Chronique

Le Caveau rouge, musée de cire du Paris apache

le 21/08/2022 par Jeanne Barnicaud
le 17/08/2022 par Jeanne Barnicaud - modifié le 21/08/2022

Pour la modique somme de cinq francs, les curieux des années 1930 pouvaient revivre les sombres heures du Paris de la Belle Époque. Sorte de musée Grévin des bas-fonds « sentant la morgue et le cadavre », le lieu devint un incontournable des visiteurs à la recherche de frissons.

L’entrée se trouve à droite de celle du Bal du Moulin Rouge, place Blanche. Elle consiste en un « mur de carton-pâte, percé, comme dans Hugo, d’une ouverture en cintre surbaissé », comme décrit Gringoire un mois après son inauguration, le 23 janvier 1931.

Ses contrôleurs portent le costume typique des apaches parisiens du début du siècle, casquette et foulard compris. Pour cinq francs, on peut y découvrir un étrange musée de cire qui ressuscite le monde pittoresque des fortifs en 1900 et le mythique Montmartre de la Belle Époque.

Le Caveau rouge a ouvert ses portes à la fin du mois de décembre 1930, pour les fêtes de Noël et du jour de l’an. Il fait partie des agrandissements du Bal, impulsés par son directeur Jean Fabert. Le projet est né en 1929 et les travaux ont débuté en octobre de la même année. Il est l’œuvre des efforts combinés de René Pean, Marcel Decandt et Paul Robin, mis en scène par André Barcet, avec Charles Loulmet pour secrétaire général.

A l’inauguration, l’accent est mis sur le mystère : aucun détail sur sa thématique n’est donné dans les premières campagnes de promotion, et le courrier des music-halls de Paris-Soir promet seulement qu’on y trouvera « quelques moments de curiosité, puis de frayeur et même d’angoisse… ensuite des évocations bien amusantes du passé »…

Mais en contexte, le nom annonce la couleur : « Caveau rouge », c’est à la fois l’idée d’un bas-fond sanglant, d’un coupe-gorge sans fenêtre ; c’est tout un imaginaire d’apaches. Il rappelle la pièce Les Vices de Paris, qui avait triomphé en 1913 aux Folies-Dramatiques : le « Caveau rouge » y était un lieu d’ivresse où se dansait un tango réaliste et l’objet d’une chanson de Mme Rhé-Hall. Pas de doute, c’est cet univers glauque qui est recréé place Blanche. En 1932, quand Jean Caron de Police Magazine s’apprête à découvrir le lieu, il en écrit ainsi :

« Ma bonne étoile m’a guidé ; à l’ombre des ailes écarlates [du Moulin Rouge], à côté du bal dont les flonflons joyeux parviennent à mes oreilles, s’ouvre dans la muraille, un orifice sombre duquel se dégage une odeur fade, écœurante, d’humidité et de rance.

Ça sent la morgue et le cadavre, le Caveau rouge ne peut être que là. »

Le Caveau Rouge, c’est donc un musée de cire dans la lignée du fameux Grévin. Le Crapouillot en dit qu’il vise à « ressuscite[r] à l’intention des Américains, avec des moyens modernes, le vieux Montmartre, et les épopées des fortifs ». On en connaît assez précisément le déroulé, par une série de visites de presse détaillées parues dès le début de 1931.

Tous les moyens y ont été mis pour restaurer l’ambiance du début du siècle. La salle d’attente est « un bar obscur, avec des chaises de paille, un phonographe, et une serveuse à tablier rouge », lit-on dans Gringoire ; on y boit même des « menthes vertes » en guise de fée verte – l’absinthe –, et des acteurs qui parlent en argot.

L’ensemble du Caveau rouge est supposé représenter un commerce douteux, dans lequel des « apaches viennent traiter leurs affaires ». Pour accéder à la série de « souterrains » qui compose ce « bouge infect », comme l’écrit Police Magazine, il faut descendre des volées d’escaliers : une catabase obligatoire pour signifier l’arrivée dans les bas-fonds. Marlous, prostituées, tout y est, en figures peintes et perspectives forcées. Ils sont arrangés en une série de tableaux dont la réclame précise les plus pittoresques :

« – L’attaque nocturne, avec une admirable vue panoramique de Paris la nuit ;

– La rafle sur les boulevards extérieurs ; les agents, les filles apeurées, le panier à salade ;

– Le bar montmartrois, où sont groupées les célébrités de Montmartre… et de Paris.

– Une bataille dans les anciens fossés des "fortifs", où les femmes échevelées et sanglantes se ruent au combat comme au temps de Casque d’Or »

On trouve aussi une trappe mécanique qui laisse surgir un apache révolver au poing au passage du visiteur, un guetteur menaçant muni d’un pavé… Et des guides acteurs, bien sûr, comme Charlot, « apache d’opérette », qui fait la visite au journaliste de Police Magazine et donne vie aux tableaux.

Après les dangers du Paris apache, les célébrités de Montmartre ne surviennent que dans un second temps. Cette position rassure le visiteur après ses émotions : Mistinguett, Willette, Poulbot se trouvent « dans un bar de la butte » ; puis voilà le « fameux quadrille du bal du Moulin-Rouge », dont La Goulue, Grille d’égout, Nini patte en l’air et la Môme Fromage. On trouve aussi, pêle-mêle, Valentin le Désossé, La Torpille, Serpolette, et bien sûr Toulouse-Lautrec. Le tout est accompagné de dioramas qui refont l’histoire de la Butte. Enfin, le guide demande un pourboire, et c’est le retour en 1932.

Le tout a l’air d’une version en carton-pâte d’une Tournée des grands ducs : on peut s’y encanailler dans un monde de danger en toute sécurité. La Vie Parisienne ne s’y trompe pas, qui publie en 1932 l’illustration d’une file de bourgeois en fourrures s’enfonçant dans un « Caveau des assassins » où pullulent faux tatoués à bérets, graffitis et illustrations érotiques.

Le concept est tapageur, vaut la franche hostilité d’une grande partie de la presse : Le Crapouillot dénonce le « mauvais goût qui ravage à présent toutes choses ». Qu’importe. Le Caveau rouge connaît sa petite heure de gloire, surtout vers 1932. Au mois de juin de cette année, il accueille ainsi Minstinguett, Maurice Chevalier, Saint-Granter, Joséphine Baker et Poulbot pour une après-midi spectacle et kermesse au profit des veuves et orphelins de la presse parisienne : certains ont ainsi pu y côtoyer leurs jumeaux de cire.

Alors que les imaginaires criminels se recomposaient autour d’une image du gangster « à l’américaine », le Caveau rouge était une célébration du pittoresque crime 1900 et de ses très parisiens apaches. Il permettait aussi de capitaliser sur le fait que, comme le souligne Marianne, « pour les Américains, Montmartre, plus que la Sorbonne et la montagne Saint-Geneviève, symbolise Paris »…

Le Caveau rouge a survécu jusqu’à 1938 et une nouvelle salve de travaux au Bal du Moulin-Rouge. Les expositions et les statues de cires auraient alors traversé l’Atlantique pour devenir une attraction de l’Exposition universelle de 1939. Leur destinée est incertaine, et rendue d’autant plus douteuse par le contexte de la Seconde guerre mondiale. N’en survivent aujourd’hui que de curieuses photographies de presse : dont le profil trop lisse d’un Toulouse-Lautrec, crayon à la main, dessinant une version un peu trop figée de La Goulue jambe en l’air…

Jeanne Barnicaud est doctorante en histoire contemporaine à l’université Paris I - Panthéon-Sorbonne. Elle travaille notamment sur les pratiques et imaginaires du tatouage en France aux XIXe et XXe siècles.