une consacrée notamment au congrès antisémitique qui se tiendra en février 1884, explique ainsi :

« Bref, ils dominent tous les gouvernements.

Ce sont de véritables templiers, sans épée, mais payant des mercenaires ; nous disons que leur coalition est juive, parce qu’elle est parasite et accapareuse, nous disons qu’elle est sémitique parce qu’en majorité elle est composée d’Israélites.

La véritable puissance des JUIFS n’est donc pas religieuse, mais sociale, et si elle est subversive, c’est qu’elle constitue un État dans les États. »

Mais c’est sans doute Édouard Drumont qui, avec La France Juive (1886) va populariser ce thème. Le fait que le quartier général des templiers à Jérusalem au XIIe soit situé sur le site de l’ancien Temple du roi Salomon lui permet de faire des rapprochements imaginaires :

« Tant qu’ils avaient pu acheter directement leurs terres aux nobles qui partaient pour les Lieux Saints, les Juifs agirent eux-mêmes, mais quand la royauté eut commencé à mettre ordre à leurs trafics usuraires, ils furent contraints de se servir des Templiers comme prête-nom.

De là la richesse plus apparente que réelle de l’ordre. »

Ou encore :

« Ce qu’ils n’avaient pu faire au Moyen Âge avec les Templiers, le Juif le faisait avec la Franc-Maçonnerie, dans laquelle il avait fondu toutes les sociétés secrètes particulières, qui avaient si longtemps cheminé dans l’ombre. »

Par la suite La Libre Parole, le journal fondé par Drumont, propage régulièrement l’idée d’un complot judéo-templier. En 1893, sur la page de Une, la rédaction publie la lettre d’un lecteur, officier à la retraite, qui cite les thèses de Barruel en expliquant que son « père appelait toujours les F [rancs] M [açons] les Templiers ». Pareillement, à partir de 1895, en pleine affaire Dreyfus, le journal publie un feuilleton intitulé « Emouna » centré sur l’idée d’un complot templier. Enfin, en 1909, le journal antisémite explique également à ses lecteurs que Jeanne d’Arc aurait été brûlée en réponse à l’exécution des « Templiers juifs ou enjuivés ».

Cette idée marquera durablement la pensée de l’extrême droite. Lors de la poussée antisémite des années 1930, on la retrouve à nouveau dans la presse proche des milieux fascisants français.

Je suis partout, à l’époque dirigé par Robert Brasillach, publie ainsi le 17 février 1939 un article de Lucien Rebatet faisant de Philippe le Bel le préfigurateur des régimes autoritaires italien, espagnol et surtout allemand :

« Ce devait être le rôle d’un très grand souverain, le roi-dictateur Philippe le Bel, l’un de ceux qui devaient faire de la monarchie française le plus magnifique instrument de pouvoir et d’unité.

Philippe le Bel, appuyé par une popularité immense comme tous les despotes éclairés, était résolu à libérer la couronne et ses sujets des quatre grandes oligarchies financières du temps : les Lombards, les Templiers, l’Église et les Juifs. Cet étonnant précurseur des États “totalitaires” devait réussir dans les quatre cas.

On notera que ce fasciste médiéval frappait en même temps que les Juifs la secte des Templiers équivalant à la maçonnerie contemporaine, ayant rites et puissances occultes, corrompue par un long séjour en Orient, en accointance certaine avec Israël. »

Après la Débâcle, Gringoire, en août 1940, tisse en première page un lien entre l’Angleterre, les templiers, les francs-maçons (qui sont apparus notamment en Écosse) et les Juifs dans un article titré « De Jacques de Molay à “l’Union Jack” », où l’on peut par exemple lire :

« Dans certaines hautes loges de l’“Écossisme”, les disciples de Jacques prêtent toujours le serment d’allégeance devant une reconstitution du tombeau du Bourguignon de Molay. Sous une urne, un crâne, le front ceint, de lauriers, domine une tiare papale et une couronne royale. Est-ce assez clair ?

Sur le socle du monument, se lisent les chiffres suivants : 13141793487070

Ces nombres d’apparence énigmatique ne sont, en réalité, qu’un rappel de certaines dates historiques :

1314 : Supplice de Jacques de Molay ;

1793 : Proclamation de la Première République Française ;

1848 : Proclamation de la Deuxième République Française ;

1870 : Proclamation de la Troisième République Française ;

1870 : Confiscation des biens temporels du Saint-Siège. »

On le voit, toute l’histoire des révolutions et des Républiques se trouve ainsi résumée à un même « complot ». Depuis la fin du XVIIIe siècle, la recette est en réalité toujours plus ou moins la même : expliquer des phénomènes complexes par un récit simple, mêlant, à travers la malédiction de Jacques de Molay, templier et maçons auxquels on ajoute, au grès des conjonctures, l’ennemi du moment, qu’il soit protestant, Juif ou Anglais, permettant de lier une partie de la population française à un irréel parti de l’étranger.

Et justifier ainsi des lois liberticides et discriminatoires.

Pour en savoir plus :

Arnaud Baudin, Ghislain Brunel et Nicolas Dohrmann (dir.), Templiers. De Jérusalem aux commanderies de Champagne, Paris, Somogy, 2012.

Colette Beaune, « Les rois maudits », In : Cahiers du Centre d’études médiévales de Nice, 1992, p. 7‑24.

Pierre-Yves Beaurepaire, « Lumières maçonniques et christianisme », In : Dix-huitième Siècle, n°34, 2002, p. 27-40.

Cédric Perrin, « Troisième République et complotisme », In : La Vie des Idées, 21 février 2018.

Éric Saunier, « Franc-maçonnerie et Révolution française : vers une nouvelle orientation historiographique», In : Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 87, 2002, p. 121-136.

Pierre-André Taguieff, « L’invention du “complot judéo-maçonnique”. Avatars d’un mythe apocalyptique moderne », In : Revue d’Histoire de la Shoah, 2013/1, n° 198, p. 23-97.

Exposition virtuelle de la BnF consacrée à la Franc-maçonnerie