Interview

Une histoire des supporters de football au début du XXe siècle

le 17/09/2019 par Philippe Tétart, Jean-Marie Pottier - modifié le 29/10/2019
Photo de la foule lors de la finale de la Coupe de France 1932 au stade de Colombes, Agence Meurisse - source : Gallica-BnF
Photo de la foule lors de la finale de la Coupe de France 1932 au stade de Colombes, Agence Meurisse - source : Gallica-BnF

Longtemps négligée, l’histoire de la figure du supporter en France avant le deuxième conflit mondial vient de faire l’objet d’un riche ouvrage, dirigé par l’historien Philippe Tétart.

« Le Sport Ouvrier Calaisien, qui s’annonce comme devant être redoutable en fin de saison, se paya le luxe de faire frissonner quelque peu les supporters du Racing Club de Calais. » Cette brève à première vue banale, parue en janvier 1910 dans l’hebdomadaire local Dunkerque-Sports, marque une des premières apparitions dans la presse française d’un personnage promis à une riche histoire : le « supporter », notamment de football.

Un personnage dont l’historien Philippe Tétart, maître de conférences à Le Mans Université, retrace les débuts dans Côté tribunes. Les supporters en France de la Belle Époque aux années 1930, préfacé par Georges Vigarello.

L’ouvrage s’appuie largement sur le portrait que dressait la presse des supporters dans différentes régions (Nord-Pas-de-Calais, Bretagne, côte méditerranéenne, Paris…) et à travers différents sports (essentiellement le football, mais aussi le rugby) mais aussi différents genres. Avec notamment l’apparition d’une autre figure nouvelle : la supportrice.

Propos recueillis par Jean-Marie Pottier.

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RetroNews : Votre ouvrage fait remonter les débuts du supportérisme en France plus tôt qu’on ne le croyait jusqu’ici : avant même la Grande Guerre…

Philippe Tétart : Les débuts du supportérisme datent, en l'état de nos investigations, de 1910-1911. J’avais auparavant une représentation très IVe République du phénomène, que j'associais à la naissance d'un enthousiasme populaire lors de l'épopée rémoise en Coupe d’Europe au milieu des années 1950. Là, le phénomène se manifeste de façon très significative dans l'entre-deux-guerres et remonte même à l'avant-guerre. C'est une variable supplémentaire qui permet de souligner la formidable flambée des passions sportives en une vingtaine d'années entre 1890-1895 et 1914 : elle a l'allure d'un feu de paille, mais ce feu ne s'éteint pas après la guerre.

Quelles sont les principales étapes de l’émergence du personnage du supporter et de son organisation ?

La première, c'est donc 1911-1912, le moment où l’on voit apparaître de façon suffisamment répétée l'expression dans la presse pour comprendre que la figure du supporter existe, même si l'on peut supposer que des petites légions de supporters existaient autour des clubs dès leur création. La naissance vraiment significative de l'organisation des supporters en clubs, en chapelles ou en amicales, a lieu au milieu des années 1920, avec le développement à la fin de la décennie de la problématique du « bon » supporter. Une efflorescence très significative du phénomène se produit ensuite au milieu des années 1930, avec le levier formidable de la naissance du championnat de France en 1932 puis du climat du Front populaire, probablement favorable à une organisation du monde ouvrier dans de nouveaux espaces de partage et de fraternisation.

Extrait d’un article revenant sur un match du championnat de rugby et employant le terme « supporter », Le Matin, 1914 - source : RetroNews-BnF

Peut-on parler d'un retard français dans ce domaine, par rapport à l’Angleterre ou à la Belgique par exemple ?

Ce n'est pas forcément un retard mais c'est clairement plus tardif, tout simplement parce que la Grande-Bretagne constitue le creuset footballistique européen. La France se mobilise après coup au miroir du modèle belge, par proximité géographique et aussi sociologique entre deux mondes ouvriers dans la zone de Lille, de Lens ou de Tourcoing. D'ailleurs, en 1912, un débat a lieu dans La Vie sportive du Nord et du Pas-de-Calais autour du fait de savoir si l’on peut être un supporter des Flandres, un supporter transfrontalier.

Des zones comme le Nord dans un premier temps, puis la vallée du Rhône dans un second, semblent en avance dans la mobilisation des supporters.

Les zones d'implantation du supportérisme organisé sont quand même très majoritairement ouvrières et industrielles. C’est le cas du Nord, comme l'explique très bien Marion Fontaine dans son ouvrage sur les gueules noires et le football, ou de la poche languedocienne, elle aussi un pays de mines. Tout le reste tient plus ou moins de l'exception, comme la Bretagne, univers plutôt tourné alors vers la mer ou l'agriculture, où on peut peut-être avancer l'explication du rôle absolument central du sentiment local et régional, de l'attachement aux petites patries, qui fait partie de l'ADN de quasiment tous les clubs de supporters. Et qui est aussi au cœur de l'histoire du football breton, qui a flirté, jusqu'à la rupture parfois, avec l'idée de l'autonomisme, de la sécession.

Article au sujet des clubs de supporters de football en France, L’Intransigeant, 1929 - source : RetroNews-BnF

Comment se crée la distinction entre le supporter et le spectateur, ou encore celui que la presse appelait auparavant le « fanatique » ou le « partisan » ?

Elle n'est pas toujours claire et nette, notamment dans la presse. Il n'est pas facile de distinguer les territoires des différents groupes de supporters, sauf en partant de l'idée qu'il y a d'un côté les clubs de supporters encartés et de l’autre un éventail de figures très fuyantes, qui va des supporters endiablés et très mobilisés jusqu'à ceux qu’on appelle les « flâneurs urbains », qui sont là un peu par hasard, saisis par l'ambiance, éventuellement par l'attachement pour leur identité et ce faisant pour l'équipe qu'ils viennent voir. Une confusion qui demeure aujourd'hui.

Ce phénomène supportériste inquiète-t-il la presse de l’époque ?

Des journalistes, ici ou là, peuvent se plaindre des excès ou des méfaits des supporters mais cette effervescence autour du sport, cette foule d’une joie et un enthousiasme non feint, et même un peu mis en scène, est appréciée par les observateurs. Une vision d'autant plus intéressante qu'elle fait suite à de longues décennies pendant lesquelles la foule populaire faisait peur aux élites : c’était la foule séditieuse de la fin du XIXe siècle, la foule « rouge », celle dont on ne sait pas ce qu'elle va faire de sa propre force.

Certains visionnaires, comme le poète Philippe Soupault, pressentent que tout pourrait aller beaucoup plus mal. Que, porté à son point d'acmé, le supportérisme est une folie, un embrigadement, une religion qui, comme toute religion révélée, porte à un certain moment aux excès pour soi-même ou les autres.

« Tous les sportifs sont frères », article revenant sur des affrontements  ayant eu lieu à Pau entre supporters d'équipes de rugby, L’Intransigeant, 1928 - source : RetroNews-BnF

Quels sont les principaux objectifs des premiers clubs de supporters et quels sont leurs rapports avec les clubs ?

Les quatre premiers objectifs sont très clairs : soutenir toutes les équipes du club, à commencer par l'équipe fanion mais aussi parfois les autres dans le cas de clubs omnisports ; voyager avec le club ; nouer des liens de bonne camaraderie en mettant de côté les désaccords politiques ou confessionnels ; aider le club de toutes les manières possibles, comme dans le cas du sauvetage du Stade Rennais par ses supporters ou des contributions des supporters de Marseille à l’achat de joueurs.

Au départ, il semble que les supporters veuillent se montrer intrusifs mais ils se heurtent assez vite aux réticences des clubs – d’où des tensions à Nice, à Rennes ou à Marseille. Les rapports sont ambigus : les supporters peuvent noter les joueurs sans indulgence ou s’opposer à la direction, mais ils ont parfois leur local à l’intérieur du stade et vivent au quotidien avec le club. L'anecdote de Édouard Crut, ce joueur de Nice que son président ne voit un jour pas arriver au match parce que ce sont des supporters qui l’emmenaient et qu’ils ont eu un accident, est révélatrice.

Quelle est la sociologie du supporter ? Est-il bourgeois ou fait-il partie des classes populaires ?

Il est quasiment impossible de le déterminer précisément faute de sources – des listes d'adhérents par exemple. Ce que l'on sait, au vu des exemples nîmois, niçois, marseillais ou rennais, c'est que manifestement, les dirigeants des clubs de supporters sont des notables et que l'ensemble des adhérents participe de plusieurs univers : notables, classes moyennes et classe ouvrière. On voit par exemple, dans le cas de Rennes, que l’élite dirigeante peut se payer à des tarifs prohibitifs des voyages qui sont autant touristiques ou gastronomiques que sportifs et qui mettent en œuvre un entre-soi qui a peut-être des conséquences en termes de relations professionnelles.

Et d'un autre côté, on a une masse qui ne semble pas bouger : ce sont ces supporters qui n'ont pas accès aux tribunes et que l’on surnomme les « gâs de la butte ». Ils ont pour horizon le café et sa TSF et pour bout du voyage la gare, où ils accompagnent les plus chanceux qui s'en vont, même si ce petit peuple des supporters semble parfois pouvoir faire l'effort de se déplacer.

Comment expliquer la moindre mobilisation des supporters dans une grande ville telle que Paris ?

Dans le livre, Julien Sorez explique notamment que l'offre sportive parisienne pléthorique crée un effet de dilution, de démultiplication des possibles, qui constitue peut-être un frein au développement du supportérisme. Par ailleurs, une partie non négligeable des Parisiens sont des provinciaux : cela n'est peut-être pas un creuset idéal pour que se développe un supportérisme très nourri par l'attachement identitaire – ce qui renvoie d’ailleurs à la question d'une identité « parisienne ».

Ajoutons à cela qu’il y a alors plusieurs équipes parisiennes en première division et que le supportérisme à la française n'est peut-être pas assez mûr pour se distribuer ainsi dans une seule ville autour de plusieurs clubs. Il faut noter que Rome a aujourd’hui deux grands clubs, Madrid deux, Londres n'en parlons pas… et que Paris a beaucoup de mal à y arriver. Cela pose la question de la profondeur de l'attachement au football chez les Français, dont la nature n'est manifestement pas la même.

Vous retracez dans le dernier chapitre l’émergence de la figure de la supportrice. À l’image des débats auxquels a donné lieu la récente Coupe du monde entre « buteure » et « buteuse », le terme même a mis du temps à s’imposer…

Cela renvoie à une difficulté de l'univers sportif et journalistique avec la dimension féminine du sport, dès la Belle Époque : il est absolument incapable d'utiliser des expressions féminisées et il lui faut un temps de maturation plus ou moins long avant de nommer les femmes supporters « supportrices », les femmes champions « championnes »… Cela explique qu'au départ, on dise parfois « supporteuse » ou « supporteresse ».

Au milieu des années 1930, en revanche, il ne reste que « supportrice », utilisé de façon assez ordinaire et de manière d'autant plus facile, par rapport à « sportive » ou « championne », que la supportrice est là pour encourager, pas pour donner en spectacle un corps féminin qui se prêterait à un exercice dont de larges franges de la population estime qu'il devrait être réservé au genre masculin.

Article au sujet des jeunes du Racing Club de Roubaix et de leurs supporters, Ce Soir, 1937 - source : RetroNews-BnF

La supportrice est-elle donc confinée aux rôles traditionnellement assignés à son genre ?

Oui, elle fait l’objet soit d’une représentation inquiète, soit d'une assignation à des rôles de mise en valeur de l'homme. L'inquiétude renvoie à la figure de la « tentatrice », autrement dit à une jeune femme qui tourne autour des joueurs et dont on redoute qu’elles soit moins là pour les encourager, les admirer, que pour les conquérir et, ce faisant, les détourner de leur objectif sportif.

Quant aux assignations plus favorables, elles renvoient à deux figures. La première est celle d’une supportrice toujours ravissante qui a pour première fonction d’applaudir les joueurs. Elle incarne une spectatrice, une accompagnatrice respectueuse, dont le charme et l’admiration satisfont à des codes culturels qui existent depuis le XIXe siècle, réduisant les « femmes de sport » à une fonction spectatorielle de valorisation du sport et des sportifs.

La seconde tire du côté d’une supportrice entièrement dévouée au club, aux joueurs. Au sens conventionnel, c’est la seule vraie supportrice. Elle peut prendre la figure de la « mère courage » charitable, aimante et aidante, toujours à la disposition des joueurs et du club. Cette dernière est représentée par celle qu’on appelle « la Philo » à Roubaix, une véritable matriarche qui résume les assignations traditionnelles : elle tient le bistrot et on vient chez elle comme à la maison ; elle s'occupe des joueurs et des supporters comme de ses enfants ; elle tient son foyer, son ménage, en aidant aux lessives… On accepte d’elle qu’elle se montre enragée, au point de mordre le président du club de joie, puis consolante, accueillante, rassurante.

Comment expliquer que les premiers pas des supporters de football en France ont longtemps constitué un angle mort de la recherche ?

Ma principale hypothèse est que les supporters sont devenus un sujet de société après un certain nombre de drames dans les années 1980-1990, avec le hooliganisme. Du coup, et c'est bien compréhensible, ce sont plutôt les sociologues et les journalistes qui s'en sont emparés dans une urgence qui a occulté le reste. Ce phénomène appelait a minima une expertise, a maxima une thérapie : or, les historiens peuvent éclairer le passé mais ne peuvent pas prétendre être des thérapeutes du présent.

D'une façon plus générale, la question sportive a trouvé sa légitimation en histoire ces dix dernières années et l'histoire du spectacle sportif et des foules sportives est encore en devenir. Il n'est pas impossible non plus qu'un tropisme élitaire ait amené à négliger le personnage du supporter.

Côté tribunes. Les supporters en France de la Belle Époque aux années 1930, dirigé par Philippe Tétart, est paru aux Presses universitaires de Rennes.