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« France-Amérique », histoire d’un hebdomadaire gaulliste

le par - modifié le 17/04/2024
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Grand organe résistant dirigé par Henry Torrès et Emile Buré depuis New York, France-Amérique fut le point de ralliement des grandes figures de l’antipétainisme pendant et après l’Occupation. Parmi eux on retrouvera Kessel, Viollis, Mauriac, Ehrenbourg, Blum, Bernanos.

« Français d’Amérique, les soldats, les aviateurs, les marins des Nations Unies vous crient : Achetez des bons de guerre ! Aidez l’Amérique à forger les armes de la victoire ! » Les encarts de ce type parsèment les numéros du périodique hebdomadaire France-Amérique. Celui-ci paraît le 5 septembre 1943, et il s’agit d’une « Annonce offerte par le Comité Français de la Libération Nationale ».

France-Amérique, « America’s French weekly », est édité par France-Amérique Corporation. Il est dirigé par le célèbre avocat Henry Torrès, vice-président de France Forever depuis 1941 et gaulliste convaincu, accompagné du tout aussi fameux journaliste Emile Buré.

Pendant les premières années de son existence, intellectuels gaullistes, catholiques, communistes, socialistes, radicaux-socialistes – parmi eux, certains résistant en France – s’y côtoient, témoignant de l’heure œcuménique de la période.

Toutefois, une figure y est souvent saluée sans surprise entre toutes, celle du Général de Gaulle, assimilé, avec un grand « H », à « l’Histoire de France ». Car nombre des collaborateurs de ce journal pourraient acquiescer sans regimber au propos suivant de l’écrivain Georges Bernanos, en ce 1er août 1943 :

« Français, on nous somme d’oublier ce qui nous divise, il ne faudrait pas qu'au terme de cet effort, nous finissions par nous oublier nous-mêmes. Français, si nous voulons repartir ensemble vers l’avenir, il est indispensable de choisir dans le passé un point de rassemblement.

Hé bien, l’Histoire de France vous attend tous au seuil du 18 juin 1940. Voilà ce que je voulais vous dire. Pour l’Histoire, ce jour n’est pas celui de l'Armistice, l’Histoire se fout de l’Armistice, l’Armistice est un fait énorme et sans valeur, inutilisable pour elle, un gigantesque fœtus, gros comme une montagne.

Le 18 juin 1940 est ce jour où un homme prédestiné — que vous l’eussiez choisi ou non, qu’importe, l’Histoire vous le donne — a d’un mot, d’un mot qui annulait la déroute, maintenu la France dans la guerre. Français, ceux qui essaient de vous faire croire que ce jour et cet homme n’appartiennent pas à tous les Français se trompent, ou vous trompent. Ralliez-vous à l’Histoire de France. »

Le 6 février 1944, l’appel du légendaire reporter et écrivain Joseph Kessel, « Des armes pour nos guerillas ! » n’est que l’affirmation combattante du constat précédent :

« Le Général de Gaulle a pour lui et pour l’idéal qu’il représente 90% de la population. Il est le chef des héros de l’Underground, de ceux qui combattent pour sauver la France.

Donnez-leur des armes. Ils tueront des Allemands. »

Le 16 juillet 1944, la Une s’orne d’un portrait du Général, avec une bafouille manuscrite de sa main à Torrès et Buré.

Car les écrits des uns et des autres sont aussi destinés à appuyer la figure du Général face aux réticences des Etats-Unis. Ainsi le 2 juillet 1944, le critique d’art Georges Duthuit, l’un des « speakers » de la radio La Voix de l’Amérique, peut-il ainsi tancer l’attitude états-unienne :

« Nous, les exilés. Nous avons travaillé, assez nombreux ici pour Charles de Gaulle. Nous nous étions mis aussi, naturellement, sans nulle réserve, à la disposition du Président Roosevelt. […]

Jamais nous n'avons vu un rais de lumière. Jamais nous n’avons fait le point, ensemble, ‘en étroite coopération’, comme dit la Charte, sinon du côté des nuages qui filent, avec les tourbillons de papiers, au-dessus de l'Atlantique. »

En 1943-1944, on célèbre aussi les résistants, les combattants de la France libre, et, parmi eux, « Les volontaires françaises », saluées dans « La page de la femme », rubrique très nourrie du journal. Ce focus est réalisé le 29 août 1943 par l’une de ses signataires régulières, Renée Gesmar :

« Il est à Londres un groupe de femmes qui, disent les Anglais, font l’exercice comme des Gardes du Roi et ont, sous l'uniforme, l’allure de Parisiennes. Ils parlent des Volontaires Françaises.

Le Corps des Volontaires Françaises qui, le 12 novembre 1942, reçut son fanion des mains du General de Gaulle, est formé des éléments du ‘Corps Féminin des Forces Françaises Libres (C.F. F.F.L.)’, créé à Londres en novembre 1940, et de ceux des ‘Sections Sanitaires Automobiles (S. S.A.)’, créés à Paris le 17 septembre 1939. »

Ces femmes contribuent, aussi, à lancer des appels à l’aide. « Du plasma pour nos soldats ! », s’écrie le 5 mars 1944 la peintre, décoratrice et illustratrice Elizabeth Eyre de Lanux :

« Série de miracles, dites-vous ? Un autre miracle est celui d’un de ses camarades, amputé de la jambe, dont la vie fut sauvée par sept transfusions de sang faites en première ligne. Quel monument vivant à la vitalité et au courage français, ainsi qu’au personnel médical américain, tenant jusqu’à la fin, dans ces conditions désespérées, pour la grande cause humaine !

On peut aider cette cause, à laquelle tant de Français et d’Américains doivent leurs vies, en donnant du sang pour nos combattants. La prise est sans danger. S’adresser, pour prendre rendez-vous, au Fighting french Relief Committee, 119 W. luth Street. Circle 7-2843. »

France-Amérique soutient la Résistance, participe du combat comme elle le peut, avec tous les moyens dont elle dispose et qu’elle bâtit grâce à ses colonnes, grâce à l’activité sans partage de ses collaborateurs et collaboratrices. Ses rubriques attestent de cette participation foisonnante, telle « La France qui résiste », dans laquelle on peut trouver des « Dernières nouvelles de France », ou « Aux écoutes de la radio ». On lit, aussi, le « Courrier de France » : « La Croix-Rouge Américaine a reçu de France un certain nombre de lettres qu’elle n’a pu acheminer. Nous prions les destinataires de bien vouloir faire connaître leur nouvelle adresse au Chapitre de New-York, 315 Lexingtan Avenue » (5 septembre 1943).

On a lu, au début de cet article, un encart-type du Comité Français de la Libération Nationale ; citons aussi celui d’une toute autre nature, publié le 9 janvier 1944 :

« En prévision de la libération tous les jours plus proche de la France, nous demandons à tout Français ou Française ou étrangers ayant vécu en France et connaissant le pays, de répondre à ces questions essentielles […] ».

Car, oui, le Débarquement approche, la Libération approche. Et avec elle, celle de Paris. « Bonne chance à nos frères d’armes ! Bientôt Paris aussi sera en marche sur Berlin », clame le 27 août 1944 le journaliste russe Ilya Ehrenbourg, dans un article « La route de Paris », donné en « Exclusivité [à] France-Amérique » et « Câblé de Moscou ».

Cet instrument particulier de la France libre va accueillir également des reportages. Le journaliste Jean Marin, voix de celle-ci sur la BBC, membre de la Division Leclerc, en signe un le 20 août 1944, intitulé « Dans Rennes libre ». Du « poste de commandement de l'escadron avancé avec lequel [il se trouve] […] », il livre une évocation vivante de ces heures dont tout le monde se souviendra à jamais :

« Première maison, premier drapeau. On le met au moment même où nous passons. Un cri déchirant de joie s’élève en même temps de cette première maison et sur la route. Nous sommes soudain entourés de gens à pied et de cyclistes qui, littéralement, nous étouffent dans leurs bras.

Ils pleurent, ces bons Français de chez nous, ils disent n’importe quoi, ils nous embrassent.

Un homme s’assied dans le fossé et sanglote tout haut. On nous prête des bicyclettes et nous partons comme un peloton du tour de France militarisé. Nous voyons à peine les rails du tramway, de ce vieux tramway qui jadis nous conduisait aux facultés pour les examens du bachot. »

Le 12 novembre 1944, le journaliste Robert de Saint-Jean, ancienne plume connue de Paris-Soir, montre, dans « Ce que j’ai vu à Paris », combien le passé s’est déjà emparé de ce que l’on craignait ne jamais pouvoir être détruit :

« A la fin d’août, Paris était encore plein de cadavres de tanks. C'est très curieux, un tank mort, cela perd ses entrailles comme un cheval après la corrida... Et des roues dentées, des chenilles, des ressorts, des boyaux de fer noirci s’épandaient sur la chaussée.

Place de la Concorde, des gamins jouaient avec tout cela, disparaissaient dans la carcasse tatouée de la croix de la Wehrmacht et jouaient à cache-cache avec de grands éclats de rire, dans ce qui, un moment, avait été une machine de mort et n’était plus, maintenant, qu’un jouet cassé et dérisoire. »

Cette lutte victorieuse contre des temps terribles enfin presque révolus, on la doit à des individus dont certains lui ont donné leur vie. Tel Pierre Brossolette, au sujet duquel France-Amérique publie le 1er avril 1945 un hommage accueilli dans d’autres colonnes :

« Il y a un an que Pierre Brossolette est mort à l’ennemi. Sous le titre ‘Le Soulier de Gloire’, Maurice Schumann dédie, dans L’Aube, à sa mémoire, cet émouvant article. »

On la doit, aussi, à Roosevelt, dont « L’émouvante simplicité de ses funérailles » est décrite le 22 avril 1945 par la fameuse reportrice Andrée Viollis. Le même jour, on offre une partie de la première page à l’une des personnalités, journalistes compris, invitées par les Etats-Unis pour en faire le tour : Jean-Paul Sartre. Il y insiste sur le fait que « tous les Français ont ressenti la mort du Président Roosevelt avec un mélange de tristesse et d'angoisse ».

Un an après, la mémoire de ce dernier est saluée par plusieurs articles. « Il n’est pas mort », signé de Henry Torrès et Léon Guerdan :

« N’écoutons pas ceux qui cherchent à nous persuader que Roosevelt est mort. Il vit. Tant que Roosevelt vivra, tant que son souvenir continuera de grandir dans les âmes, tant que son nom sera honoré, chéri, béni par d’immenses multitudes, la paix ne sera pas près de mourir. »

Et on accueille un long article de Léon Blum, « ambassadeur extraordinaire aux États-Unis », dans lequel il lui rend hommage :

« Restons donc fidèles à la leçon et à l’exemple de Franklin Roosevelt. Partageons sa foi dans la solidarité des peuples. »

D’autres figures sont également célébrées, pour des raisons diverses. Citons celle de Max Jacob, dont l’écrivain et peintre Michel Georges-Michel écrit le 21 mai 1944 : « Encore un que nous ne reverrons plus !... Max Jacob est mort à ce même camp de Drancy où succomba André Arnyvelde, entre tant d’autres. » Citons aussi l’« Hommage à un grand français : Félix Eboué », salué ainsi par Henry Torrès le 28 mai 1944 :

« La France vient de perdre un de ses meilleurs serviteurs. »

Viendront, nécessairement, le temps des règlements de compte, des procès et de l’Épuration. Le 21 janvier 1945, François Mauriac, collaborateur régulier de France-Amérique, disserte sur 1945, « Année de réconciliation » :

« Comprenez-moi, je ne prétends pas établir ici une assimilation qui serait le comble de l’injustice : de vous à eux, il y a cette distance infinie que sous le joug allemand vous vous êtes redressés, vous avez fait face, vous avez su dire : non ! et les larmes des déportés, le sang répandu à flot des martyrs vous rendront à jamais ce témoignage.

Simplement je dis que chacun peut découvrir dans son passé assez d’erreurs pour comprendre une faute plus grave des autres et l’absoudre quand l’heure sera venue. »

L’hebdomadaire rend compte des procès. Le 5 août 1945, un encadré s’impose en Une :

« Pour rendre compte aux lecteurs de France-Amérique du procès Pétain, nous avons fait choix du plus renommé des journalistes judiciaires : Géo London.

Voici, à partir de la deuxième audience, la première ayant donné lieu à des comptes rendus très complets de la presse américaine, les impressions du fameux chroniqueur. »

Le 21 octobre 1945, Claude Roy tire « La vraie leçon du procès Laval ». La péroraison de son article est à l’aune du moment :

« Ses tortionnaires savaient contraindre à parler leurs victimes, faisaient même avouer les innocents.

En ce temps-là, le droit n’était qu’un mot. Lui, personne ne pourra dans ce procès l’arracher à son silence et à sa fuite. Le droit n’est plus un mot, mais un fait. »

Le 13 janvier 1946, le lecteur bénéficie des extraits du reportage sur le procès de Nuremberg d’Andrée Viollis paru dans La Marseillaise. Le 31 mars 1946, l’écrivain allemand Emil Ludwig, antinazi notoire, exilé aux États-Unis pendant la Guerre et collaborateur régulier de l’hebdomadaire, donne son analyse sur « Trois figures singulières » de Nuremberg.

Les pages se tournaient-elles avec ces divers procès ? Celles de France-Amérique allaient durer jusqu'à cette année, accueillant parmi elles d’autres collaborateurs prestigieux, telle la chroniqueuse de politique étrangère Geneviève Tabouis. Celle-ci s’y interrogeait sur « Les coulisses du Luxembourg » (7 juillet 1946) ou, autre exemple, sur la « Position de la France à l’ONU » (24 novembre 1946).

Le titre, qui fêtait ses 80 ans de publication sans interruption l'année dernière, a cessé son activité le 15 mars 2024.