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Le « métier bizarre » de tatoueur au XIXe siècle

le par - modifié le 22/12/2022
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Marins, gymnastes, boxeurs, bouchers, apaches et amoureux transis, tous se retrouvent chez les « pères » Rémy, Louis et Médéric, tatoueurs itinérants du Paris populaire de la Belle époque, représentants pittoresques d’un savoir-faire alors méconnu.

20 mars 1888 : Thomas Grimm du Petit Journal remarque qu’il n’est pas rare, en France, de rencontrer des hommes « dont les bras et la poitrine sont tatoués ». Curieux des individus derrière ces marques corporelles, il fait émerger la figure d’un « tatoueur bien connu » à Paris : le « père Rémy ». C’est le premier nommé d’une lignée de ces professionnels, rencontrés par des journalistes dans un intervalle de quinze ans. Le père Rémy, le père Louis et Médéric Chanut ont livré aux journalistes quelques-uns des secrets de leur « métier bizarre »…

Comment devenir tatoueur ?

En apparence, ces tatoueurs sont étonnamment ordinaires. Quand Le Figaro approche le père Rémy en octobre 1891, c’est pour le décrire comme un « vieux bonhomme, à la figure franche et ouverte, bien simple, bien tranquille ». Interrogé en juin 1896, le père Louis est un « petit vieux, tout sec, portant une barbe poivre et sel mal peignée, vêtu d’une longue redingote marron, et coiffé d’un chapeau mou ». Rencontré en 1902, Médéric Chanut est un « homme de taille moyenne, au visage glabre, aux cheveux en broussaille, aux sourcils épais ». Aucun article ne les présente comme étant eux-mêmes tatoués.

Ils tirent leur savoir-faire des lieux et corps de métiers dans lesquels le tatouage est installé depuis au moins le début du siècle. Dès 1820, R. P. Lesson, officier de santé de la Marine, indiquait que le tatouage européen contemporain avait certainement été emprunté par des marins aux multiples peuples du monde qui le pratiquent, avant de se propager dans les vaisseaux, les camps, les prisons et les bagnes. Puisque les hommes circulent, ils ont rapporté ce savoir-faire dans la capitale parisienne.

Le père Rémy, âgé de 62 ans en 1891, se revendique « ancien marin » : engagé en 1846, il a « assisté au bombardement de Messine », puis a travaillé comme sculpteur sur bois dans divers ateliers de Paris. Rappelé lors de la guerre de Crimée, « il a été dans la Baltique […] et ensuite dans la mer noire » avant de finir sa carrière au Mexique. Devenu serrurier puis distributeur de prospectus, il a pragmatiquement choisi de compléter ses profits en « faisant du tatouage ». Il déclare :

« D’abord, cela m’amuse et puis cela m’aide à vivre. »

Pour qui n’a été ni prisonnier ni marin, les savoirs circulent également. Médéric Chanut raconte avoir été camelot en journaux, puis avoir rencontré à l’hôpital de la Pitié un ancien disciplinaire qui s’est pris pour lui d’une « vive amitié » : puisque Médéric n’avait pas de métier, il lui a donné des leçons de tatouage.

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D’autres profils de tatoueurs existent dans la capitale. Dans La Libre Parole de 1899, on croise Louis Lebrun, voyou de la pittoresque « Bande à Toto » : il « exerce à ses heures l’originale profession de tatoueur ». Lors de l’exposition universelle de 1900, il aurait même été possible de se faire tatouer par un « tatoueur maori, célèbre à Londres » dans la section polynésienne de l’exposition coloniale anglaise.

Et c’est sans mentionner la possibilité évidente de se tatouer soi-même, ou entre amateurs. Dès 1888, on lit ainsi dans le Petit Journal :

« À Paris, dans les grands centres industriels, dans presque tous les ports de mer ou dans les villes de garnison, il y a des individus qui vivent de la profession de tatoueur ; ils sont connus dans les ateliers, dans les régiments, vont dans les fêtes, fréquentent les marchands de vins […].

De même, dans les prisons civiles ou les pénitenciers militaires, il y a des individus qui, pour en retirer bénéfice, ou même par distraction, tatouent leurs camarades. »

Techniques, astuces et perfectionnements

Car le tatouage ne nécessite pas grand équipement. Il se pratique à l’aide d’aiguilles ordinaires ; « très fines, du numéro 12, aiguilles à broder », précise le père Rémy. Elles sont trempées dans l’encre de Chine ou une autre matière colorante : l’indigo et le vermillon notamment. Les méthodes exactes varient. Médéric Chanut œuvre avec une « triplette, c’est-à-dire trois aiguilles solidement liées ensemble » et fait surtout attention à ne « pas trop enfoncer les pointes dans la peau du patient ».

Plus de détails chez le père Rémy : il est d’une « rapidité incroyable » avec « deux aiguilles réunies pour retenir, comme les becs d’une plume, l’encre dans laquelle [il] les trempe et qui doit colorer le dessin » ; il prend trois aiguilles pour les « ombres ». En 1896, il s’est perfectionné : il a à disposition des ensembles de deux à six aiguilles, tenus par un fil noir. Il étire la peau à l’aide de sa main gauche afin de bien « pointille[r] les lignes du dessin » :

« Plus il est tendu, moins on souffre. »

Un peu d’huile pour aider à la cicatrisation, et l’opération est terminée. Pas de grande douleur ou de grande inflammation chez ces professionnels-là.

De quoi surprendre Georges Grison du Figaro qui se demandait, horrifié, « Comment […] pouvait-on, de gaieté de cœur, s’exposer, de nouveau et à plusieurs reprises, à ce supplice ? ». Il imaginait notamment les tortures qu’avait dû subir le Capitaine Costentenus, qui venait d’éblouir les Folies-Bergère

Les tatoueurs de renom se distinguent par leur degré de savoir-faire. Médéric Chanut proclame ainsi :

« Il n’y en a pas beaucoup comme bibi, pour vous habiller un homme dans le feuillage d’une forêt ! »

Le talent du père Louis, en 1896, est tel que ses clients suivent « attentivement la main du bonhomme, critiquant les dessins ou s’extasiant sur l’habileté du patricien ». Pendant ce temps :

« Il apporte le soin méticuleux du micrographe, il retouche les parties qui lui semblent défectueuses, il s’éloigne, jusqu’à distance, puis se rapproche, et lorsqu’il a fini, un sourire illumine sa face parcheminée, on sent alors chez lui la satisfaction intime de l’artiste consciencieux qui a terminé sa tâche. »

Artiste véritable qui « signe ses œuvres » d’une « colombe éployant ses ailes », le père Rémy nous laisse également apercevoir les inspirations graphiques de ces tatoueurs. Il reproduit des illustrations d’une Histoire des Voyages puis emprunte, « dans quelque journal de théâtre », l’image d’une « femme superbe qui ressemble vaguement à Mme Grisier-Montbazon ».

Pour reporter un motif, deux méthodes : tracer le dessin directement sur la peau au pinceau ou à la plume, ou décalquer à l’aide d’un poncif en papier huilé, criblé de petits trous par lesquels appliquer du noir de fumée. Les dessins peuvent même être préparés, en ancêtres des « flashs » actuels : certains tatoueurs « offrent au choix des amateurs des dessins variés composant un album fait par eux ».

En 1896, l’album de propositions du père Rémy est devenu trophée : c’est le « recueil de tous les tatouages exécutés par lui au cours d’une carrière déjà longue ». Son feuilletage est l’occasion d’évoquer l’infinité des motifs de tatouage possibles :

À l’époque, la qualité du dessin fait la légitimité du tatouage et le Journal des débats politiques et littéraires nous le montre en 1898. Sutherland Macdonald, tatoueur londonien, y est décrit comme bénéficiant d’une « réputation méritée, car il égale en habileté les Japonais qui, jusqu’alors, étaient restés les maîtres du genre ». Deux Américains présentés comme les « frères Ridley » (en réalité Samuel O’Reilly et peut-être son frère John) sont quant à eux couronnés comme « les plus remarquables tatoueurs » du moment. Ils se sont illustrés par le tatouage d’une Cène de de Vinci et d’un dragon sur un couple de phénomènes vivants, Emma et Frank de Burgh.

L’article ne précise pas que, en 1891, Samuel O’Reilly a déposé le brevet de la « machine à tatouer » moderne, officialisant la révolution de l’entrée de l’électricité dans le monde du tatouage : la machine n’est arrivée que très tardivement chez les professionnels français.

À la rencontre des clients du tatoueur

Les tatoueurs appartiennent au Nord-est parisien. Le « père Chanut » vivait rue des Murs de la Roquette « lors de la grande querelle de Manda et de Leca » ; sa nouvelle adresse est rue de Citeaux. Le « père Rémy » œuvre d’abord à la Villette ; en 1891, il occupe une « modeste chambre de vingt francs par mois » dans un meublé 64, rue des Poissonniers à Montmartre. En 1892, il s’est établi dans un meublé rue Polonceau, XVIIIe arrondissement, qu’il occupe toujours en 1896.

Pas de local dédié : le tatouage est effectué à domicile. Le père Rémy, en 1891, y tatoue un « garçon d’une vingtaine d’années » assis sur un tabouret tandis qu’un autre attend son tour.

Une autre option répandue est celle du café ou du débit de boissons. C’est là que les docteurs Le Blond et Lucas, dans leur étude Du tatouage chez les prostituées (à lire sur Gallica), situaient le professionnel en 1899 :

« Dans un café de nuit le tatoueur est venu exhiber son album […], il promet le succès… peu de douleur… un prix minime […], la tentation est irrésistible. »

Peut-être parlaient-ils même du père Louis, décrit en 1896 alors qu’il prend le temps de « lentement sirote[r] quelques gorgées de l’absinthe offerte par celui qu’il opère » pendant le tatouage. Le père Louis illustre par ailleurs le nomadisme associé au « métier bizarre » de tatoueur :

« Il va d’un pas lent par les faubourgs de Paris, et s’arrête aux portes des mastroquets, car c’est chez eux qu’il raccroche la majeure partie de sa clientèle ; d’une voix plutôt douce il demande :

“Personne n’a besoin du tatoueur ?” »

Avec succès, puisque « certains depuis plusieurs semaines déjà l’attendent avec impatience ».

Car qu’importe le lieu : les tatoueurs semblent toujours avoir du travail. En 1888, le père Rémy opère « sur les bords du canal ou sur les rives suburbaines de la Seine, où les gamins parisiens se livrent par bandes au plaisir de la baignade ; les clients ne lui manquent pas, paraît-il ».

Essentiellement populaire, la clientèle n’est généralement guère riche, comme avoue le père Rémy en 1891 ; en 1888, il estimait le tarif moyen d’un tatouage à un raisonnable cinquante centimes par sujet, vingt-cinq sous en 1892. Mais une autre clientèle aurait existé : Rémy revendique avoir tatoué un comte, mais aussi une « des danseuses les plus connues du Moulin-Rouge et du Jardin de Paris ». De quoi nuancer un peu les propos de l’auteur du Journal des débats politiques et littéraires, qui affirmait que « le tatouage est mal porté en France », par opposition à l’Angleterre où « les gens de la plus haute société, les officiers, les lords, les nobles dames elles-mêmes, ne dédaignent pas de confier leurs bras, leurs jambes ou leur poitrine à d’habiles tatoueurs ».

Mais ces tatoués-là demeurent minoritaires. Les clients français, ce sont surtout des « amoureux » qui ont « promis à une gigolette quelconque de se faire tatouer sur le gras du bras le nom aimé », lit-on dans La Patrie, ou bien ces « Apaches » parisiens qui ont fait de Médéric Chanut leur tatoueur attitré. Il faut y ajouter ceux qui se font estampiller les emblèmes d’un métier (cochers, gymnastes, boxeurs et bouchers sont entre autres mentionnés chez Rémy), les évidents marins, les prostituées, etc.

Les criminels sont friands de tatouage, bien sûr, et les journalistes soulignent l’ironie de marques qui permettent de les identifier lors de leurs récidives. Ils apprennent l’existence des tatoueurs en les voyant opérer, ou bien par bouche-à-oreille. Ballet, chef d’une bande criminelle « apache », a ainsi remarqué Médéric Chanut alors que ce dernier était occupé à « tatouer un cœur percé d’une flèche sur le bras d’une jeune fille » dans un bar rue de Palikao. Ballet a demandé « un cœur sur la main gauche et trois lentilles sur la droite », avant d’être imité par quinze de ses amis. Le tatouage de reconnaissance de la bande était né…

Qu’on ne s’y trompe pas, les journalistes qui ont rencontré ces tatoueurs parisiens ne se sont pas posés en défenseurs du métier. Au contraire, ils ont souvent ajouté à ces portraits une mention des regrets qui suivraient naturellement une marque permanente. Le père Louis ferait ainsi le « plus clair de son revenu » en effaçant les tatouages : il aurait développé une méthode si efficace qu’elle aurait été reprise par un « médecin de prison » qui « l’expérimenta avec succès et s’attribua le mérite d’une découverte qu’il n’avait pas faite ». C’est peut-être Gaston Variot, expert reconnu du « détatouage ».

Louis se sert de sa méthode sur les « plus jolies actrices et demi-mondaines » pour faire effacer des « à Alphonse jusqu’à la mort » et autres stigmates faits « dans un moment d’enfantillage, aux débuts difficiles d’une carrière épineuse ». Qu’importe la professionnalisation du métier de tatoueur, voilà comment concluait la Nouvelle Bourgogne en 1896 :

« Mais le tatouage [est] une triste manie, une niaiserie dangereuse que regrettent plus tard beaucoup de braves gens et surtout beaucoup de coquins qui restent marqués toute leur vie comme le fameux T.F. d’autrefois. »

Pour en savoir plus :

Jeanne Barnicaud, « Au-delà de l’amante tatouée. La part du choix et de l’expression individuelle dans le tatouage des femmes en France (1899-1939) », in : La Peaulogie, n° 8, 2022.

Alexandre Lacassagne, Les Tatouages. Étude anthropologique et médico-légale, Paris, Librairie J.-B. Baillière et Fils, 1881

Albert Le Blond et Arthur Lucas, Du tatouage chez les prostituées, Paris, Société d’éditions scientifiques, 1899

R. P. Lesson, « Du tatouage chez les différents peuples de la terre », in : Annales maritimes et coloniales, pp. 280-292, 1820

Carmen Nyssen, Buzzworthy Tattoo History, depuis 2015

Jeanne Barnicaud est doctorante en histoire contemporaine à l’université Paris I - Panthéon-Sorbonne. Elle travaille sur les pratiques et imaginaires du tatouage en France aux XIXe et XXe siècles.