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« Le verdict de l’Histoire » : Andrée Viollis au procès de Nuremberg

le 24/10/2023 par Andrée Viollis
le 29/09/2023 par Andrée Viollis - modifié le 24/10/2023

Dans un récit glaçant, la célèbre reportrice commente les premières semaines du procès du régime nazi et des crimes dont il est responsable. Sur le banc des accusés : les hauts dignitaires du Reich, bourreaux ordinaires.

Début 1946, Europe année zéro. Tandis que la guerre vient de s’achever et que l’étendue des crimes nazis se fait pleinement jour, 24 hauts dignitaires du Troisième Reich sont sur le banc des accusés au palais de justice de Nuremberg. Leurs crimes sont exposés au su de tous, devant des correspondants venus des quatre coins du monde. Les Alliés souhaitent juger le régime assassin – déjà amputé des membres de sa plus haute hiérarchie, morts par suicide dans le sillage d’Hitler ou en fuite – dans le cadre d’un véritable procès. Celui s’étendra sur près d’un an.

La grande reportrice Andrée Viollis, 76 ans, couvre pour La Marseillaise (dans un article repris par France-Amérique) l’une des premières séances de ce moment ô combien symbolique de l’après-guerre. Les inculpés sont connus. Parmi eux : Julius Streicher, Joachim von Ribbentrop. Rudolf Hess. Hermann Göring.

AU PROCÈS DE NUREMBERG

Nous extrayons de “La Marseillaise’’ un passage du premier article d’Andrée Viollis sur le procès de Nuremberg. Nous avons lu bien des pages sur les sinistres accusés, mais aucune, à notre avis, n’est plus saisissante que celle de notre collaboratrice et amie. Elle a disséqué ses tristes héros avec la sûreté d'un chirurgien.

Les accusés ! Mon regard revient invinciblement à eux, s’y rattache, cherchant à comprendre, à leur arracher leur secret. Mais si la vorace lumière qui tombe tout droit du plafond fonce les ombres, creuse les orbites, burine les rides, accentue les tares des visages, elle ne révèle rien des âmes.

Là-bas, tout au bout du premier rang, les bras croisés sur la poitrine, semblant s’écarter de ses complices avec lesquels il ne fraye plus, voici, au hasard, Schacht, le puissant maître de la Reichsbank qui finançait Hitler et ses armées, flanqué de son successeur, le répugnant petit Funck, dont le crâne chauve, en boule, est posé à même ses épaules cossues. Voici Julius Streicher, immonde massacreur de Juifs qui, fort sans doute d’un hideux mystère, disait avec orgueil : « Hitler n’osera jamais me toucher. » Voici von Ribbentrop, commis voyageur en mensonges et reniements politiques, dressant avec arrogance son visage aux minces lèvres serrées, et Keitel, raidi dans son uniforme vert, les traits durs et lançant de ses yeux d’épervier des coups d’œil si haineux qu’on en reçoit le choc comme d’une balle de revolver, et encore Franck à la face brutale, le hideux bourreau de la Pologne, puis le beau von Schirach, un des premiers compagnons de Hitler, crispant avec défi son profil toujours pur mais borné et têtu sous les sourcils perpétuellement froncés, von Schirach qui fabriqua en série cette terrible jeunesse nazie, pépinière des SS et des SA auxquels il enlevait soigneusement tout scrupule et toute pitié.

Voici, côte à côte, les deux amiraux Doeniez et Raeder, organisateurs de l’impitoyable lutte sous-marine. Ternes, effacés, ils semblent absents des débats, l’un cachant ses yeux sous des lunettes noires, l’autre enveloppant dans sa main sa tête inclinée, et encore Rudolf Hess, alter ego de Hitler et son héritier présomptif, penchant son museau blême de fouine au nez pointu vers ses genoux, où est, paraît-il, posé un roman policier anglais, puis relevant tout à coup ses yeux caves au regard égaré.

Il faut étudier ces jolis messieurs pendant les dix minutes de suspension de chaque audience. Toujours isolés, chacun dans sa cellule, c'est là, deux fois par jour, leur unique récréation. La salle est presque vide, ils sont entre eux comme au beau temps de leur puissance. Ils parlent avec abandon, rient, s’interpellent, échangent des petits beurres et du chewing-gum. Les monstres s’ébattent, ils s’émancipent. Les gardes doivent les rappeler à l’ordre d’un léger coup de leur bâton blanc sur l’épaule, et Goering s’étant permis une descente incongrue dans le prétoire, on vit un G. I. de vingt ans morigéner et ramener à son siège le seigneur de guerre déconfit comme un écolier.

Tout à coup, sonnerie. La cour fait son entrée et, claquant des talons, graves et raidis, visage soudain figé, les accusés se mettent en garde à vous en bons nazis qui ont l’habitude.

La monotonie des séances fut cependant, au cours de la semaine, rompue et animée par quelques incidents. Il y eut d’abord le coup de théâtre de Rudolf Hess. Après le filandreux exposé de l’avocat plaidant la faiblesse mentale de son client, la cour s’apprêtant néanmoins à le déclarer responsable, on vit tout à coup se dresser le triste pantin démantibulé. Le corps secoué de tremblements nerveux, son maigre visage ravagé de tics, il déclara, d’une voix nasillarde de phonographe à bout de course, qu’il était capable de suivre le débat et résolu à partager le sort de ses compatriotes.

« Je prends la responsabilité pleine et entière de tout ce que j’ai fait et signé », conclut-il, puis, d’un déclic de marionnette, se rassit et sombra de nouveau dans l’égarement. Habile manœuvre, remords tardif ou soudaine lubie : terrible mystère qu’il est oiseux de sonder. « Don’t acte », prononça la cour.

Il y eut encore le témoin jusqu’ici unique de l’accusation et qui a, si j’ose dire, une gueule de faux témoin. Par un miracle assez singulier, ce général Erwin Lahousen se trouve être seul survivant du bureau d’espionnage et de contre-espionnage, en somme du deuxième bureau attaché à l’état-major général de la Wermacht. Son chef, l’amiral Canaris, devenu suspect, fut arrêté puis fusillé par les nazis au printemps dernier. Lui-même officier autrichien, il accepta non seulement le joug ennemi, mais, un avocat nous l’apprit, aussitôt après la chute de sa patrie, courut ventre à terre à Berlin pour implorer de Hitler un poste de confiance ; puis, agent double sans doute, il ne tardait pas à trahir ses nouveaux maîtres. Bref, un sinistre personnage, long et maigre, avec une figure pâle et décharnée, des yeux faux sous l’immense front en dôme luisant, une bouche de travers, tordue par la haine et l’envie. Il a l’air d’un Judas qui ne se serait pas pendu. Questionné par un des accusateurs américains, il apporte de curieuses et importantes révélations qui compromettent gravement certains des accusés, notamment von Papen, Ribbentrop, Jodl, et surtout Keitel.

Le lendemain, le sinistre général dut subir l’âpre assaut des avocats de la défense.

Mais chaque fois que la lutte se précise, qu’un des adversaires est sur le point de toucher terre, le président américain intervient de sa voix paisible sous un quelconque prétexte et les arrête. Il est évident qu’on veut éviter aux débats d’être passionnés et leur garder une sérénité qui ne peut qu’être factice. C’est dommage.

... Mais il y eut surtout une séance composée comme par le plus merveilleux metteur en scène et qui fit passer par la salle, jusqu’alors si morne, un premier et grand frisson d’émotion. On lisait toujours du même ton neutre les conversations téléphoniques échangées entre Goering à Berlin et Seyss-Inquart et ses complices à Vienne, à la fin du jour fatidique qui décida du sort de l’Autriche et qui précéda de quelques heures son invasion. C’est, dans sa sèche breveté, un document inouï où se déroule la tragi-comédie autrichienne et se révèle avec cynisme la brutale duplicité allemande. Schusnigg, qui devait être arrêté le lendemain, après avoir longtemps résisté, était acculé à démissionner. Seyss-Inquart et sa bande prenaient le pouvoir. Les SS et les SA parcourraient les rues. Les armées se préparaient à passer la frontière.

La ville était calme, mais le nouveau chancelier devait envoyer un télégramme à Goering pour réclamer l’appui de ses troupes contre les troubles imaginaires. « Pas la peine d’envoyer ce télégramme, fit Goering à l'autre bout du fil, je l'ai déjà entre les mains », et l’on devine son gros rire. Rien qu’à s’en souvenir, Goering pouffe encore sur son banc, la tête entre ses mains.

A peine se calme-t-il quand le procureur américain prononce, de sa calme voix en couperet : « Voilà comment ces hommes brutaux ont écrasé un petit peuple sans défense en usant du masque de la duplicité. » Et après un silence : « Je pense, en vérité, que ce sont là des hommes très dangereux. »

Mais on va, paraît-il, représenter des films sur les camps de concentration nazis. La salle est soudain plongée dans une totale obscurité, mais au même instant, une rampe de théâtre s’allume aux pieds des accusés dont les visages apparaissent durement sculptés en pleine lumière. Sans doute ignorent-ils ce film.

Nous autres, nous le connaissons, du moins en partie ; flagellations, tortures, chambres à gaz, fours crématoires, amoncellement de cadavres si décharnés qu’à peine gardent-ils quelque apparence humaine. Puis, voici les vivants, plus effrayants que les morts, avec leurs membres desséchés et tordus, leurs pauvres figures d’agonisants, leurs regards éteints et privés d’âme. Inoubliable vision d’enfer. Mais on nous montre en outre des têtes mortes que nous n’avions jamais vues, des têtes grandeur nature avec leurs yeux vitreux emplis d’indicible terreur et leurs bouches noires grandes ouvertes clamant leur mortelle détresse et demandant justice. Enfin, quand des tanks apparaissent sur l’écran, poussant devant eux un fleuve de cadavres qui tombent par centaines en une monstrueuse cascade d’apocalypse, jusqu’au fond de la fosse béante, un frémissement d’horreur parcourt la salle et la secoue.

Mais eux, les hommes qui ordonnèrent et firent méthodiquement, froidement, exécuter ces abominables crimes, que pensent-ils devant ce déshonneur de leur pays publiquement étalé, et dont ils sont responsables ?

J’avais partagé mes regards entre le film et eux. Goering cachait par instants sous ses bras croisés sa grosse tête épouvantée. Keitel s’essuyait le front et les joues. Doenitz serrait ses poings, puis s’en couvrait les yeux. Frank rongeait ses ongles de bourreau, Sauckel secouait sa tête, le répugnant petit Funck éclata tout à coup en sanglots, tandis que von Papen et Schacht, tournant le dos à l’écran, se refusaient à voir. Quand la lumière fut rendue, toute la salle était debout et silencieuse, les yeux fixés sur les coupables qui, tête basse, accablés par la honte, semblaient au pilori de l’humanité.

N’était-ce pas, pour ces monstres, comme un avant-goût du jugement des hommes et du verdict de l’Histoire ?