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Le Figaro, 6 septembre 1896

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Le Figaro
6 septembre 1896


Extrait du journal

i — Oui, car s'il est- plus, grand que moi je suis mieux nourri. — C'est bon ; je vais parier pour vous et pour moi, nous partagerons la somme. Au bout d'un quart d'heure, le nègre était battu et l'Irlandais remettait à Har ris une soixantaine de schellings pour sa part. Après qu'il eut aidé l'enfant à laver ses blessures, il lui demanda : — Vous savez bien calculer? — Sans doute. — Eh bien ! voici ce que je vous pro pose. Je suis économe d'un grand hôtel, et approvisionneur. Ça m'ennuie de faire les comptes. Vous vous en chargerez. Je vous donnerai tant par mois. Harris attendit une vingtaine de se maines pour acquérir la preuve que l'Ir landais volait abominablement ses pa trons. Alors il alla les trouver preuves en main : — Votre intendant, leur dit-il, se grise tous les soirs et il vous pille. Donnezmoi sa place. Je la remplis depuis des mois. Je demande aussi un intérêt dans les économies que je vous ferai réaliser. Les patrons acceptèrent. Harris resta dans cette place jusqu'au jour où il eut économisé assez d'argent pour faire son rêve vivant. Il partit pour l'Ouest, acheta dans un placer un champ qui semblait fécond. Mais ce fut un voisin qui, à côté de lui, trouva le filon d'or et la fortune'. 11 faut espérer que les contes, sobres comme du Maupassant, où Harris a dé crit cette vie de l'Ouest seront quelque jour traduits en français. On y verra non plus le mineur sentimental que d'autres ont peint, mais la bête de « struggle » avec sa proie entre les o.ngles. Ce sont là des pages qui méritent de vivre. Ruiné par cet échec, le jeune homme, qui allait alors sur ses vingt ans, se fît cow-boy, gardeur de vaches, dans l'Etat de Kansas. Le seul lien qu'il eût con servé avec le passé était un traité d'Her bert Spencer. Il le portait toujours sur' lui, et il avait fini par le posséder par cœur. Il y avait plus d'une année que l'an cien lauréat de grec veillait sur les trou peaux dans la' solitude, quand le hasard le fit assister à un meeting en plèin air, où un orateur de Boston, accompagné d'un avocat du pays, prenait la parole sur une.question qui intéressait les éle veurs. On écoutait dans le silence, quand une voix cria : — Tout cela, ce sont des bêtises ! On se retournait pour voir qui avait parlé et les rires éclatèrent au nez de ce jeuhe gardien de vaches, tout brûlé du soleil, coiffé deson grand chapeau, qui se permettait de critiquer en ces termes un orateur de Boston. Mais Harris était nourri de la logique de Spencer, et il apportait dans la discussion l'énergie qui, autrefois* l'avait fait triompher du décrotteur nègre. Il monta à la tribune et lança : — Je vous reconnais bien là, hommès libres, Américains, qui jugez les gens sur leur habit et sur leur chapeau ! On écouta en silence.L'orateur de Bos ton fut hué, et l'avocat qui lui avait servi de conseil demanda au cow-boy : — Mon ami, laissez donc là vos vaches et associez-vous avec moi. Je suis très fort en droit, vous avez une parole qui s'impose. A nous deux nous serons irré sistibles. L'affaire fut conclue le jour même, et, pendant plusieurs années, l'avocat pré para les dossiers des procès que Frank Harris plaidait. La réputation des deux amis s'étendait dans toute la région. L'argent affluait dans leurs mains. Il semblait que Frank Harris fût pour tou jours fixé dans le Kansas. Un hasard le remit en route. Un jour qu'il était entré chez un li braire, il ouvrit un livre français, de critique moderne ou d'esthétique. Il en lut .plusieurs pages avec une émotion grandissante. Les mots lui étaient tou jours intelligibles ; mais c'étaient les idées qu'il ne comprenait plus, ces pen sées où le Vieux Monde résume dans des formules de prescience et de beauté la philosophie des évolutions futures. Les larmes vinrent aux yeux du jeune orateur. Quand il sortit de chez le li braire, sa résolution était prise. Malgré les supplications de son associé, il se fît rendre sa part de bénéfices et il partit pour l'Europe, pour Paris. Il avait fait deux tas de son argent liquide. Il voulait dépenser la première part dans le plaisir, parce qu'il avait de l'entrain de jeunesse et la conviction que c'était là un moyen rapide de se mettre au diapason d'une civilisation inconnue. Quand ce premier appétit de divertisse ment fut passé, Frank Harris décida d'es sayer du travail. Il ne sortit plus de la Sorbonne et du Collège de France. Mais, avec cette bonne foi qu'il a toujours eue en face de soi-même, il reconnut vite que cet enseignement lui échappait. La vie d'action qu'il avait menée l'avait trop éloigné de ces spéculations de la pensée pure, de ce? résumés, de ces idées générales qui sont un fruit facile de la culture française. Il quitta donc Paris à regret, pour une Université allemande, où l'enseignement est plus particulier et borné p.ar un horizon plus défini. Il prit là son doctorat de grec et par cette porte rentra dans la pensée du Vieux Monde, dont il s'était volontairement exilé. Quelle sera la forme dernière que pren dra l'activité de cet homme complet, qui est également doué pour la vie d'affaires, pour la vie politique et pour la vie de lettres, qui déjà a commencé de réformer dans son pays l'écriture de prose ? On ne peut le prévoir. La dernière fois que je l'ai vu, il m'g,vait invité à venir ramer avec lui sur la Tamise. La dernière fois que j'ai entendu parler de lui, il venait de partir pour le Transvaal. Sa dévorante activité n'est pas encore lasse de batailler, de créer des mouvements, d'ameuter des haines. A supposer qu'après tant d'aven tures, il finisse dans la peau d'un homme de lettres, il ne concevra jamais une forme.de vie où la spéculation et l'action serajçnt ggparé^s....

À propos

En 1854, quatorze ans après la disparition du petit journal subversif du temps de Charles X, Hippolyte de Villemessant relance Le Figaro. Paraissant d’abord sous la forme d’une petite feuille de chou littéraire, Le Figaro absorbe L’Événement en 1866 pour devenir, sans transition, le grand quotidien conservateur que l’on connaît. Dès les années 1880, il abandonne la cause du monarchisme pour adhérer aux principes républicains.

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