Interview

Le mythe de « l’entrepreneur » : conversation avec Anthony Galluzzo

le 23/05/2023 par Anthony Galuzzo, William Blanc
le 21/05/2023 par Anthony Galuzzo, William Blanc - modifié le 23/05/2023

De Benjamin Franklin à Elon Musk, retour sur une longue fable qui parcourt l’ère contemporaine : le chef d’entreprise médiatique se serait « fait tout seul » et aurait bâti sa fortune en dépit de toute aide extérieure.

Festival L'Histoire à venir

6e édition du 24 au 28 mai 2023

À Toulouse, le festival proposera plus de 90 rencontres avec des chercheur·ses en histoire, en sciences humaines et sociales, auteur·rices, artistes et journalistes autour du thème « Il était une fois le progrès ». RetroNews est partenaire.

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L’actualité est pleine d’entrepreneurs qui, nous dit-on, auraient, par la seule force de leur génie inventif, bâti d’immenses empires industriels, créé des emplois par dizaines de milliers, voire fait avancer la science et la technologie à grands pas. Avec son livre Le Mythe de l’entrepreneur (Zones, 2023), Anthony Galuzzo, maître de conférences en sciences de gestion, permet de revenir aux sources des représentations sociales qui, dès le XIXe siècle, accouche de cette figure, offrant une salutaire déconstruction des légendes racontées sur ces personnages en réalité bien plus communs qu’on ne le dit.

Propos recueillis par William Blanc.

Anthony Galuzzo participera au festival L’Histoire à venir, qui se tiendra du 24 au 28 mai 2023.

RetroNews : En 1931, quand meurt Edison, on peut lire en page de Une de L’Ouest Eclair les propos suivants « La vie de Thomas Edison est un véritable roman. L’ascension de ce vendeur de journaux, devenu multimillionnaire et d’abord grand savant, touche au fantastique. » Que vous inspire cette phrase ?

Anthony Galluzzo : Thomas Edison a toujours eu un très bon rapport avec la presse, et en retour, celle-ci aimait beaucoup couvrir ses travaux. Avec lui, et son contemporain Andrew Carnegie, apparaissent deux caractéristiques qui perdurent encore chez certaines figures actuelles du capitalisme américain.

Tout d’abord, il communiquait énormément sur ses projets en cours. Son succès coïncide d’ailleurs – et ce n’est pas un hasard – avec le développement de la presse de masse qui sert de caisse de résonance aux propos des célébrités entrepreneuriales. Ensuite, Edison aimait se parer de l’habit du futurologue, et était consulté comme un oracle, capable, par son génie supposé, de prédire les bienfaits qu’apporterait la technologie dans un avenir plus ou moins proche. Cette vision a été largement déconstruite par Randall Stross dans son livre The Wizard of Menlo Park (2007) qui remet en cause la validité scientifique de nombre de ses propos. Mais Stross rappelle aussi qu’Edison plaisait à la presse non pour son sérieux, mais parce que ses frasques faisaient vendre du papier.

On retrouve cet aspect aujourd’hui avec des personnages comme Elon Musk qui tous les six à douze mois explique qu’il va révolutionner l’économie avec de nouvelles inventions ou de nouvelles entreprises. C’est souvent complètement farfelu, comme en 2016 où il affirme pouvoir poser une fusée sur Mars deux ans plus tard et y envoyer un équipage humain d’ici 2024. Musk, comme Edison en son temps, multiplie les annonces fracassantes pour être constamment au centre de l’attention.

Dans votre histoire du mythe de l’entrepreneur, vous remontez jusqu’à Benjamin Franklin au XVIIIe siècle.

Oui, comme l’a bien noté Pamela Walker Laird dans son livre Pull : Networking and Success Since Benjamin Franklin (2006) c’est l’une des premières incarnations célèbres du self-made-man qui a l’avantage d’être une figure à multiples facettes : homme d’État, homme de lettres, inventeur et entrepreneur. Lorsqu’on inaugure sa statue à Boston en 1856, l’orateur explique à la foule que Franklin « donne un exemple de diligence, d’économie et de vertu, personnifie le succès triomphal qui peut attendre ceux d’entre vous qui le suivront » avant d’inviter à voir en lui « un homme qui s’est élevé à partir de rien, qui ne doit rien à l’héritage ».

Ce type de discours illustre bien le caractère idéologique du mythe de l’entrepreneur, qui affirme que l’ascension sociale n’est due qu’au travail et à la volonté des individus. En fait, à bien y regarder, tous les parcours individuels, même ceux présentés comme « miraculeux », s’expliquent. Dans le cas de Franklin, c’était un homme, blanc et anglo-saxon, trois déterminations centrales à l’époque qui ont été autant d’atouts dans son ascension sociale. Il était également issu de la classe moyenne fortement dotée en capital culturel – le frère de Franklin était imprimeur –, élément qui se retrouve dans nombre de parcours d’entrepreneurs américains, ce qui lui a permis d’être coopté par l’élite bourgeoise de Philadelphie.

Un siècle plus tard, Andrew Carnegie est issu de la classe ouvrière éduquée et à la chance d’être aussi au bon endroit au bon moment, à l’époque où l’industrie des chemins de fer connait un essor sans précédent. Dans le processus d’héroïsation de ces personnages, tous ces éléments favorables sont souvent gommés. On préfère mettre en avant leur « volonté » et leur travail individuels, comme si, ainsi que le faisaient déjà remarquer certains critiques socialistes de la fin du XIXe siècle, l’ouvrier et le paysan ne travaillaient pas où ne faisaient pas eux-mêmes preuve de volonté.

Ce mythe de l’entrepreneur est-il lié au protestantisme, que Max Weber associait au développement du capitalisme ? 

Complétement. Certaines analyses des propos de Benjamin Franklin montrent qu’il s’inspire fortement de prêches anglicans prononcés un siècle plus tôt. Mais notons tout de même qu’à la fin du XIXe siècle, toutes ces idées sont retravaillées au moment où les grandes entreprises émergent et vampirisent le marché. Cela provoque une crise d’identité aux États-Unis, qui s’étaient d’abord construits comme une république agraire ainsi que l’imaginait Thomas Jefferson, comme une nation où la « main invisible du marché » animait un ensemble de petits acteurs isolés. Il faut donc réinventer le self-made-man.

Vient alors la figure de l’entrepreneur moderne, qui promeut l’idée que l’individu peut encore agir et faire plier à sa volonté les forces économiques. En parallèle se diffuse, dès le début du XXe siècle, toute une littérature du self help qui annonce le développement personnel.

Le mythe de l’entrepreneur serait donc une réponse au phénomène des « barons voleurs » aux États-Unis ?

Oui. C’est un mythe qui se forge en réponse à la question de l’accumulation du capital. Il essaie de justifier en quoi certains hommes – car ce mythe est essentiellement masculin – seraient légitimes pour cumuler des fortunes équivalentes à celles de dizaines de millions d’êtres humains réunis.

Outre les socialistes, ce problème est posé par les muckrackers [littéralement : « fouilles-merde », NDLR], des journalistes réformistes qui attaquent, dans la presse à grand tirage, ceux qu’ils appellent les « barons voleurs ». Mais leur but n’est pas non plus de critiquer radicalement le capitalisme. Ils développent plutôt une narration qui sépare le monde patronal en deux : d’un côté, les bons entrepreneurs créatifs, que l’on oppose aux méchants spéculateurs, incarnés de leur côté par des personnages comme Jay Gould ou J-P Morgan. Passer d’une catégorie à l’autre est possible, mais est plus lié à une capacité à s’autopromouvoir dans les médias qu’à un véritable génie de l’innovation.

Ainsi, après avoir méprisé la presse, J. D. Rockefeller comprend qu’il peut consolider son pouvoir s’il contrôle son récit médiatique. Il se dote alors de conseillers en communication qui finissent par le rendre sympathique. On voit, à travers cet exemple, que tout le jeu pour les grands patrons à l’époque est de se légitimer comme des entrepreneurs, c’est-à-dire de gens au service d’un dessein prométhéen, d’un projet humaniste, et non pas de simples financiers juste aptes à faire fructifier leur capital.

Revenons un peu sur les médias employés par ces entrepreneurs. Ont-ils des liens directs avec les grands patrons de presse ?

Les médias employés diffèrent selon les individus, mais les types d’interventions publiques sont souvent les mêmes : le portrait, l’entretien, voire la tribune signée directement par l’entrepreneur. Certains participaient aux débats intellectuels de leur temps, comme Carnegie. Quant à la presse, certes, elle pouvait se montrer très critique face à la corruption et aux monopoles ; mais, étant elle-même dans les mains de grands patrons comme Joseph Pulitzer, ces attaques n’allaient pas très loin non plus.

Avez-vous des exemples français de figures entrepreneuriales ?

Oui, il y a Louis Renault par exemple. Mais je me suis concentré sur le cas américain, car il me semble bien que ce soit là que se développe ce phénomène. Il faut à mon sens attendre les années 1980, avec des personnages comme Bernard Tapie, cas récemment étudié par mes collègues Pierre Labardin et Stéphane Jaumier, pour retrouver une rhétorique qui rappelle beaucoup celle employée dès le XIXe siècle aux États-Unis. On célèbre « l’iconoclasme » de Tapie, sa jeunesse, sa capacité à faire bouger les lignes… avec une différence toutefois. Tapie, au contraire d’un Edison, et plus tard d’un Steve Jobs pour Apple ou d’un Elon Musk, ne s’affiche pas comme un inventeur et n’est pas lié au milieu de la « tech ».

Entre la mort d’Edison en 1931 et la percée médiatique d’un Steve Jobs au début des années 1980, on a l’impression que le mythe connaît une forme de reflux.

Tout à fait. On peut expliquer ça, à mon avis, de deux manières. Tout d’abord, les années post-krach de 1929 (qui voient la mise en place du New Deal par Roosevelt) et l’après-guerre sont celle du triomphe d’une vision keynésienne de l’économie, de l’État-providence, avec une gauche forte, des syndicats souvent puissants, contexte où de facto, on célèbre plus les efforts collectifs et moins les figures entrepreneuriales. La contre-réforme libérale des années 1980 vient balayer tout cela.

Désormais, ce qui compte, c’est avant tout la réussite individuelle. On mobilise les clichés de l’entrepreneur génial pour dénigrer toutes les revendications égalitaires et le maintien des droits sociaux. En somme, si vous êtes pauvres, c’est que vous n’avez pas assez fait preuve d’effort et d’intelligence pour vous élever économiquement, discours que l’on retrouve chez des personnalités politiques comme Ronald Reagan, mais également Margaret Thatcher et dans une moindre mesure dans la gauche mitterrandienne séduite par Tapie.

Il y a aussi un effet de génération. Pour créer un récit individuel, il faut que celui-ci s’intègre dans une aventure collective. À la fin du XIXe siècle, les entrepreneurs incarnent une Amérique qui unit son immense territoire par le rail, par l’emploi du téléphone, et qui devient, grâce notamment aux progrès technologiques, la première puissance industrielle mondiale. En somme, et c’est comme cela qu’ils sont souvent appelés aux États-Unis, Edison, Carnegie, Rockefeller sont perçus comme les « Pères fondateurs » de l’économie américaine, en référence aux Pères fondateurs (« Founding fathers ») du XVIIIe siècle qui ont accouché de l’Indépendance américaine, comme Jefferson, Washington, mais aussi évidemment Benjamin Franklin.

Dans les années 1980-1990 s’ouvre une « nouvelle Frontière digitale », terme également très connoté renvoyant aux pionniers de l’Ouest. Comme les grands espaces mythifiés, cette nouvelle frontière avait un caractère utopique. On expliquait que l’informatique allait alléger le travail, qu’Internet allait créer un village global, discours qu’intègrent et promeuvent les figures entrepreneuriales de l’époque, comme Steve Jobs et Bill Gates.

Justement, vous parlez du discours utopique. On a l’impression que cette caractéristique est centrale dans le mythe de l’entrepreneur. 

Le mythe de l’entrepreneur est à mon sens un sous-ensemble de l’imaginaire du progrès, notamment du progrès par la technologie. L’entrepreneur, dans son rôle prométhéen, est présenté comme celui qui va faire don à l’humanité d’un nouvel élément qui va lui permettre d’avancer sur la route du progrès.

Les « pères fondateurs » de l’économie américaine sont vus comme ceux qui ont amené l’âge du rail, puis l’âge de l’électricité. Depuis une quarantaine d’années, c’est l’âge digital qui est mis en avant. Le décor change, mais la narration reste la même. Pour les tenants du mythe de l’entrepreneur, celui-ci a un rôle historique à jouer. Cette idée se retrouve dans le roman La Grève (Atlas Shrugged [« Atlas enchaîné » en anglais, NDLR]) d’Ayn Rand publié en 1957, dans lequel elle utilise l’image du titan Atlas de la mythologie grecque pour affirmer que les entrepreneurs, les créatifs sont ceux qui portent sur leurs épaules l’humanité. Sans eux, le monde se retrouve paralysé.

Voilà pourquoi, à mon sens, un entrepreneur ne peut pas accéder à la célébrité dans toutes les industries. Il n’existe pas de grandes figures entrepreneuriales dans le textile (mis à part la haute couture, qui est un cas à part), ou dans l’agroalimentaire. Pour parvenir au statut d’un Edison ou d’un Jobs, il faut toujours incarner une industrie d’avenir.

Le mythe de l’entrepreneur repose-t-il de fait sur une quelconque réalité ? 

Le succès, la réussite, l’innovation, la création d’entreprise s’explique avant tout par des facteurs structurels. A partir des années 1920, plusieurs études quantitatives (comme celle de Pitirim Sorokin) ont montré que les entrepreneurs venaient souvent des mêmes comtés du Nord-Est des États-Unis, qu’ils étaient tous des WASP [« White Anglo-Saxon Protestant », soit « hommes blancs anglo-saxons protestants », NDLR] issus des milieux commerçants et bancaires.

Cela se vérifie encore aujourd’hui. Steve Jobs et Steve Wozniak, qui ont cofondé Apple, naissent et passent leur enfance dans une Silicon Valley qui constitue dès l’après-guerre l’une des plus fortes zones d’accumulation capitaliste au monde, où se concentre un immense capital humain, des ressources et du savoir – avec la prestigieuse université de Stanford. Cela n’est pas le fruit du hasard. La région bénéficie de larges investissements de l’État dans les technologies de pointe, notamment dans le domaine militaire dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, puis de la Guerre froide. État qui devient par la suite client des entreprises profitant de ses fonds. Avant de créer des machines à destination du grand public, des entreprises comme Hewlett-Packard (HP) vendaient leurs produits à l’armée américaine.

Wozniak et Jobs, dès leur plus jeune âge, ont été directement connectés à ce milieu foisonnant. Le père du premier est ingénieur dans la Lockheed Corporation, un des fleurons américains de l’aéronautique. Il a donc accès à un capital culturel très important, peut très facilement s’initier à l’électronique et travaille chez HP avant de fonder Apple. Jobs connaît un parcours très similaire. Bref, ce ne sont en rien des marginaux et des self-made-men.

Anthony Galuzzo est maître de conférences à l’université de Saint-Étienne. Ses travaux portent principalement sur les imaginaires marchands et les cultures de consommation. En plus du Mythe de l’entrepreneur, il est l’auteur de La Fabrique du consommateur. Une histoire de la société marchande (Zones, 2020).