Long Format

1932 et l’attentat de Rennes : la France découvre le nationalisme breton

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

Tandis que l’on se presse en Bretagne pour célébrer les 400 ans de son rattachement à la France, une explosion retentit à Rennes. Stupeur : une dissidence indépendantiste d'extrême droite que l’on jugeait fantaisiste s’apprête à se faire entendre.

En 1911, un éphémère Parti nationaliste breton faisait connaître publiquement sa détestation du joug quatre fois séculaire de « Bro-C’hall » (la France) et de l’oppression c’halloued (française). Vus de Paris, ils font alors figure de curiosité. On les range parmi les « mécontents irréductibles, les réactionnaires impénitents », en un mot : ces « fanatiques du Breiz » sont des « fossiles ».

Cette année-là en effet, on inaugurait à Rennes un monument commémorant la réunion de la Bretagne à la France, par l’union de la duchesse Anne avec Charles VIII en 1491, dont on ne manqua point de rejouer les meilleurs moments. L’imposant groupe statuaire signé de Jean Boucher suscita cependant un débat pointu sur la situation de la duchesse, à genoux ou « inclinée avec dignité ». L’œuvre n’en fut pas moins honorée par la présence du M. le sous-secrétaire d’État aux Postes et Télégraphe, dont l’émouvant discours invoqua tour à tour les mariages d’amour et les fatalités de la géographie. Événement typique de la série des commémorations historiques régionalistes de la Troisième République, la cérémonie fut seulement troublée par un druide trop bavard qui, comme le veut l’histoire, fut tu.

Vingt ans plus tard, au cœur de l’été 1932, la Bretagne célèbre le quatrième centenaire de l’union du duché avec la couronne de France, belle occasion pour la presse de multiplier les reportages et pour le président du Conseil Édouard Herriot de faire une tournée bretonne.

Archives de presse

La Guerre d’Espagne à la une, 1936-1939

Reportages, photo-journalisme, interviews et tribunes publiés à la une à découvrir dans une collection de journaux d'époque réimprimés en intégralité.

En savoir plus

Cependant, le 8 août 1932 à quatre heures du matin, le groupe statuaire inauguré en 1911 saute sous l’effet d’une puissante charge explosive.

Toute la presse titre sur ce qui est pour les uns un « attentat inqualifiable » et pour d’autres un « acte de vandalisme stupide ». Mais l’affaire inquiète, survenant tandis que de nombreux attentats nazis terrorisent de l’autre côté du Rhin la République de Weimar. Il jette la lumière ce qui jusqu’alors avait plutôt amusé que préoccupé, comme le déclare Le Journal : « on a peut-être un peu trop souri de ce mouvement ».

Les revendications régionalistes et fédéralistes sont pourtant anciennes en Bretagne, notamment à travers la revendication du bilinguisme dans l’enseignement, à l’instar du provençal ou de l’alsacien.

Le Figaro relatait quant à lui la tenue du Congrès du Panceltisme à Quimper en 1924, non sans ironiser sur ces « Bretons authentiques ou presque » qui, « défilant au son des binious », offre un spectacle pittoresque. L’Action Française, sensible aux revendications bretonnes tant qu’il s’agit de fustiger Paris et que demeure le folklore, rappelle cependant que cette Bretagne membre des « États-Unis d’Europe » est une « chimère » dangereuse. La presse parisienne n’est pas tendre envers la Bretagne. L’Œuvre moque le séparatisme breton, l’assimilant à un mouvement rétrograde, nostalgique et xénophobe, et si le journal trempe sa plume dans le breton, c’est pour l’assimiler à un baragouin « tchécoslovaque ou yougoslave ». Le Rappel, l’honorable quotidien radical et hugolien, reproche aux Bretons « d’exagérer », et, par leurs philippiques dirigées contre la France, bonne mère, de se faire « plus méchants que vous n’êtes […] Qu’il y ait des régionalistes bretons, soit ; mais des “nationalistes” bretons, non ».

Mais bientôt les Bretons agacent, notamment lorsqu’ils s’organisent en 1927 avec d’autres, Alsaciens, Flamands ou Corses. Dans le même temps, des organisations plus militantes ont vu le jour après l’Armistice de 18, notamment autour de Breiz Atao, une revue d’obédience maurassienne. On raille tout d’abord cet excès d’activisme breton, rappelant que Breiz Atao « n’est pas un cuirassé, c’est un canot. Que dis-je ? Une coquille de noix ; C’est l’organe d’un petit, tout petit groupe de jeunes dont quelques uns ouvrent, comme vous, des yeux de veaux, devant un texte de langue bretonne ».

Pourtant, les exaspérations bretonnes sont connues. En 1929, L’Œuvre faisait part à ses lecteurs de la détestation de nombreux Bretons envers le « monument de l'annexion », « honte nationale ». Et puis il y a ces cartes postales vendues aux touristes qui « caricaturent odieusement » la Bretagne, cette « imagerie perfide », ces « grossières enluminures » où les Bretons sont « méchamment ridiculisés », un scandale régulièrement dénoncé, mais rien n’y fait : « La Bretagne des ivrognes et des cochons s’étale plus insolemment que jamais sous le regard des touristes amusés ».

Le hévoud utilisé en tant que logo par le groupe régionaliste breton Unvaniez Yaouankiz Vreiz à partir de février 1925 sera jugé « trop proche » de la croix gammée nazie à compter de 1929 - source : WikiCommons
Le hévoud utilisé en tant que logo par le groupe régionaliste breton Unvaniez Yaouankiz Vreiz à partir de février 1925 sera jugé « trop proche » de la croix gammée nazie à compter de 1929 - source : WikiCommons

Le congrès régionaliste tenu à Morlaix en septembre 1927 est l’occasion pour les nationalistes d’affirmer leurs différences avec les autres mouvements bretons, en préconisant le recours à des moyens « extralégaux ». Le 18 août 1928, lors de leur propre congrès réuni à Châteaulin et ponctué d’incidents avec les forces de l’ordre, ils faisaient connaitre la résolution suivante :

« Nous constatons l'illégitimité de l'autorité souveraine de l'État français sur notre pays, où elle s'est établie en 1790, sans le consentement de la population, et en violation du traité dé 1532. 

Nous combattons son centralisme, qui nous apporte un surcroît d'oppression, son impérialisme, propre à tous les grands États modernes, qui nous expose à des guerres nouvelles pour des intérêts qui ne sont pas les nôtres. 

Nous nous élevons contre son indifférence pour nos besoins économiques, son incompréhension de nos aspirations culturelles et morales, son animosité militante contre notre langue. »

Opposé aux régionalistes de l’Adsao qui s’organisent en 1930 dans un cadre fédéraliste, le Parti autonomiste breton, dont Breiz Atao était devenu l’organe, devient en 1931 le Parti national breton, situé à l’ultra droite et toujours plus imprégné par l’antisémitisme et le fascisme par son cofondateur Olier Mordrel.

L’attentat de 1932 à Rennes vient donc confirmer la radicalisation de l’autonomisme breton vers le « nationalisme intégral », qui initie alors une période de confrontations violentes, avant de se compromettre tragiquement durant l’Occupation.

Après la destruction de la statue rennaise, l’Adsao se défend de toute collusion et fait paraitre un communiqué où elle condamne le recours à la violence. Soupçonneux, le quotidien Le Journal s’étonne du flegme des Rennais et assure qu’il s’agit là de l’ouvrage « d’un professionnel : c'est un artificier qui a confectionné la machine infernale » tandis que Le Petit Journal rappelle que ses auteurs encourent… la peine de mort. La police multipliant les descentes dans les milieux autonomistes, on parle depuis Paris de « terreur en Bretagne » tandis qu’Édouard Herriot, bonhomme, passe en revue les alignements de Carnac.

Les « dynamiteurs », des militants nationalistes, sont arrêtés après une enquête rondement menée, ces derniers n’étant pas vraiment des guérilleros. Il s’agit de jeunes gens, dont l’exhibition des visages poupins en Une de la presse semble destinée à rassurer le contribuable.

L’Ouest Éclair offre à ses lecteurs une vue du « siège de l’organisation », la mansarde d’un des conjurés. Tandis que l’un d’entre-eux ne cache pas ses sympathies pour l’extrême droite, la rumeur veut bientôt voir la main d’Hitler derrière l’attentat de Rennes, ou encore un « coup », déjà, des Irlandais. Le Journal croit d’ailleurs connaitre le plan d’opération des autonomistes bretons en cas de guerre franco-allemande. D’ailleurs, que font ces croix gammées sur les documents des « extrémistes bretons » ?

Les jeunes militants sont rapidement remis en liberté. On se rassure bientôt, en parlant de « chefs sans troupes » et en rappelant que le Breton se soucie davantage de la « crise sardinière » que de la langue bretonne. Mais des bombes sautent de nouveau en Bretagne.

Le 20 novembre, à 5h du matin, tandis qu’Édouard Herriot se rend cette fois à Nantes, un tronçon de rails de la liaison ferroviaire Angers - Nantes saute, quelques heures avant le passage du train ministériel. L’attentat a été sécurisé par ses auteurs, mais l’émotion est vive. La police opère à des arrestations parmi les autonomistes bretons connus, tandis que le président du Conseil fait savoir qu’un attentat à la grenade contre sa personne avait été déjoué à Vannes. Suivi par la presse – sauf L’Humanité qui hurle au coup monté – il s’empresse d’accuser un obscur commanditaire étranger.

Un nouveau mouvement radical, Gwenn ha Du (« Blanc et noir »), revendique bientôt l’attentat, tandis que des affiches sont placardées à Rennes : « On ne rappelle pas impunément à un peuple qu'il fut vaincu. Les fêtes de l'annexion précéderont de peu celles de la désannexion ».

La répression policière met quelque temps en sourdine les velléités d’un mouvement qui ne cesse de se radicaliser, avant que les attaques ne reprennent, en 1936. Le 12 avril, deux cocktails Molotov sont jetés à l’intérieur de la préfecture de Nantes, puis le lendemain contre les préfectures de Saint-Brieuc et de Rennes et la sous-préfecture de Quimper, sans faire de dégâts considérables.

Les attentats sont immédiatement attribués à Gwenn ha Du, qui avait menacé de passer à l’acte dans une lettre adressée au ministre de l’Éducation nationale pour réclamer l’introduction de l’enseignement bilingue en Bretagne. On arrête rapidement un militant nationaliste, une fois de plus facilement confondu par l’amateurisme des conjurés. Gwenn ha Du, vitrine du nationalisme breton et surnommé « le Sin Fein français », prend le visage de l’ennemi intérieur.

Célestin Lainé, fondateur de Gwenn ha Du, en 1944, portant l'uniforme de la Waffen-SS - source : WikiCommons
Célestin Lainé, fondateur de Gwenn ha Du, en 1944, portant l'uniforme de la Waffen-SS - source : WikiCommons

L’année 1938 connaît plusieurs incidents : peintures de slogans (« La Bretagne aux Bretons » ou « Les Français dehors ») sur les murs du palais de justice et la préfecture de Saint-Brieuc, ou encore jets de pétards contre le commissariat de Rennes, motivant de nouvelles arrestations, parmi lesquels on retrouve certains des auteurs de l’attentat de Rennes six ans plus tôt.

En vertu d’un nouveau décret réprimant les menées séparatistes en France et alors que la crise des Sudètes étreint l’Europe au mois de septembre 1938, la campagne d’affichage du PNB « Pas de guerre pour les Tchèques contre la volonté du peuple breton ! » provoque une nouvelle vague de mises en examen. En représailles, le monument de la Fédération bretonne et angevine de Pontivy saute.

Ce nationalisme breton violent a changé de nature, le PNB versant désormais irrémédiablement dans le national-socialisme. En mai 1940, Olier Mordrel et François Debeauvais, déjà plusieurs fois condamnés, déserteurs et en fuite en Allemagne, sont condamnés par contumace à la peine de mort, déclarés traîtres à la nation. Ils reviennent dans les fourgons de l’occupant nazi, faisant du Parti national breton un parti de collaboration dans l’espoir aigre de voir émerger une Bretagne « indépendante » dans une Europe nazie. Leurs opérations de séduction parmi les prisonniers de guerre bretons dans les stalags ne rencontrent qu’un succès mitigé. 

Ils ont leurs entrées dans le Paris occupé et s’occupent d’éviter que les pouvoirs publics n’envoient en Bretagne « des Méridionaux, des sans patrie, des Arabes, des Noirs, des Juifs, de préférence à des Bretons authentiques ». Célestin Lainé, l’un des activistes de l’attentat de 1932 à Rennes, se compromet terriblement avec l’occupant, levant une milice imitant la SS et auxiliaire de la Gestapo. 

À la Libération, c’est la Bretagne résistante que l’on veut célébrer, tandis qu’on flétrit les autonomistes devenus des collaborateurs. Non sans que ne reprennent bientôt les attaques contre les monuments.

Aujourd’hui encore, l’alcôve dynamitée de l’Hôtel de ville de Rennes demeure vide, témoignage silencieux des inconvénients de l’histoire gravée dans la roche.

Édouard Sill est chercheur en histoire, spécialiste de l'entre-deux-guerres, notamment de la guerre d’Espagne et de ses conséquences internationales. Il est actuellement doctorant à l’École pratique des hautes études (Paris, EPHE).

Pour en savoir plus :

Kervran Sophie, « Le Patrimoine comme passion identitaire en Bretagne : inauguration et destruction du monument de l’union de la Bretagne à la France (Rennes, 1911 et 1932) », In: Culture & Musées, n°8, 2006. pp. 91-113.