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Jean Perrigault : un reporter de guerre face à la censure

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

La guerre italo-éthiopienne compte parmi les grands conflits de l’entre-deux-guerres. Sa couverture par la presse française est l’occasion d’interroger les mécanismes de la censure et la trajectoire d’un correspondant de guerre méconnu, Jean Perrigault.

Le parcours d’un reporter étonnant

Né à Cancale en 1884 et mort à Paris en 1955, Jean Perrigault est un écrivain et journaliste professionnel s’étant spécialisé tardivement dans le reportage colonial. Il débute dans les lettres au lendemain de la Grande Guerre, pendant laquelle il sert en Serbie et en Macédoine. Il publie en 1920 un premier volume de contes tirés de son expérience militaire.

Plusieurs paraissent dans le quotidien Le Matin entre avril 1920 et mars 1922.

« Et c’était là, dans l’armée serbe, toute ma famille errante, une famille avec laquelle je m’entendais si bien que notre séparation fut accompagnée d’un drame, un vrai, avec tout ce qui fait le drame moderne : les larmes, le désespoir et l’heureux dénouement. »

Ce n’est toutefois pas au Matin qu’il fait ses armes comme journaliste, mais à la Voix du combattant, organe de l’Union nationale des combattants. Il rédige aussi des articles au Progrès Civique au début des années 1920, avant de devenir secrétaire de ce même journal. De là, il part pour la Côte d’Azur, où il devient rédacteur en chef du Petit Niçois, poste dont il démissionne en octobre 1926.

De retour à Paris, il devient reporter à Paris-Soir en 1927-1928. Il y couvre des événements parisiens, mondains et artistiques. Il pratique aussi un petit reportage social caractéristique du Paris-Soir de ces années, quotidien alors de peu de moyens, en écrivant par exemple à propos des gosses de Belleville ou des forains. Le reportage au long cours est encore loin !

En 1928-1929, Jean Perrigault est poursuivi dans un procès pour diffamation concernant une campagne de presse qu’il mène depuis 1923. Comme l’écrivain-reporter Roland Dorgelès, il est accusé d’avoir diffamé les « exploiteurs de cadavres » Francis et Serge Perret, anciens entrepreneurs des exhumations du front de la Grande Guerre, qu’il accusait d’avoir tiré profit de cette activité.

À partir de 1930, Perrigault reprend ses activités journalistiques par une collaboration au Petit Journal, où il rédige des chroniques d’opinion politique et des reportages exploitant son intérêt pour l’armée.

C’est donc après un parcours tortueux et diversifié dans le journalisme que Perrigault passe du Petit Journal au Matin, en janvier 1931. Chose étonnante, il débute alors une série intensive de reportages au long cours, publiés en feuilletons.

Il réalise à partir de ce moment environ trois reportages par année au Matin (rien de moins que douze reportages en quatre ans). Ceux-ci ne sont pas liés à l’actualité brûlante, mais exploitent des sujets canoniques du grand reportage des années 1930 : l’exotisme africain, l’armée coloniale, les romanichels, les nomades du désert, les îles antillaises, les forçats évadés, la Chine… Plusieurs de ces sujets rapprochent singulièrement Perrigault d’un reporter comme Albert Londres.

Perrigault semble nourrir, pendant ses années au Matin, la volonté de se construire une image (et une production journalistique) d’écrivain-reporter aventurier (alors qu’il est déjà âgé d’une cinquantaine d’années !). De plus, Perrigault pratique la photographie et ses propres clichés illustrent les livraisons de ses reportages.

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La couverture de la guerre italo-éthiopienne : du côté éthiopien

Si Jean Perrigault a voulu s’imposer comme écrivain-reporter et s’il est déjà un journaliste expérimenté en 1935, c’est bien la toute première fois de sa carrière qu’il fait œuvre de correspondant de guerre lorsqu’il entame sa couverture de la guerre italo-éthiopienne.

Il est alors le principal reporter du Matin sur le théâtre du conflit, tant par la quantité d’articles qu’il a donnés que par l’importance de ses déplacements sur le terrain. Ce fait indique que le travail de correspondant de guerre est encore une profession aux frontières assez peu délimitées dans les années 1930, puisqu’un reporter généraliste est choisi pour l’exercer.

Néanmoins, Perrigault était sans doute un choix logique pour Le Matin : il connaissait bien l’Afrique, y avait réalisé plusieurs reportages croisant les questions militaires et coloniales, et avait lui-même déjà servi dans l’armée.

Pendant les mois qu’il passe en Afrique en 1935, le reporter fournit au Matin à la fois des articles longs (transmis par avion – mode de transport nouvellement employé par les quotidiens dans les années 1930), des dépêches courtes (transmises plus rapidement par T.S.F. ou par câble) et parfois des reportages photographiques. Ces derniers paraissent en dernière page, consacrée à l’actualité en images.

Présent sur place dès le mois de mai 1935, alors que le conflit ne débute qu’en octobre, Perrigault couvre dans les premiers temps la situation du côté éthiopien, avant de suivre minutieusement les préparatifs du côté italien. Il commence son voyage à Djibouti puis se rend à Addis-Abeba, capitale éthiopienne, où il rencontre le négus et fait l’inventaire des armées éthiopiennes.

« Dans la prairie, sous ma fenêtre, cinquante civils en chamma blanche ou veste kaki et pieds nus, les employés de la poste d’Addis-Abeba font, sans armes, l’exercice aux commandements criés dans un français plus que bizarre par une manière de gradé. […]

Non, l’Éthiopie ne mobilise pas : elle fait seulement l’exercice, et il est infiniment probable qu’elle n’aura jamais besoin de mobiliser, au sens européen du mot, parce qu’elle est tout entière en armes d’un bout à l’autre de l’année, que les temps soient calmes ou non. »

Du côté italien

Perrigault se rend ensuite du côté italien et s’attache également à décrire les préparatifs et l’état des armements. Au moment du déclenchement de la guerre, il se trouve toujours du côté italien et y reste jusqu’en décembre, pour suivre l’avancée des troupes mussoliniennes.

Dans cette seconde phrase de la couverture du conflit, plus longue, Jean Perrigault raconte en détail les visites qu’il effectue auprès des différents corps de l’armée italienne. Il observe leurs campements, les travaux routiers importants qu’ils réalisent.

Un écueil se dessine dans ce reportage de guerre : Perrigault, étrangement, ne semble jamais se situer à proximité des batailles ! En effet, à en croire ses articles, l’avancée de l’armée italienne semble facile et peu de batailles sont livrées.

« Adigrat fut prise sans coup férir. […]

Nous eûmes la chance d’être parmi les premiers civils qui pénétrèrent à Adigrat après avoir roulé sur les 10 lieues de cette route miraculeuse que, en quatre jours, soldats et travailleurs italiens ont percée de ce côté de l’Éthiopie. »

Si Perrigault suit l’armée, c’est toujours après la conquête d’une nouvelle position. Le plus près qu’il sera du conflit est évoqué dans un article du 7 octobre – peu après le début de la guerre –, alors qu’il affirme se réveiller au quartier général italien en entendant « de violentes explosions » et en apercevant « une colonne de fumée dans les environs immédiat d’Adoua ».

Perrigault ne se met donc jamais en scène en reporter sous les balles, contrairement à la représentation que l’on retrouve dans beaucoup de correspondances de guerre depuis la fin du XIXe siècle.

Cette absence est sans doute pour partie liée à la nature de la guerre italo-éthiopienne et à un contrôle de la part des troupes italiennes sur le travail des journalistes. Le manque d’information, associé au temps long passé par Perrigault sur le terrain, conduit le reporter à consacrer une large part de ses articles à des à-côtés : sujets de distraction, éléments pittoresques, étude de mœurs.

Par exemple, Perrigault rédige une lettre sur les mœurs des soldats, une autre sur l’esclavage en Éthiopie, questions connexes à la guerre. Il s’attarde à la beauté du paysage, aux mœurs des habitants. « On voudrait n’être, en cette terre antique, qu’un promeneur éveillé », note-t-il le 17 juillet.

Peut-être Perrigault est-il réellement davantage attiré par les autres dimensions du pays que par la guerre puisqu’après tout, il est d’abord, avant d’être un correspondant de guerre, un reporter au long cours, friand de voyages et d’expériences exotiques.

Toutefois, il évoque également à diverses reprises son travail de correspondant de guerre. Il mentionne ains qu’il est le « premier journaliste français admis parmi le corps expéditionnaire italien » et insiste sur l’exclusivité de son reportage. Il fait également référence aux aléas de ses déplacements entre les villes.

« Mais les routes sont dures, les distances considérables et grande, la fatigue à pérégriner dans ces régions de haute montagne, quand il vous faut subir, dans une journée, des différences d’altitude de plusieurs centaines de mètres, pour revenir, en fin de compte, sous la pluie d’orage, à des hauteurs qui, en Europe, pendant l’été, supporteraient des glaciers et des neiges éternelles. »

Un inexplicable silence

En décembre, la correspondance de guerre cesse brutalement et, avec elle, toute collaboration de Perrigault au Matin. Il est fort probable que la censure ou qu’un conflit entre Perrigault et son journal ait mené à ce silence. En effet, la production journalistique des correspondants de la guerre italo-éthiopienne était soumise à plusieurs contraintes. L’utilisation des lignes de la poste aérienne italienne pour la transmission des lettres constituait déjà un premier filtre du courrier.

« C’est un avion italien qui vous apportera cet article.

Il vient de Mogadishu où il a chargé les lettres des valeureux soldats du général Graziani, les héros des derniers communiqués, et après une escale à Asmara il gagnera Brindis à toutes ailes en passant par Alexandrie. »

Tout comme ses télégrammes, qui transitent par Rome, les lettres de Perrigault sont véhiculées par les canaux de transmission officiels de l’armée italienne. Peut-on croire en l’objectivité d’un reporter dans ces circonstances ? Quelle est d’ailleurs sa position sur le conflit ?

Du côté du Matin, le fait d’avoir envoyé Perrigault si tôt sur le terrain et de lui avoir fait suivre principalement l’armée italienne apparaît comme un geste orienté. Il s’agit d’un investissement idéologique pour le quotidien, dont l’envoyé exalte l’énergie déployée par les Italiens dans les préparatifs du conflit, alors que la majorité des journalistes n’arriveront sur le terrain qu’après la déclaration de guerre.

De fait, le reportage de Perrigault n’a pas même l’apparence de l’objectivité. Si le reporter se rend du côté éthiopien, c’est bien pour appeler une œuvre civilisatrice salutaire, selon les préjugés racistes et colonialistes de l’époque. Présentant l’Éthiopie comme un « pays anarchique », une terre d’esclavage peu digne des « nations civilisées », Perrigault se demande si les visées de l’Italie ne sont pas « aussi utiles à la civilisation que l’œuvre poursuivie par la France au Maroc depuis 1912 ».

Une fois du côté italien, sa description exalte l’« atmosphère de mysticisme patriotique » qui règne parmi les troupes. Perrigault glorifie ainsi les ouvriers italiens et les chemises noires.

« Notre admiration est grande devant les efforts de ces rudes travailleurs, peinant dans le sable et les rochers sous un soleil tropical, logeant dans des barques aux planches couvertes d’inscriptions patriotiques et quittant la pioche pour saluer, le bras droit levé, notre voiture. »

Le parti pris est évident, qui se déploie au nom de l’amitié franco-italienne et de « l’alliance latine ». Mais correspond-il à la vision personnelle de Perrigault ? Il est permis d’en douter, puisqu’il semble que la contrainte idéologique du Matin couplée à la censure italienne ait mené à une crise de conscience de la part du reporter, sinon à un conflit, et à l’arrêt abrupt de la collaboration de ce dernier au Matin.

En effet, on retrouve en janvier 1939 une explication de Perrigault dans l’hebdomadaire de gauche Marianne. Le reporter y produit son mea culpa. Revenant sur son travail pour Le Matin, il présente désormais une vision critique de l’armée italienne. Il évoque les victimes civiles et l’indifférence des Italiens pour les conséquences de leurs bombardements.

Surtout, il pointe la censure sévère qui gênait le travail des correspondants et sévissait à deux endroits : d’abord localement, avant la transmission des télégrammes, puis en Italie, lors de leur retransmission à Rome, où était appliquée ce qu’il nomme une « super-censure ». En outre, Perrigault évoque les mauvaises conditions des reporters sur le terrain.

« Pas de nouvelles, pas de voiture pour aller rejoindre et visiter l’armée victorieuse. Bloqués dans Asmara, mal logés, encore plus mal nourris, espionnés, empêchés de faire leur métier, les correspondants de guerre décampèrent l’un après l’autre, les plus indépendants les premiers.  »

Perrigault aurait donc quitté le terrain par souci d’indépendance, une affirmation qu’il accompagne d’une critique de son propre travail et de la position française dans le conflit italo-éthiopien. Il dénonce rétrospectivement l’attitude de la France qui, en privant Addis-Abeba de tout ravitaillement en armes et en munitions, a violé le traité franco-anglo-italo-éthiopien d’août 1930 et servi les intérêts italiens.

Perrigault est-il sincère ici ? Se donne-t-il rétrospectivement le beau rôle en affirmant sa soumission à la censure ? La question est certes difficile à résoudre.

Il demeure que ses collaborations ultérieures à des titres de la presse de gauche (Ce soir, Marianne, Regards) et la rupture complète avec Le Matin laissent croire à un véritable sentiment de culpabilité et à un virage politique, une prise de conscience de la responsabilité de tout journaliste – même prisonnier des lignes idéologiques d’un journal – vis-à-vis des événements qu’il couvre.

Mélodie Simard-Houde est historienne, chercheure associée au RIRRA-21 (Université Paul-Valéry Montpellier 3). Elle a publié un ouvrage, Le reporter et ses fictions. Poétique historique d’un imaginaire, aux Presses universitaires de Limoges en 2017.