Extrait du journal

être a-t-on été, à son égard, bien sévère. Je ne sais pas. — Mais, sans faire de personnalités, quelles sont, en pareilles circonstances, les traditions de l’Académie ? — Mon Dieu, je l’ignore. Je ne connais pas de précédent. Une fois, je crois, l’A cadémie des sciences a eu à statuer sur un cas semblable. Je ne me souviens pas de ce qu’elle a décidé... Et, tout à coup, avec une éloquence presque juvénile : — Comme tout cela est triste! Comme tout cela déconcerte ! Les plus coupables, ce ne sont pas les condamnés de ce soir, Ce ne sont pas les corrupteurs, ce sont les corrompus. Je dis : « les corrupteurs », mais est-ce bien le mot qu’il faut em ployer? C’est parce qu’on leur mettait le couteau sur la gorge que les administra teurs du Panama ont commis les fautes qu’on leur reproche. Si l’on condamne M. de Lesseps à cinq ans de prison, il faudra, pour être juste, condamner M. Baïhaut à mort. M. Camille Doucet qui, un moment, a cessé de tisonner, se calme soudain et, en reprenant les pincettes : — A mort, non... ce serait dur; mais, vraiment, j’enrage de ce qui arrive, moi qui connais si bien les dessous de toute cette affaire. Ainsi, je puis vous affirmer que M. Charles de Lesseps était bien, comme il l’a dit dans son interrogatoire, opposé à l’entreprise du Panama. J’ai été, entre lui et son père, témoin de discus sions sans nombre. Aussi, quand je pense qu’on l’a condamné, lui, et qu’on a rendu la liberté aux autres, à ceux... L’aimable académicien s’arrête de nou veau, comme s’il avait peur que son in dignation ne me paraisse pas suffisam ment académique. Et, changeant de su jet, il reprend aimablement : — Comment va M. Drumont ? Je le connais bien, M. Drumont. Nous l’avons couronné jadis, pour son livre Mon Vieux Paris, que j’ai encore très présent à l’es prit, à ce propos, faites-lui donc mes excuses, à M. Drumont. Figurez-vous que la veille du jour où il est entré à SaintePélagie, en sortant de chez mon coiffeur, je l’ai rencontré. Il m’a salué ; ne le re connaissant pas, j’ai répondu par un salut très banal. Ce n’est que plus tard que je me suis souvenu... 11 ne faut pas qu’il puisse croire que j’aie voulu faire mauvaise figure au directeur de La Libre Parole. Au contraire, je sais très bien quel sentiment généreux vous anime tous, à La Libre Parole. Vous êtes des sincères, c’est l’essentiel... M. Camille Doucet me parle encore longuement de notre campagne, de notre Directeur. Puis, revenant au Panama : —Oui, j’ignore si l’on a eu tort ou raison de frapper comme on l’a fait notre col lègue. Mais, ce que je sais, c’est que l’A cadémie respectera sa vieillesse et son malheur. Elle ne voudra pas augmenter l’infortune de cet homme qui, après avoir remporté tant de triomphes, a sombré aujourd’hui dans un tel désastre... Je me refuse à voir en lui un coupable. C’est une victime, la victime d’un régime, d’un sys tème social dans les rouages duquel il a été broyé. Sur ces mots, nous nous disposons à prendre congé. M. Camille Doucet se lève, s’arme d’une bougie et, à son tour, nous guide à travers le dédale des sa lons. En passant, nous apercevons, sur un chevalet, un portrait à l’huile qui sourit de ce sourire à la fois malin et bon, qui n’a cessé de rayonner sur le vi sage du secrétaire perpétuel pendant tout le cours de notre entretien. — Au revoir, nous dit-il en nous ser rant la main. N’oubliez pas ce que je vous ai dit pour M. Drumont. Gaston Méry. CHEZ N. AKDR1EUX...