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L’Aube, 20 octobre 1951

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L’Aube
20 octobre 1951


Extrait du journal

La légende dorée de l’Université (laquelle est ordinairement plus vraie que l’histoire) raconte que lorsque le célèbre philo sophe Alain, qui vient de mouiir, fit, à la veille de la retraite, son dernier cours au lycée Hcnri-IV, parmi l’émotion tendue de ses élèves, il se contenta de traiter la leçon annoncée et, bien que le ministre de l'Education nationale se fût glissé discrètement parmi les « khagneux », à un banc pour une fois très scolaire, nul. ni l'hôte officiel ni le professeur ni quelque étudiant, n’eût un mot de cérémonie pour dire regret, gratitude ou adieu. Il fallait que ce dernier jour fût semblable à tous les autres jours : et ce silence stoïque était la derniere leçon du grand moraliste. En ce dernier jour de « l'aube », j’avoue n’avoir pas le courage d'imiter celui qui, autrefois, fut mon maître, d'écrire une chronique semblable à mes autres chroniques et de ne point parler de ce poids que j'ai sur le cœur au moment d'interrompre le témoignage que j'ai essayé de porter ici semaine après semaine. Devant ce dur échec assumé en ce jour et dont tou* nous somme.-, responsables, il convient de demeurer ce que toujours nous avons été. c'est-adire d'incorrigibles sentimentaux, objet privilégié de dérision pour les cyniques, les malins et les réalLtes. C'est surtout dans l'épreuve que le stoïcisme n'est pus notre fort et que nous sommes incapables de faire taire les raisons du cœur — qui. au fond, sont peut-être plus raisonnables que les raisons de la raison. Notre cœur, aujourd'hui, est partagé entre la tristesse et la fierté. Tristesse, parce qu'une arme et pacifique et bienfaisante nous est arrachée des mains par notre manque de foi et par le malheur des temp.s. Tristesse, parce que notre droit à l'expression quotidienne était pourtant inscrit dans l'histoire et largement mérité par notre présence efficace dans les plus hautes luttes d'idée* et les plus nécessaires combats patriotiques, depuis le « Sillon * jus qu'à la Résistance. Tristesse, parce que l'usage effectif de ce droit, malgré sa justice incontestée, est devenu matériellement impossi ble. Tristesse de découvrir ainsi a quel point ce monde est boiteux et quelle distance il y a entre ce qui est et ce qui devrait être. Tristesse donc devant une fin qui. comme toute fin, est irrépa rable. Même si la même bataille ou une bataille analogue continue ailleurs ou peut être reprise sous une autre forme, il reste que ce ne sera pas «l'aube», avec laquelle meurt une part de noosmêmes qui n'était peut-être pas la plus médiocre. Car notre tristesse ne va pas sans fierté devant l’œuvre accom plie et qui demeure. La création de « l'aube », par la volonté obsti née et proprement héroïque de Francisque Gay — pourquoi ne pas le dire puisque c’est la vérité nue ? — a été autrefois un acte qui a compté dans la vie politique du pays et bien au delà de sa vie politique. C’est « l’aube » qui a permis au bénéfice de la postérité du « Sillon » et de Marc Sangnier lui-même, ce prodigieux été de la Saint-Martin dont parlait un jour l'un de nos anciens camarades. C'est par « l'aube » que l'esprit d* « Action Française » et l'esprit de Munich, qui s'appellent aussi machiavélisme et défaitisme, ont pu être efficacement combattus. Ce n'est pas hasard. mai* logique de l'idée et logique du courage, si l’équipe de « l'aube » a donné à la Résistance quelques-uns de ses meilleurs animateurs. Et « l'aube » s’est tue quand triomphait une anti-France qui. en même temps, compromettait, en les rendant haïssables, les valeurs les plus sacrées de la civilisation chrétienne. Lorsque, après la victoire, « l'aube » est devenue l’organe d’un parti brusquement puissant, elle a contribue a l’enraciner dans le pays. Certes elle a connu alors la lourde servitude d'une œuvre quotidienne d’explication et d'apologétique qui n’a pas toujours persuadé et qui a contrarié bien des impatiences et des exigences. Mais un parti n’a-t-il pas le droit de plaider pour les compromis auxquels il est inévitablement contraint par la complication même du jeu politique ? Une voie, cependant, a été maintenue ouverte contre les mystifications marxistes et contre l’égoLme de* inté rêts. une voie qu’il faut bien dire de troisième ftttce et par laquelle passent toutes nos espérances au moir.s temporelles. Le résultat a pu être inégal à l'intention. La bataille qui. dan* l'ordre de la presse quotidienne, a été perdue n'était pas sans honneur. L'cutil. aujourd’hui, est brisé. Mais le combat continue. La tradition dont nous sommes vient, comme aime à le dire Georges Bidault, du fond de l’histoire et sa permanence importe à l’his toire. Une tradition est toujours faite de plu* de morts que de vivants. Notre tradition, demain, du fait de la mort de « l'uube », qui rejoint, dans un passé aboli mai* mystérieusement vivant, 1* « Avenir » de 1830 ou 1‘ « Ere Nouvelle » de 1848. se trouve en quelque manière enrichie. Elle continuera avec d'autres moyens. Bien des batailles que nous croyions as*ez naïvement déjà à moitié gagnées sont encore à livrer. 11 faut toujours lutter pour établir les libertés spirituelle.^ dans la démocratie et aussi pour transfor mer la démocratie politique en démocratie économique et sociale. Tous ces impératifs sont plu* pressants que jamais. Le courage serait bien tiède qu’un échec suffiiait à abattre. Nous voici aujourd'hui plus démunis que jamais de moyens, mais nous sommes de ceux qui savent voir dans le dénuement et la pauvreté une épreuve et non pa> un destin. Ce jour est doulou reux mais nous ne portons le deuil, ni de l'amitié qui subsiste ni des idées qui demeurent. Et nous ne sommes pas incapables de faire avec notre tristesse et notre fierté un acte d'c>perancc dans le futur....

À propos

L’Aube est fondée en 1932 par Francisque Gay et Gaston Tessier. Ce journal d’opinion, d’obédience catholique et de gauche, a d’abord beaucoup de mal à rallier les catholiques démocrates du pays à cause de son positionnement pas vraiment clair entre socialisme et Église. Il arrive néanmoins à fidéliser un lectorat restreint. Pacifiste et favorable à la politique de Locarno, L’Aube fut souvent violemment attaquée par la droite catholique ainsi que par l’extrême droite, notamment L’Action française.

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