Connu de nombreux lecteurs entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, le nom de J.-H. Rosny aîné est aujourd’hui un peu oublié. Pourtant, cet écrivain franco-belge fut à la fois l’un des grands précurseurs de la science-fiction contemporaine, et le premier auteur à aborder le genre « préhistorique » avec la célèbre Guerre du feu (1911), roman qui reste aujourd’hui son plus connu.
Né à Bruxelles en 1856, Joseph Henri Honoré Boex connut d’abord la célébrité sous un pseudonyme partagé avec son frère Séraphin Justin François : « J.-H. Rosny ». Sous ce nom commun, les deux hommes collaborèrent entre 1887 et 1908 à une œuvre protéiforme regroupant romans, nouvelles et contes. Une collaboration dont Joseph Henri Honoré, qui poursuivit ensuite sa carrière sous le nom de J.-H. Rosny aîné, fut l’élément moteur.
Le premier ouvrage du duo, Nell Horn de l’Armée du Salut, paraît en 1886 : on peut le rattacher au naturalisme dont les deux écrivains se sentaient alors proches. Ce qui ne les empêche pas de signer en 1887 en Une du Figaro, avec autre quatre auteurs, le « Manifeste des cinq » : un réquisitoire assez violent contre Zola, qu’ils accusent de se complaire depuis son roman La Terre dans la vulgarité et le mercantilisme.
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Le destin littéraire de J.-H. Rosny allait cependant se jouer loin du naturalisme, dans un genre encore balbutiant dont l’aîné des deux frères deviendrait l’auteur le plus emblématique : le merveilleux scientifique, qui préfigure la science-fiction moderne.
Parue en 1887, la nouvelle Les Xipéhuz apparaît ainsi comme l’un des premiers chefs-d’œuvre de ce courant. Dans ce récit situé pendant la Préhistoire, des humains affrontent une forme de vie inorganique et intelligente, les Xipéhuz, ayant l’apparence de cristaux vivants, capables de tuer à l’aide de puissants rayons.
La nouvelle attire la curiosité du public : le Journal des débats parle d’une « fiction très étrange», attestant chez l’auteur « une rare puissance d’imagination. » En 1896, l’écrivaine Rachilde en parlera rétrospectivement dans Le Mercure de France comme d’un moment fondateur dans la littérature récente :
« Je crois qu’on peut oser dire d’une œuvre qu’elle est géniale lorsqu’ayant été conçue en fiction romanesque elle donne au lecteur l’absolue sensation de la vérité scientifique.
Tel est le cas, très rare dans la littérature contemporaine, des Xipéhuz de J.-H. Rosny. »
Dans Les Xipéhuz apparaissent les thèmes centraux de l’œuvre de J.-H. Rosny aîné : l’altérité, la « guerre des règnes », le destin de l’humanité. Ils seront aussi au cœur du roman préhistorique Vamireh (1892), qui met en scène les rapports entre des tribus d’hommes à des stades de développement différents, au XXe millénaire avant Jésus-Christ. Anatole France, dans les prestigieuses colonnes du Temps, clame son admiration pour le roman :
« M. Rosny est un esprit méditatif, en qui la puissance de réflexion est extraordinaire.
En tirant une flore, une faune, une humanité vivantes des données incomplètes de la paléontologie et de l’archéologie préhistorique, il a montré une fois de plus qu’il était un savant et un poète. »
En 1891, il fait partie des écrivains interrogés par Jules Huret dans la grande « enquête sur l’évolution littéraire » parue dans L’Echo de Paris. Rosny aîné précise son ambition :
« L’évolution sociale, le progrès matériel ont créé d’autres visions, ont suscité d’autres émotions chez les êtres ; les émotions des uns ne sont pas les émotions des autres, et, pour pouvoir les comprendre toutes et les traduire, l’écrivain d’à-présent doit avoir la compréhension (je ne le répète pas trop) historique, scientifique, industrielle, pérégrinatrice de l’époque à laquelle nous vivons. »
D’autres récits paraissent : la nouvelle Un autre monde (1895), dans laquelle un jeune garçon grandit en prenant conscience de formes lumineuses qu’il est le seul à voir, puis La Flûte de Pan en 1897, L’Epave en 1903, La Luciole en 1904.
Avec La Mort de la Terre, en 1910, l’écrivain écrit (seul) l’une des toutes premières « écofictions » : dans le futur, à cause du manque d’accès à l’eau, l’espèce humaine est à l’agonie et doit lutter contre une nouvelle espèce intelligente issue du monde minéral, les « ferromagnétaux ». Le roman paraît en feuilleton dans Les Annales politiques et littéraires : les premières phrases sont du pur Rosny aîné.
« L'affreux vent du Nord s'était tu. Sa voix mauvaise, depuis quinze jours, remplissait l'oasis de crainte et de tristesse. Il avait fallu dresser les serres de silice élastique et les brise-ouragan sur les plantes.
Enfin, l'oasis commençait à tiédir : Targ, le veilleur du Grand Planétaire, ressentit une de ces joies subites qui illuminèrent la vie des hommes, aux âges divins de l'Eau.
Que les plantes étaient belles encore ! »
Mais c’est son livre suivant qui lui assurera une longue postérité. Parue en 1909 en feuilleton dans Je sais tout, puis en 1911 en volume, La Guerre du feu, roman « des âges farouches », raconte la lutte vitale d’hommes préhistoriques pour le « secret du feu ». Le Figaro ne cache pas son enthousiasme :
« Il est palpitant et formidable, ce livre, d'une puissance, d'une émotion extraordinaire : l'auteur nous y raconte des histoires étranges d'une imagination délirante et qui sont poignantes de vérité ;
— oui, on sent que les choses ont dû se passer ainsi, que des drames de ce genre ont dû se dérouler au temps où les Oulhamr aux larges visages, aux crânes bas, aux mâchoires violentes, vivaient sur la terre, en lutte contre les fauves colossaux et les hommes pareils à eux, avec pour seules armes la hache de pierre et le pieu. »
En 1914, alors que s’annonce la Première Guerre mondiale, Rosny publie La Force mystérieuse, dans lequel un cataclysme affecte la lumière terrestre et provoque émeutes et révoltes sur toute la planète [voir notre illustration d’ouverture]. Un roman accueilli avec ferveur, comme ici à nouveau dans Le Figaro :
« Dans l’œuvre de M. J.-H. Rosny aîné, si vaste, si puissante, si complexe, dans cette œuvre qui fait tant honneur à la littérature de notre temps, La Force mystérieuse occupera une place éminente, peut-être la première ; c'est un livre admirable de sombre grandeur, de science prophétique, d'humanité frémissante, la plus dramatique, la plus belle anticipation qu'ait évoquée encore sous nos yeux terrifiés l'écrivain de La Mort de la Terre et de La Guerre du Feu. »
En 1917, en pleine guerre, L’Enigme de Givreuse propose une intrigue encore plus originale, qui préfigure la problématique du clonage : un soldat blessé dans les tranchées se retrouve mystérieusement dupliqué en deux être semblables.
1925 voit la parution des Navigateurs de l’infini – le « chef-d’œuvre » de l’auteur selon le spécialiste de la science-fiction Jacques Sadoul – dans lequel des astronautes explorent Mars et y découvrent la lutte entre deux races extra-terrestres, les Tripèdes et les Zoomorphes.
A ce stade de sa carrière, Rosny aîné a solidement établi sa réputation : ses livres s’arrachent en librairie et la critique l’apprécie. Nommé chevalier de la Légion d’honneur en 1897, il fait partie du jury du prix Goncourt, qu’il préside à partir de 1926. Jean Morel lui consacre alors, dans le Mercure de France, une longue étude qui le situe par rapport à ses pairs : Edgar Poe, H. G. Wells ou Maurice Renard.
« Certes, d’autres écrivains ont cherché dans la science une pâture à leurs chimères ; mais tandis que Villiers de l’Isle-Adam glisse vers l’occultisme, que Poe et Maurice Renard soignent principalement l'intrigue, que Wells est obsédé par la politique et la sociologie, le romancier de la Mort de la Terre et des Xipehuz traite le merveilleux scientifique pour son intérêt propre, comme un genre indépendant trouvant en lui-même sa fin. »
Parallèlement à son abondante œuvre littéraire, l’écrivain prend souvent la plume dans la presse pour aborder une foule de sujets différents. Preuve de l’hyper-curiosité du personnage, dans La Dépêche de Toulouse, par exemple, on le voit s’exprimer en 1927 sur les cités-jardins, en 1930 sur les famines chinoises, en 1933 sur l’instinct des fourmis...
Rosny aîné décède à Paris le 15 février 1940, juste avant l’invasion de la France par les Allemands. Signe des temps (l’heure de gloire de l’écrivain était déjà passée) ou peut-être condescendance à l’égard d’un auteur appartenant à ce qu’on appellera plus tard la littérature « de genre », les éloges formulés par Le Temps s'avèrent plutôt mesurés :
« Avec M. J.-H. Rosny aîné, qui vient de s’éteindre, disparaît une des figures les plus caractéristiques de la littérature contemporaine, en même temps qu’un bon romancier, qui, dans quelques ouvrages, avait su s’élever jusqu’à une formule d’originalité incontestable [...].
C’est un bon ouvrier des lettres françaises qui disparaît, un grand écrivain à la large ouverture d’esprit et à la grande générosité de cœur. »
Après la Seconde Guerre mondiale, son œuvre de précurseur, mise au second plan par le triomphe de la science-fiction états-unienne, ne sera plus guère lue par le grand public – à l’exception notable de La Guerre du feu, régulièrement réédité, et qui sera adapté au cinéma par Jean-Jacques Annaud en 1981.
Elle sera toutefois l’objet d’un regain d’attention au début du XXIe siècle, avec la réédition de certains de ses livres et la publication de divers travaux universitaires restaurant sa juste place dans l’histoire du genre. Créé en 1980, le prix Rosny aîné récompense en outre chaque année des œuvres de science-fiction francophone.
Pour en savoir plus
Philippe Clermont (dir.), Arnaud Huftier (dir.) et Jean-Michel Pottier (dir.), Un seul monde : relectures de Rosny aîné, Presses universitaires de Valenciennes, coll. « Hors Collection » (n° 17), 2010
Brigitte Diaz et Clément Hummel (dir.), J.-H. Rosny aîné, Elseneur (n° 34), 2019
Ecrit par
Pierre Ancery est journaliste. Il a signé des articles dans GQ, Slate, Neon, et écrit aujourd'hui pour Télérama et Je Bouquine.