Interview

Un miroir de l'épisode des « tondues » : la répression des relations entre Allemandes et prisonniers français

Moins étudiées que les relations des femmes françaises avec l'occupant allemand, celles entre les prisonniers de guerre français et les femmes allemandes ont donné lieu à une répression féroce de la part du régime nazi, étudiée en détail par l'historienne Gwendoline Cicottini.

Chercheuse au mémorial du camp de concentration de Buchenwald, l'historienne Gwendoline Cicottini a consacré sa thèse de doctorat, soutenue en 2020, aux relations entre femmes allemandes et prisonniers de guerre français durant la Seconde Guerre mondiale. Dans ce travail, qui fera l'objet d'une publication en livre en 2024, elle analyse la façon dont le IIIe Reich a réprimé ces relations mais aussi dont celles-ci ont parfois survécu au conflit, notamment au travers de la naissance d'enfants.

Propos recueillis par Jean-Marie Pottier.

Retronews : Pourquoi vous êtes-vous lancée dans une thèse sur les relations entre prisonniers de guerre français et femmes allemandes ?

Gwendoline Cicottini : S'il y avait un sujet qui m'avait vraiment frappée durant mes études d'histoire, c'était le cas des femmes tondues, notamment au travers de la photo prise par Robert Capa d'une tondue avec son enfant dans les bras. Pour mon master, j'ai fait une année d'Erasmus à Berlin et il fallait que je choisisse un sujet franco-allemand : je me suis donc intéressée aux enfants nés des relations entre prisonniers de guerre français et femmes allemandes, une histoire en miroir de celle des femmes tondues qui n'avait pas été souvent abordée.

En menant mes recherches en Allemagne, je suis tombée sur des dossiers de condamnations de femmes allemandes pour relations avec des prisonniers de guerre français, en allemand le Verbotener Umgang, et de là m'est venue l'idée de poursuivre une thèse sur ce sujet précis.

Quelle législation régissait ces relations ?

Un décret daté du 25 novembre 1939 interdit, sous peine de prison ou de travaux forcés, les relations entre femmes allemandes et prisonniers de guerre. À la base, il vise plutôt les relations entre femmes allemandes et polonais puisque concrètement, il n'y a alors pas encore de prisonniers de guerre français. Un deuxième décret, publié le 11 mai 1940, le complète en précisant que tout contact est interdit à part les relations dans le cadre du travail : comme des prisonniers de guerre travaillent avec des femmes allemandes, on ne peut pas interdire toute conversation.

Dans les faits, les condamnations peuvent résulter aussi bien d'une discussion, dont on considère qu'elle peut être une porte ouverte à davantage ou à une aide à l'évasion, que de relations sexuelles. Parfois s'ajoutent à ces décrets des législations locales ou des instructions aux juges : en juin 1941, Wilhelm Keitel, le commandant suprême des forces armées allemandes, affirme ainsi que toute relation entre prisonniers de guerre et femmes allemandes doit être punie de mort – ce qui arrive très rarement au final.

En octobre 1946, l'écrivain Francis Ambrière, prix Goncourt pour son roman Les Grandes vacances consacré aux prisonniers de guerre français, évoque dans la revue féminine Claudine les relations entre femmes allemandes et prisonniers de guerre français.

Les différentes nationalités sont-elles logées à la même enseigne ? Et les autres catégories de Français présents en Allemagne, comme les travailleurs du STO, soumis aux mêmes contraintes ?

Les relations avec les travailleurs du STO ou les autres catégories de Français sont aussi non souhaitées ou interdites, mais en soi, il n'y a pas de cadre légal. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a aucune répression, comme on le voit dans les travaux de Patrice Arnaud, soit par d'autres mesures légales – par exemple s'il y a eu aussi une aide à l'évasion ou des propos injurieux contre le Reich –, soit par des mesures arbitraires.

Les travailleurs de l'Est, les Polonais par exemple, ne sont eux pas des prisonniers de guerre, donc en théorie ne sont pas passibles du même décret mais ont été touchés par énormément de condamnations dans le cadre du Rassenschande, la loi sur la « honte raciale », qui s'applique aussi aux relations avec les Juifs. Du côté des Français, cette loi ne s'applique qu'à certaines catégories, par exemple ceux originaires des colonies ou du Maghreb.

Quelle part, justement, peut-on faire à l'idéologie racialiste du IIIe Reich dans la répression de ces relations entre prisonniers français et femmes allemandes ?

D'un pur point de vue légal, les décrets portent sur des relations entre ennemis et le même genre de poursuites existait déjà pendant la Première Guerre mondiale, donc sans tout l'appareillage idéologique nazi qui apparaît dans les jugements. Mais dans les jugements, justement, envers ces femmes et ces prisonniers de guerre, apparaît l'idéologie raciale des nazis : une même phrase revient toujours, selon laquelle ces femmes auraient « heurté l'honneur allemand ».

Vous citez souvent dans votre thèse un concept allemand, la Volksgemeinschaft. Que signifie-t-il ? 

Je le traduis par « Communauté du peuple-race », traduction que j'emprunte à l'historienne Claire Andrieu. La Volksgemeinschaft est un terme contemporain, repris par les nazis, qui définit  concrètement la société nazie dans une perspective raciale, les individus mettant de côté leurs intérêts personnels au profit de la collectivité. Elle n'englobe pas tout le monde mais seulement les éléments « sains » de la société, les Aryens et les Aryennes. Il y a ceux qui y sont inclus et ceux qui en sont exclus.

Les femmes nazies font partie de cette Volksgemeinschaft mais du moment qu'elles ont des relations avec des prisonniers de guerre français ou d'autres nationalités, elles prennent le risque d'être exclues de cette société, dont les prisonniers de guerre français, eux, le sont déjà.

Quelle estimation statistique peut-on faire de la répression menée contre les prisonniers de guerre français et les femmes allemandes ? 

Aux Archives nationales, on trouve 21 000 dossiers judiciaires concernant les prisonniers de guerre français en Allemagne. Et sur ces 21 000, il y en a 14 000 qui portent sur des relations avec les femmes allemandes. Ce chiffre marque un nombre minimum de relations car il y a eu d'autres formes de répression, des peines disciplinaires, des dossiers qui se sont perdus, des relations qui n'ont jamais été sues...

Fin 1940, 7 jours, un hebdomadaire basé à Lyon, publie un long témoignage sur les stalags, qui évoque l'interdiction faite « de s’approcher des femmes et des jeunes filles allemandes sous peine de prison ».

Vous avez étudié 1 785 de ces dossiers dans trois régions militaires, Berlin, Stuttgart et Dresde. Quelles conclusions statistiques en tirez-vous ?

Sur le plan chronologique, il y a forcément moins de condamnations au début puis elles augmentent en 1942-1943, au milieu de la guerre, quand les prisonniers de guerre sont, on va dire, bien installés. Je n'ai pas eu l'impression de voir une correspondance entre les événements politiques et les condamnations. Les profils sont très variés : environ la moitié des femmes concernées sont mariées et la moitié célibataires, la moitié des relations débutent en milieu urbain et la moitié en milieu rural.

Sur le plan qualitatif, le premier aspect intéressant, c'est ce qu'on apprend sur ces couples : les conditions de rencontre, ce qui s'est passé pendant ces rencontres, combien de temps la relation a duré... J'ai par exemple lu l'histoire d'un couple dont la relation a duré plus de deux ans et qui se retrouvait souvent dans un camp de prisonniers de guerre et menait sa vie intime dans une chambre occupée par douze autres prisonniers.

Les lieux de rencontres nous en apprennent un peu plus sur le quotidien des prisonniers : le travail, l'usine, était surtout le lieu des premiers contacts, et après les personnes se retrouvaient souvent à l'extérieur, le soir ou le dimanche, par exemple dans des parcs. Dans les villes, il y avait tellement de prisonniers que parfois, certains étaient hébergés dans des immeubles où habitaient des civils, dans des gymnases d'école, et se retrouvaient au centre de la population. À la campagne, certains prisonniers faisaient le trajet matin et soir entre le camp et la ferme mais certains habitaient sur la ferme et pouvaient facilement échapper aux contrôles la nuit.

Ce qu'on découvre aussi, c'est que les jugements décrivent beaucoup les pratiques sexuelles, avec parfois des détails crus sur le nombre de rapports, les positions exactes... Je pense qu'il y a un aspect voyeuriste : concrètement, ce sont des hommes qui jugent des femmes qui ont eu des comportements sexuels dits déviants, veulent tirer le plus possible de cet aspect sexuel et veulent quelque peu humilier ces femmes qui se sont « exclues » de la société nazie.

Dans France-Amérique, un magazine créé par des exilés français aux États-Unis en soutien de la Résistance, des prisonniers évadés évoquent l'attitude des femmes allemandes envers eux.

En miroir de ces poursuites contre les femmes, qu'avez-vous trouvé dans les poursuites menées contre les prisonniers français ?

Les peines, et cela vaut pour tous les districts militaires, sont en général plus élevées : en moyenne entre deux et trois ans de prison militaire. Ces prisonniers ne sont pas jugés par les tribunaux civils mais par les tribunaux militaires, pour délit de désobéissance militaire. Leurs dossiers sont moins détaillés que celui des femmes : l'aspect racial intéresse moins les juges puisque les prisonniers français n'appartiennent pas à la Volksgemeinschaft ; pour l'aspect sexuel, on considère que ce sont des hommes, donc qu'ils ont des besoins. On les condamne parce qu'ils ont eu des contacts avec des femmes allemandes et que c'est interdit, mais on les comprend un peu malgré tout.

Le jugement se fait davantage sur le plan légal et moins sur le plan moral. J'ai trouvé quelques dossiers où des prisonniers français sont jugés plusieurs mois après la condamnation de la femme allemande et acquittés en raison d'une insuffisance de preuves : la femme reste pourtant condamnée pour ses mœurs « déviantes », même si l’on ne sait pas ce qu’il s’est passé…

Au final, quelle comparaison peut-on faire entre ces relations de guerre en Allemagne et celles entre l'occupant allemand et les femmes françaises ?

Il y a quelque chose de similaire, c'est le jugement moral : en France ou en Allemagne, c'est vraiment la sexualité des femmes qui est jugée. En Allemagne, les femmes qui ont des relations avec les prisonniers de guerre français sont condamnées mais ce qui s'est passé du côté des soldats allemands a été tabou, à l'époque et même après. Du côté français, même chose : les femmes qui ont eu des relations avec les Allemands ont été poursuivies, qualifiées de « collaboratrices horizontales », mais on a peu parlé des Français qui ont eu des relations avec des femmes allemandes, plus faciles à dissimuler si eux-mêmes n'en parlaient pas.

La question d'un possible bouleversement des rôles se pose aussi. En Allemagne, les femmes, qui font partie du peuple vainqueur, ont des relations avec les vaincus, les prisonniers de guerre français. De même que certaines femmes françaises pouvaient avoir des avantages si elles s'engageaient dans une relation avec un soldat allemand, un prisonnier pouvait obtenir des avantages en nouant une relation avec une femme allemande. Pourtant, les rôles classiques ont aussi persisté : dans pas mal de cas, les prisonniers de guerre français ont aussi pu exercer des pressions sur les femmes allemandes pour avoir des rapports sexuels avec elles, par exemple en menaçant de quitter l'exploitation agricole.

En août 1945, une section locale du parti démocrate-chrétien MRP s'insurge de l'arrivée avec des prisonniers français de femmes allemandes, « récompensées de leur inconduite » au contraire des femmes françaises poursuivies pour leurs relations avec l'occupant.

Vous concluez votre thèse sur le prolongement de certaines de ces relations : la naissance d'un enfant.

Ce point me tenait à cœur car ma rencontre avec des associations d'enfants de la guerre et mes interviews avec certains d'entre eux a constitué mon point d'entrée dans le sujet. Au début de mon travail de thèse, très peu de femmes poursuivies pour des relations avec des prisonniers de guerre français étaient encore en vie, même si j'ai pu en interviewer deux, l'une condamnée, l'autre pas, ce qui constituait une source extraordinaire.

Ce sujet des enfants m'a permis d'étudier la continuité des relations sur un temps long, la façon par exemple dont ils ont été ou non stigmatisés après la guerre et dont ils ont pu tenter de retrouver leur famille française. Il m'a permis de boucler la boucle.

Gwendoline Cicottini est chargée de recherche au Mémorial de Buchenwald. Sa thèse de doctorat en histoire, « Relations interdites, enfants oubliés ? Les relations entre femmes allemandes et prisonniers de guerre français pendant la Seconde Guerre mondiale », soutenue en 2020 sous la direction d'Isabelle Renaudet et Johannes Großmann, fera l'objet d'une publication en livre en 2024.

Pour en savoir plus :

Arnaud, Patrice, Les STO : Histoire des Français requis en Allemagne nazie 1942 - 1945, Paris, CNRS Éd., 2019

Cicottini, Gwendoline, « Relations interdites, enfants oubliés? Les relations entre femmes allemandes et prisonniers de guerre français pendant la Seconde Guerre mondiale », dans : Paul Maurice, Étienne Dubslaff, Maude Williams (éd.), Fraternisations franco-allemandes en temps de guerre. Perspectives interdisciplinaires des fraternisations lors des conflits franco-allemands contemporains (1799–1945), Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2019

Fauroux, Camille, « “Souvenir d’une petite amie de captivité” : ouvrières françaises et prisonniers de guerre à Berlin entre 1940 et 1945 », in: Guerres mondiales et conflits contemporains, vol. 274, no. 2, 2019

Gayme, Evelyne, Prisonniers de guerre: Vivre la captivité de 1940 à nos jours, Imago, Paris, 2019

Virgili, Fabrice, Naître ennemi. Les enfants de couples franco-allemands nés pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Payot, 2009

Woehrle, Christophe, Prisonniers de guerre… : … Dans l'industrie de guerre allemande (1940-1945), Beaumontois, Les Éditions Secrets de pays, 2019