Interview

Roosevelt-Lindbergh : duel au sujet de l’intervention américaine contre les nazis

le 30/11/2022 par Lynne Olson, Jean-Marie Pottier
le 12/03/2020 par Lynne Olson, Jean-Marie Pottier - modifié le 30/11/2022
Charles Lindbergh (troisième en partant de la gauche) reçu par Hermann Goering (au centre) à Berlin, L’Excelsior, juillet 1936 – source : RetroNews-BnF
Charles Lindbergh (troisième en partant de la gauche) reçu par Hermann Goering (au centre) à Berlin, L’Excelsior, juillet 1936 – source : RetroNews-BnF

Si l’aviateur n’a pas détrôné le président démocrate comme l’avait imaginé Philip Roth dans son roman Le Complot contre l’Amérique, il est devenu, entre 1939 et 1941, son adversaire le plus célèbre dans le conflit qui opposa interventionnistes et isolationnistes.

La chaîne HBO commence à diffuser le 16 mars The Plot Against America, une mini-série en six épisodes adaptée par David Simon et Ed Burns (The Wire) du Complot contre l’Amérique de Philip Roth (2004). Un roman où l’écrivain américain imaginait une histoire alternative où le président Franklin D. Roosevelt était battu en 1940 par l’aviateur Charles Lindbergh, partisan d’une neutralité bienveillante envers l’Allemagne nazie.

Une période trouble de l’histoire américaine que l’historienne Lynne Olson a étudiée dans Those Angry Days. Roosevelt, Lindbergh, and America's Fight Over World War II, 1939-1941 (2013).

Propos recueillis par Jean-Marie Pottier

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RetroNews : Philip Roth a eu l’idée de son Complot contre l’Amérique en découvrant, dans l’autobiographie de l’historien Arthur Schlesinger Jr., que certains républicains avaient songé à faire de Lindbergh leur candidat à la présidence. Ce scénario aurait-il pu se produire ?

Lynne Olson : Le Complot contre l'Amérique est un livre incroyablement puissant et fondé sur un scénario intéressant, mais pas sur la réalité. Des républicains, au Congrès et en dehors, suppliaient en effet Lindbergh d’entrer en politique alors que sa popularité et sa stature avaient fait de lui le leader officieux du mouvement isolationniste – mais il a affirmé très clairement dès le début qu'il n'en avait pas envie.

Depuis l’exploit incroyable qu’avait été sa traversée de l'Atlantique en solo en 1927, qui avait fait de lui un des hommes les plus célèbres d’Amérique si ce n'est du monde, il avait essayé de rester loin des regards du public, ce qui était bien sûr impossible. Il croyait fermement en ses convictions et ne voulait pas devoir les adapter à ce qu'on croirait bon pour lui. C'était un vrai individualiste qui savait qu'il ne ferait pas un bon homme politique, et qui détestait la politique.

Vous écrivez que Lindbergh était alors le seul Américain à pouvoir rivaliser avec la popularité de Roosevelt. Comment l’expliquer ?

Lindbergh a réalisé son vol transatlantique neuf ans après la fin de la Première Guerre mondiale, à une époque pleine de cynisme et de désillusions.

La guerre était supposée avoir rendu le monde et la démocratie plus stables mais cela ne s'était pas produit. Les années 1920 avaient été une époque de bouleversements sociaux, des jeunes gens menaient un style de vie que les anciens n'appréciaient pas, avec par exemple les « garçonnes ». Les Américains étaient à la recherche d'un héros en qui croire.

Lindbergh, jeune, séduisant, modeste, collait à ce rôle. Il ne s'attendait pas à acquérir cette célébrité stupéfiante et cela l'a submergé. Il l’a utilisée mais l'a tout de suite détestée.

« Le principal adversaire de Roosevelt dans sa lutte contre l’isolationnisme fut le colonel Lindbergh », Paris-Presse, février 1950

Qu’est-ce qui l’a rendu isolationniste et si arrangeant envers l’Allemagne nazie, au point d’accepter une médaille du régime en 1938 ?

Lindbergh a été horrifié par la façon scandaleuse dont les tabloïds américains ont couvert le kidnapping et l'assassinat de son premier fils en 1932 – au point de s'introduire dans la maison funéraire où reposait le cercueil pour photographier le cadavre… En 1935, il a été invité par Hermann Goering, alors à la tête de la Luftwaffe, à venir découvrir l’aviation allemande. Il s'y connaissait en aviation et en technologie mais était très ignorant des autres sujets, notamment la politique internationale, et a accepté sans vraiment comprendre que c’était une astuce de propagande, que l'intention des Allemands était, en gros, de l'impressionner.

Cela a marché : il a expliqué au monde entier qu'il pensait que l'aviation allemande serait imbattable en cas de guerre et que les pays occidentaux, l'Angleterre, la France et certainement les États-Unis, devaient rester en dehors.

En 1947, le quotidien communiste Ce Soir en faisait « le nazi américain numéro un ». Philip Roth l’a qualifié de « suprématiste blanc ». Que pensez-vous de ces qualificatifs ?

Il était incontestablement un personnage peu sympathique, qui a fait des déclarations répugnantes. Quelqu’un de très étrange, qui avait des difficultés à manifester de l'empathie envers les gens et ne se sentait pas à l'aise avec eux. Mais je pense qu'il a été décrit comme plus maléfique qu'il ne l'était, notamment par l'administration Roosevelt, et qu’il était plus complexe que la plupart de ces étiquettes ne l'indiquent.

Prenons celle d'antisémite, par exemple. Je pense qu'il a fait, particulièrement dans son discours de Des Moines en 1941, des déclarations antisémites. Mais celles-ci constituaient la norme à l'époque dans son pays, pas une exception. La croyance selon laquelle le Juif était « l’Autre » et que les Juifs ne faisaient pas complètement partie de l'Amérique était endémique – y compris au sein du gouvernement. Le fait est qu'il les exprimait en public quand d'autres les exprimaient en privé.

Il n'était pas non plus nazi mais manifestait une surdité vis-à-vis de l’Allemagne de Hitler. Il l’admirait pour ses performances économiques et technologiques et pour le développement de ses capacités militaires mais refusait de voir le reste, la dictature et la fin des libertés. Il était au courant des persécutions contre les Juifs mais ne s'en préoccupait pas.

Il est aussi important de noter qu’il a mis fin à ses activités politiques le jour même de l’attaque contre Pearl Harbor et a soutenu publiquement la guerre et Roosevelt. Il a d'ailleurs voulu se réengager dans l'armée, ce que Roosevelt ne voulait pas, mais a quand même réussi à accomplir des missions de manière informelle avec l'US Air Force dans le Pacifique.

« Le nazi no1 des U.S.A sort de son silence », Ce Soir, avril 1947

L’isolationnisme dont il était le héraut a perdu du terrain entre 1939 et 1941. Pourquoi ?

Quand la guerre a commencé, l'Amérique était en immense majorité isolationniste. Beaucoup croyaient qu’elle s'était faite piéger par les Britanniques et, disaient-ils, les « marchands de canons » en s'engageant dans la Première Guerre mondiale. Le président Wilson avait promis que ce serait la guerre qui mettrait fin à toutes les guerres et pourtant, les revendications qui allaient mener à la Seconde Guerre mondiale ont immédiatement émergé.

Jusqu’en 1940, les Américains regardaient la guerre comme un film, comme quelque chose qui n'avait rien à voir avec leur vie. Mais la défaite de la France a été un tournant. La plupart des Américains ne connaissaient pas grand-chose des autres pays européens, la Pologne, les Pays-Bas... Mais quand ils ont vu sur les bandes d'actualité les troupes allemandes défiler dans Paris, sur les Champs-Élysées, cela les a touchés. Ils ont compris qu'ils allaient peut-être devoir s'impliquer.

Le tournant suivant a été le Blitz contre l'Angleterre de Churchill, bombardée nuit après nuit. Les correspondants à Londres, comme le journaliste de radio Edward Murrow, l’un des plus célèbres reporters américains, ont raconté la résistance des Britanniques. Les Américains ont commencé à comprendre que la Grande-Bretagne était le dernier pays à faire face à l'Allemagne et à se demander s’ils avaient une responsabilité envers elle. De plus en plus se sont mis à répondre que oui.

Ce débat de politique étrangère a lieu lors d’un temps fort de politique intérieure : l’élection présidentielle de novembre 1940.

Elle a compliqué les choses car politiquement parlant, discuter d'une intervention n'était pas la chose la plus populaire à faire. En lice pour un troisième mandat, ce qu’il était le premier à réussir [la Constitution a ensuite été révisée pour l’interdire, NDLR], Roosevelt s’est montré prudent pour éviter d'irriter les électeurs.

Mais certaines des étapes les plus importantes de l'engagement américain ont eu lieu pendant cette campagne – l’envoi à la Grande-Bretagne de vieux destroyers ou la première conscription de masse en temps de paix de l'histoire américaine. Une mesure très discutée mais qui a ouvert la possibilité, le jour où l'Amérique entrerait en guerre, d'avoir une armée de 1,5 million d'hommes.

« Roosevelt élu », Une de France, journal de la Résistance française à Londres, novembre 1940

Mais jusqu’au bout, Roosevelt semble très réticent à déclarer la guerre à l’Axe…

Il n'était même pas prêt à le faire lorsque les Japonais ont bombardé Pearl Harbor mais a été poussé à proposer une déclaration de guerre au Congrès. Et même là, et je pense que beaucoup d'Américains ne le réalisent pas, les États-Unis n’ont pas immédiatement déclaré la guerre à l'Allemagne.

C’est Hitler qui, le 11 décembre 1941, a fait la grosse erreur de déclarer la guerre aux États-Unis. Il est incontestable que nous serions entrés en guerre tôt ou tard avec l'Allemagne mais la question est de savoir si cela aurait été fait à temps pour sauver la Grande-Bretagne, qui était alors en difficulté.

Dans Le Complot contre l’Amérique, les républicains présentent un Lindbergh faisant campagne contre Roosevelt sur le refus de l’entrée en guerre. Dans la réalité, ils ont présenté Wendell Willkie, qui partageait les idées du président sortant.

Wendell Willkie a été un peu oublié mais a eu une importance extraordinaire dans le déroulement des événements. Alors que les dirigeants républicains étaient très isolationnistes, on a vu apparaître cet ancien homme d’affaires qui ne pesait rien dans le parti – et avait été démocrate des années auparavant. Plutôt conservateur en matière économique mais progressiste sur les questions sociales et internationaliste, il avait soutenu quelques initiatives de Roosevelt. Un certain nombre de républicains influents et modérés se sont mis à promouvoir sa candidature.

À l’approche de la convention républicaine, il avait un peu plus de poids mais personne ne pensait qu'il deviendrait candidat. Mais nous étions en juin 1940, Hitler venait d’occuper la France et tout d'un coup, une lame de fond s'est produite en faveur de Willkie. Ses soutiens ont quadrillé la salle de la convention et ont inondé les délégués de lettres de soutien. Willkie a fini par l’emporter au bout de plusieurs votes, de manière stupéfiante.

C'était la meilleure chose qui puisse arriver au pays. Cela a envoyé un signal clair au monde et à l'Allemagne : quel que soit le vainqueur, il serait antinazi, soutiendrait l'Angleterre et préparerait son pays à la guerre. Dès le lendemain de sa défaite, Willkie a affirmé à la radio que Roosevelt était son président et le président de tous. Et il a continué à le soutenir en 1941 quand ce dernier a proposé l'idée révolutionnaire du « prêt-bail », qui permettait d'envoyer des équipements militaires aux pays alliés aussi longtemps que nécessaire.

« M. Wendell Willkie est élu candidat républicain à la présidence des États-Unis », Le Matin, juin 1940

Le clivage entre internationalistes et interventionnistes recoupait-il celui entre démocrates et républicains ?

Les républicains avaient tendance à être le parti du Midwest, des petites villes et des zones rurales. Or, le Midwest tendait à être beaucoup plus isolationniste car il entretenait moins de relations avec le reste du monde. La plus importante organisation isolationniste de l'époque, America First, y était d'ailleurs implantée, à Chicago.

Les démocrates étaient eux plus forts sur les côtes, surtout à l’Est, qui entretenait plus de relations avec la Grande-Bretagne et le reste de l'Europe sous la forme de voyages, de liens économiques... Mais il y avait aussi des démocrates isolationnistes et des républicains internationalistes, en petit nombre mais très influents à Wall Street, dans les cabinets d'avocats, les médias ou les universités.

Existait-il un lien entre isolationnisme et antisémitisme ? Les adversaires les plus acharnés de Roosevelt lui reprochaient alors d’avoir nommé plusieurs Américains de confession juive à des postes clés – comme le juge de la Cour suprême Felix Frankfurter...

Il existait un important élément antisémite chez les isolationnistes, qu’on a notamment pu observer chez America First avec l’homme d’affaires Henry Ford, qui était très antisémite. Mais ce mouvement ne s'y réduisait pas. Un certain nombre de ses membres étaient des progressistes, des pacifistes : ces derniers ne voulaient pas d'une guerre parce qu'elle aurait un impact terrible sur les libertés publiques – ce qui a été le cas.

« L’Amérique juive », pleine page au sujet de Roosevelt et d’un improbable « gang juif » autour de lui selon le journal d’extrême droite antisémite Je suis partout, 1941

Comment expliquez-vous que ce débat acharné sur l’entrée en guerre a, comme vous l’écrivez, « largement disparu de la mémoire américaine » ?

Une fois que nous sommes entrés en guerre, le pays s'est rassemblé. Il a préféré penser à cette époque comme celle d’une guerre juste et victorieuse, dans laquelle l’Amérique était venue « sauver la démocratie » et était sortie comme première superpuissance mondiale. Je pense que la plupart des Américains ne préfèrent pas repenser à ce débat brutal qui a agité le pays avant, ou plus probablement, ne le connaissent pas.

Avez-vous vu des échos de ces « jours de colère » que vous décrivez dans d’autres époques de l’histoire des États-Unis depuis ?

Des éléments de ce débat sur la guerre se sont répétés. La période du maccarthysme en est un bon exemple, avec cette démonisation à tort, cette façon de qualifier l'autre de « non-Américain ». Ou encore la manière dont Obama a été traité et l'est encore. Il existe aussi beaucoup de similarités entre les années 1920 et 1930 dans ce pays et ce qui s'y déroule aujourd'hui, par exemple envers les immigrants.

Lynne Olson a publié  Those Angry Days. Roosevelt, Lindbergh, and America's Fight Over World War II, 1939-1941, chez Random House,  en 2013. L’autrice a publié en 2019 chez le même éditeur Madame Fourcade’s Secret War. The Daring Young Woman Who Led France’s Largest Spy Network Against Hitler, un livre sur la résistante française Marie-Madeleine Fourcade.